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  • Indésirable (La France rurale, by Larher)

    erwan larher, indésirable, quidamC’est l’histoire d’un personnage étrange qui arrive dans un village où personne ne l’attend… Vous pensez avoir déjà lu cette histoire ? Détrompez-vous. D’abord parce que Sam est un.e protagoniste pas comme les autres : iel est intersexe - vous en connaissez peut-être dans la vraie vie, dans les romans, pour ma part, c’était une première. Quant aux habitants de Saint-Airy, le bled où Sam pense avoir trouvé la maison de ses rêves, on ne savait même pas que ça existait. Alors bien sûr, ça jase, on aimerait quand même savoir si c’est un gars ou une gonzesse qui a eu l’idée saugrenue de retaper la « maison du Disparu » pour en faire un lieu culturel.

    Mais ne vous fiez pas à la couverture : « Indésirable » n’est pas un roman sur l’intersexualité. C’est d’abord un très bon roman sur la France rurale - pas celle des cartes postales ni celle du journal de 13h, non : la France rurale à l’heure d’internet et du glyphosate, de "L’amour est dans le pré", des réseaux sociaux et des militants écolos. Avec son maire, son notaire, ses deux boulangers, son bar (son proprio, sa serveuse, ses habitués), son supermarché et son épicerie bio, quelques intermittents du spectacle ou du bâtiment, et l’assureur qui couche avec - mais je ne voudrais pas tout dévoiler.

    Malgré la défiance générale, Sam tient à son projet, iel se fait des alliés… et finit par se mettre en tête, avec quelques plus jeunes, de bouter ce maire hostile à tout changement.

    Et là, vraiment, vous n’avez jamais lu ça. Parce que la politique dans les romans, franchement, c’est presque toujours raté, et souvent consternant, avouons-le, quand ça se veut progressiste. Mais Larher sait de quoi il cause (il vit une partie de l’année dans un bled qui ressemble furieusement à St-Airy (je serais curieux de savoir comment le livre y a été lu, tiens)) et il tient son affaire, et tous ses personnages, leurs alliances et leurs trahisons, leurs fols espoirs et leurs petites lâchetés.

    Bref : si je dis qu’on tient là le grand roman de la démocratie locale, je crains de ne donner envie à personne. Mais je vous promets de l’action, du suspense, un souterrain mystérieux et un vol en ballon pour prendre de la hauteur et voir à quoi elle ressemble vraiment, cette France éternelle.

    Bravo camarade.

    Erwan Larher, Indésirable, Quidam éd. (2021)

  • Tongue-in Chic(k)

    agnès mathieu daudé, la ligne wallace, flammarionAlfred Wallace : explorateur et naturaliste, vous connaissez ? Moi non plus. Contemporain de Darwin, il a parcouru le monde pour étudier l’origine des espèces, il en a retenu les mêmes conclusions que Darwin sur la sélection naturelle mais l’histoire n’a retenu que le nom de son cadet - sorry mate, il n’y a pas de place pour nous deux dans ce manuel...
    Il a existé, vraiment - au XIXe siècle il était même assez célèbre… Mais La ligne Wallace n’est pas un roman sur Wallace, ou très peu.

    Amos, jeune chercheur français, s’est expatrié au nord de l’Angleterre, au sein de l’obscure et farfelue Fondation Wallaciana pour la biodiversité, pour écrire une biographie romancée du grand homme. Il n’arrive pas à écrire, observe son environnement en naturaliste sans trouver goût à grand-chose, saute allègrement les repas et occasionnellement Elizabeth, l’énigmatique épouse de son patron.
    - Et, heu… C’est tout ?
    Oui, ou presque.

    Mais chez Agnès Mathieu-Daudé, ce n’est pas le pitch ou les rebondissements qu’on attend, c’est la façon de l’écrire, le goût du détail et de l’absurde, l’humour à froid et le détachement impitoyable dans l’analyse du milieu - la petite société de Durham et cette Fondation Wallaciana, son patron mégalomane et ses philanthropes acquis au greenwashing.

    J’ai pensé en lisant à Julia Deck, à Caroline Lunoir, à Maria Pourchet aussi. Il y aurait presque là un courant, si le mot existait encore (les tongue-in-chicks ?). Comme une école française de l’observation fine et du détachement ironique - mais une ironie douce, avec du sens et du doute, une façon de voir plutôt que de savoir, rien à voir avec cette ironie 90s des Beigbeder et consorts, cette désinvolture qu’on disait post-adolescente et qui n’était qu’une autre forme de fin de siècle, cette Génération Canal+ qui est aussi un peu la mienne, qui a bien vu arriver la catastrophe et s’est contenté de ricaner.

    L’époque a pris un sacré coup de vieux, depuis lors - ou de jeune, c’est selon. Elle exige du sérieux - c’est peut-être ça, me dis-je en écrivant, que j’aime tant en lisant ces autrices : parler du monde avec l’air de ne pas y toucher, être sérieux sans en avoir l’air, c’est peut-être la plus élégante politesse qu’on puisse avoir aujourd’hui envers ses lecteurs.

    Bien à vous

    Agnès Mathieu-Daudé, La ligne Wallace, Flammarion, 2021

  • Normal People (roman 2 / série 1)

    Normal People, Rooney, L'OlivierÇa avait été un des bonbons du premier confinement, quand on pressentait seulement que la vie normale n’allait pas reprendre de sitôt : la série Normal People, variation assez fine sur l’amour, l’amitié et « l’autre moitié » impossible.

    Avant d’être une série, Normal People était un roman, de Sally Rooney, qui vient de sortir à L’Olivier. Je l’ai ouvert par curiosité, et je me suis retrouvé à le terminer en une nuit, comme on binge une série - mais les effets secondaires de mal aux yeux + malaise général + culpabilité. Roman 1 / Ecran 0 !

    L’histoire en bref : dans le Connacht irlandais, Marianne et Connell entament une liaison secrète. Elle est riche et asociale, lui est le fils de la femme de ménage - et la vedette de l’équipe de foot du lycée. Ils se perdent, se retrouvent à la fac, se reperdent… Bref : du classique. Mais pas seulement.

    L’adaptation de la BBC était plus que fidèle au roman. Si vous l’avez déjà vue, ce sera comme la revoir avec un choix d’angles différents - et tout ce qu’une caméra ne pourra jamais vraiment capter : le sentiment de dégoût de soi, le complexe de classe, la sensation sur les doigts d’une brique de lait qu’on sort du frigo, ou d’une main qui s’aventure dans votre caleçon quand vous ne bandez pas vraiment. Car il est beaucoup question de sexe dans Normal People, sans la moindre recherche d’érotisme. Sally Rooney l’intègre à son histoire avec un naturel qui enverra se rhabiller à peu près toutes les autrices (et les auteurs) de new romance.

    Et si vous n’avez pas vu la série ? Ce sera encore mieux. En tournant les pages, j’avais en tête la Marianne et le Connell de la série - parfaitement incarnés, tout en retenue, à la fois ‘normaux’ et singulièrement beaux. Mais pour vous, ils seront comme vous les imaginez, et ce sera encore mieux. Roman 2 / Ecran 0.

    J’ajoute un dernier point, technique : rarement j’avais lu une science aussi consommée de l’ellipse et du flashback - à peine 300 pages pour nourrir 12 épisodes de 50', chapeau ! Née en 1991, Sally Rooney maîtrise avec une parfaite fluidité les modes Rewind et Fast-forward - franchement, je crois qu’on pourrait étudier ce roman dans les écoles d’écriture. Et le mode Play est pas mal aussi, vous verrez.

    Bref : bon week-end, en attendant le retour à la vie normale, si elle existe. Et bonnes lectures.

    Sally Rooney, Normal People - Ed. de l'Olivier (trad : Stéphane Roques)

  • Pierre Jaune et roman noir

    le guilcher, la pierre jaune, goutte d'orEt boum. Il y avait bien longtemps qu’un roman ne m’avait autant donné envie de me remettre à la fiction, tiens.
     
    Un flic pas très gauchiste infiltre une communauté d’activistes sur une presqu’île bretonne. Alors qu’il progresse lentement et commence vaguement à s’intégrer, une catastrophe nucléaire à La Hague entraîne l’évacuation de tout le nord de la France. Les chevelus décident de ne pas bouger, le flic reste avec eux. La suite ? Entre conflits et survie, des bribes du monde extérieur parviennent encore quelque temps du pays qui tente d’organiser le chaos (échos parfaits avec cette année 2020) , puis c’est le blackout, et les convictions droitières du narrateur qui commencent sérieusement à s’étioler…
     
    Mais je ne vais pas raconter le roman, seulement rappeler qu’il est bon de lire une fiction enrichie en rebondissements sans pour autant être saturée de clichés. Que la structure d’un roman noir permet décidément toutes les variations de couleur. Et que si les puristes regretteront peut-être l’absence de ‘travail sur la langue’, d’autres pourront en remercier l’auteur pour cette fluidité impeccable qui n’est vraiment pas donnée à tout le monde.
    (je ne citerai pas les deux romans que j’ai ouverts (presque) au hasard avant cette Pierre Jaune, disons juste que certains livres en disent moins sur le monde que sur l’absence de travail de leurs éditeurs)
    Bref : bravo à l'auteur, et à son éditeur, et vive la fiction clairvoyante !
     
    Geoffrey Le Guilcher, La Pierre Jaune, éd. de la Goutte d'Or

  • Lunch-box

    (en attendant la réouverture des restaurants...)

    lunch-box, de turckheim, gallimardUne amie qui met autant de bon sens que de bonne humeur dans le monde de l’édition dressait l’autre jour ce triste constat : « Le thème des livres fait tout, on ne parle plus de la façon dont les histoires sont racontées ». J’aurais du mal à lui donner tort.
    J'ai pensé très fort à elle en lisant cette Lunch-Box. Le thème ? On s’en fout. Disons, une petite communauté franco-américaine à Long Island, secouée par un événement qu’on se gardera de préciser. Tout le sel est dans l’écriture, pétillante, inventive, élusive, surprenante parfois - bref, tout le meilleur d’Emilie de Turckheim, formidable conteuse qui avance sans recette et dose les épices avec un talent rien qu’à elle.
    Je ne saurais trop recommander l’expérience de plonger dans le livre sans lire la 4e de couverture (perso, j’ai arrêté de les lire) comme on commanderait le menu du jour sans regarder l’ardoise au resto (soupir).
    « Lunch box », idéal télétravail, vous me donnerez des nouvelles du dessert !
    Bon appétit