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  • L'enterrement des Etats-Unis d'Amérique

    ohio, markley, recoursé, albin michelIl y a quelques années, avisant les tables d’une librairie parisienne, une amie québécoise (Annie Rioux, bisou) m’avait demandé : « Mais qu’est-ce que vous avez donc, vous autres Français, avec la littérature américaine ? »
    Bonne question.
    Je lui ai raconté l’étonnante dialectique de répulsion/fascination pour les Etats-Unis, ce tropisme atavique de nos critiques pour l’Amérique-qui-doute-d’elle-même, notre habitude confortable du français-traduit-de-l’américain, cette langue à part qui nous guérit de la passion française pour le style (et l'un des derniers refuges du passé simple que délaissent les auteurs français), et cette crédulité un peu snob qui voudrait qu’un roman made-in-USA, un peu comme les machines-outils allemandes, soit forcément de meilleure qualité que ce qu’on pourrait faire chez nous.
    Ce qui n’est pas toujours faux, loin de là.

    Mais on en revient tout de même un peu, du Great American Novel, non ?
    500 pages contractuelles, certes on a ici de grands traducteurs qui savent rendre ça digeste, mais quand même, les chapitres de 20 pages minimum et le détour obligé par les ancêtres immigrants ou l’aieul hobo sur les routes des années 30, on commence un peu à en souper. Pour ma part en tout cas, je n’y arrive plus, à moins de me limiter à un ou deux par an - après tout le monde est vaste, et la chair n’est pas assez triste pour qu’on ait envie de lire tous les livres.

    … Et donc, pour commencer l’année, ce ‘Ohio’ dont j’entends des merveilles depuis septembre. Je ne vais pas en faire une critique, tout a été dit ou presque. Je précise simplement qu’il n’y a pas d’aieul hobo, seulement des va-et-vient constants et assez savamment orchestrés entre le début des années 2000 et les années 2010 (attention à l’overdose de flashbacks, quand même) (quand ce n’est pas un flashback d’overdose). Et oui c’est réussi, réaliste, cru et charnu à la fois, l’écriture avance sûre d’elle sans en faire trop tandis que les protagonistes sont saouls ou défoncés (ou les deux). A ce niveau, ce n’est plus l’Amérique qui doute d’elle-même, c’est un prélude à l’enterrement des Etats-Unis, un pays entier accro aux opiacés et qui ne croit plus en grand chose d’autre qu’en la prochaine ordonnance d’Oxycontin.
    « Le mythe a dévoré son enfant », dit un personnage à propos de l’ex star de foot US du lycée. ‘Ohio’, c’est le mythe américain qui se bouffe lui-même dans la petite ville de New Canaan.

    Un jour sans doute, on datera de 2020 l’année où l’Amérique a abandonné son leadership, l’année aussi où au-delà des doutes elle s’est crashée elle-même. Il n’est guère question de politique dans ‘Ohio’ mais j’y pensais assez fort en voyant hier les images du Capitole. La fascination et la répulsion - et en même temps l’envie d’aller regarder ailleurs quand même.

    Allez, on pourrait essayer de faire de 2021 celle du grand roman français - en attendant de pouvoir de nouveau aller voir ailleurs si par hasard on n’y serait pas.

    Bonne année !

    Stephen Markley, Ohio (Albin Michel), brillamment traduit-de-l’américain par Charles Recoursé