(N'ayons surtout pas peur des titres pompeux)
Au moment d'entamer fébrilement la lecture des pages collectées cette année pour le Prix de la page 111 (plus de 200 au total, pas mal*), revenons un moment sur les enseignements des années précédentes...
En 2014, la lecture de 178 pages avait permis de tordre le cou au cliché persistant d'une littérature française parisienne et centrée sur elle-même. Plus d'un tiers des pages s'évadait au-delà des frontières, et Paris n'apparaissait que dans une page sur dix...
A l'époque, je m'étais pris à rêver de comparaisons internationales : que se passerait-il si on étudiait 200 pages 111 de romans allemands, anglais ou italiens ?
Malheureusement, à ma connaissance, ça ne s'est pas fait. Mais en suivant les mêmes critères à chaque Rentrée, me disais-je, on verrait bien se dessiner des tendances.
Qu'à cela ne tienne : en 2015, armé de solides lunettes, d'un stylo et d'une calculette, je me suis livré aux mêmes calculs, histoire de voir si des tendances se dessinaient.
Je n'ai pas publié les chiffres ici, d'abord parce qu'il avait été question d'en faire quelque chose pour la revue Décapage (page de publicité : lisez Décapage. fin de la page de publicité), mais aussi parce qu'ils ne montraient que peu de neuf par rapport à 2014... Sot que j'étais ! C'était justement ça, la pépite : si, sur un échantillon de 200 romans se septembre, on obtenait deux années de suite des résultats équivalents, c'est bien qu'on tenait quelques vérités solides sur la littérature française contemporaine, non ? Non mais.
Voyons donc ça dans le détail**, avant de lancer les calculs pour 2016.
(oui, ceci n'est que le début d'une série de posts - à moins bien sûr que tu ne sois rédacteur en chef d'un site respectable et que ces résultats t'intéressent (je te comprendrais))
1. Localisation : Où se passent les romans français ?
En 2014, 40 % des pages 111 francophones se passaient, au moins en partie, à l'étranger. Effet de mode, hasard ? Rien de tout ça, les amis, car ça se confirme.
En 2015, sur 160 pages localisables, 58 se passent à l'étranger, soit 36 % ; et 10 se passent entre la France et l'étranger (Brigitte de Bordeaux appelle Joe à Chicago ; Chérif, à Villejuif, se souvient de son enfance à Oran). Bilan : 42 % des romans de 2015 se déroulent au moins en partie à l'étranger. Si on compte les 3 pages qui ont pour cadre un lieu imaginaire, il n'en reste que 56 % de franco-françaises.
Et les 90 pages hexagonales? Si l'on exclut les 28 qui ne laissent aucun indice, le match Paris-Province se resserre (26-36 en 2015, contre 16-39 en 2014)... Mais tout de même, 26 pages qui se situent clairement à Paris sur 179 pages lues au total, on ne peut pas dire que l'édition française soit si parisienne que ça.
2. Temporalité : Contemporain ou tourné vers le passé ?
L'analyse 2014 laissait un peu songeur. Si la plupart des histoires étaient contemporaines, 40 % tout de même se déroulaient dans le passé, ça paraissait énorme. Le jury, lui, avait fait son choix : une seule se passait dans le futur (Terminus Radieux, d'Antoine Volodine), elle avait remporté le prix haut la main.
Et en 2015 ? La tendance au rétro se confirme. Elle s'accentue, même : sur 146 pages clairement "datables", 73 se passent au XXIe siècle, et 65 dans le passé, de l'Empire romain aux années 80. Soit 50 % pour le présent, et 44 % pour le passé. (4 % des pages se baladent entre les deux).
A noter, comme en 2014, une seule page dans le futur, et deux dystopies***.
3. Narration : qui me parle ?
Là encore, remarquable stabilité des statistiques : comme en 2014, 45 % des pages de 2015 sont écrites à la première personne. Un peu plus de la moitié des textes (51,5%) disent "il" ou "elle", les autres tentant hardiment le tutoiement (sur un plan qualitatif, je me contenterai de citer l'avis éclairé d'une jurée lumineuse du PP111 : "la narration en tutu, ça suffit". Elle a bien raison).
Quant aux pages clairement autofictives, on n'a pu en débusquer que 4. Proclamons-le donc officiellement : l'auto-fiction, c'est vraiment fini.
4. Quel temps sur les pages 111 ?
Petite nouveauté 2015 : j'ai aussi regardé le temps de la narration. En absence d'éléments de comparaison, on n'en tirera aucune conclusion, en tout cas voici les chiffres :
- narration au présent : 43 %
- narration au passé : 57 %
(33 % au passé simple, 16 % au passé composé et 8 % à l'imparfait)
A noter qu'il n'existe aucune corrélation entre la temporalité de l'histoire et le temps de la narration – en clair : une page qui se passe à la Renaissance peut très bien être narrée au présent, et un tweet-clash au passé composé.
Le score de l'imparfait peut étonner. Mais c'est un biais de l'analyse. A y regarder de plus près, il s'agit de romans écrits au passé simple (ou composé), mais dont la p. 111 est dénuée du moindre verbe d'action. Ce qui nous donne peut-être une autre indication sur la littérature française contemporaine - il faut bien le reconnaître : il y a beaucoup de pages 111 où il ne se passe pas grand'chose. Nulle page n'est parfaite.
… Mais au fait, elles parlent de quoi, ces pages 111 ?
Bonne question ! En attendant qu'un jour un logiciel d'analyse textuelle ne me supplante, j'ai regardé quels étaient les thèmes qui revenaient le plus souvent en 2015.
Je vous livre ça demain, promis.
D'ici là, bonnes lectures.
* 205 pages sur 363 romans francophones de la Rentrée : nous mettons au défi n'importe quel jury de lire autant de romans avant de décerner un prix
** Pour toute question de méthodologie, s'adresser à l'auteur en mp.
*** Le Achab [séquelles] de Pierre Senges, brillant lauréat 2015, aurait aussi bien pu entrer dans cette catégorie, d'ailleurs – mais pour cela, il nous aurait fallu lire le livre entier avant de délibérer, et c'eût été tricher.