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littérature

  • Non, la littérature française n'est pas parisienne, ni nombriliste

    ... et nous avons les chiffres pour le prouver.

    littérature française, clichés, statistiques, page 111Depuis que j'ai l'âge de lire des magazines, je crois avoir toujours lu des articles sur le déclin de la littérature française. Des analyses qui manquent souvent, et cruellement, de bases tangibles. Il y a bien eu, en début d'année, ce long et réjouissant article de Laurence Marie, du Bureau du livre à New York. Mais pour un tel travail, combien de tribunes basées sur de vagues impressions ?

    Résumons l'accusation : la littérature française oublierait de parler du monde. Elle serait parisienne, nombriliste et tournée vers le passé.

    Pour voir si le cliché résistait à l'analyse, j'ai ressorti les 178 pages collectées cette année pour le Prix de la page 111. 178 pages, c'est peu. Mais 178 romans différents, voilà qui est sans doute plus représentatif de la production littéraire française que la liste des meilleures ventes.
    Et donc, après un tamisage aussi objectif que possible, il apparaît que...

    • Oui, la littérature française est ouverte sur le monde

    Première surprise. Sur 165 pages 111 "localisables", 99 se passent en France (60%), 12 entre la France et l'étranger (oui, sur une seule page), 6 dans un pays imaginaire. Et 48 (soit presque 30%) ont pour décor un pays étranger.
    > Si l'on en juge par la seule page 111, on arrive donc à ce constat : près de 40% des romans français de cette rentrée se passent, au moins partiellement, hors de France. Beau score, non ? Je serais curieux de savoir ce qu'il en est dans d'autres pays.

    • Non, la littérature française n'est pas parisienne

    Soyons honnêtes : sur les 99 pages 111 franco-françaises, un bon tiers ne peuvent pas être précisément géolocalisées. Reste tout de même 65 pages (bel échantillon statistique) dont on peut clairement dire, par exemple, si elles se passent à Paris ou ailleurs.
    > Résultat, façon rugby : Paris 16 - Ailleurs 39 (dont 2 outremer). Victoire des régions avec bonus offensif.
    Mieux : si on réintègre dans le calcul les romans qui se passent à l'étranger ou dans un monde imaginaire, seules 10% des pages 111 de cette Rentrée peuvent être localisées à Paris. Et pan sur le cliché.

    • Non, les auteurs français ne parlent pas que de livres et d'écrivains

    C'est l'effet collatéral de l'impression d'une littérature parisienne : les livres français parleraient beaucoup d'autres livres, les auteurs se regarderaient le nombril. Très franchement, c'est l'impression que j'avais eu l'an dernier. L'autre jour, Jérôme G., de Paris, en faisait sa tendance pour 2014...
    > Eh bien, disons-le : en vrai, c'est faux. 10 pages sur 178 parlent de livres ou d'écriture (et je mettrais bien mon clavier à couper qu'il y en avait plus en 2013). Peut-être simplement en parle-t-on plus volontiers dans la presse spécialisée...

    • Nombril, pas nombril ? A voir

    J'aurais aimé dégager une stat sur le nombre d'autofictions, mais avec les seules p.111 c'est impossible. On peut quand même retenir ce chiffre : 53% des textes sont écrits à la 3e personne, et 45% à la première. A noter 3 narrations à la 2e personne... et une page étonnante où se mêlent je, il et vous. Tout ça pour dire qu'on ne peut rien en conclure. A moins de comparer avec d'autres pays (décidément, il va falloir le monter, ce PP111 à l'étranger)

    • C'est vrai, la littérature française est (un peu) tournée vers le passé

    Bizarrement, il est plus difficile de situer une page 111 dans le temps que dans l'espace. 47 pages ne laissaient aucun indice sur leur temporalité – ce qui en laisse tout de même 138 pour l'analyse. Bilan : 71 pages contemporaines (59%), 51 dans le passé (40%)... et une seule dans le futur.
    > Pas sûr qu'on puisse en conclure que les auteurs français ne se tournent pas vers l'avenir. L'absence de futur révèle peut-être surtout les stratégies des éditeurs et des distributeurs, qui (comme pour le polar) cantonnent romans d'anticipation et SF dans des genres sans leur donner accès au label "littérature générale".
    En revanche, même si le présent reste majoritaire, le tropisme du passé se fait clairement sentir quand on enchaîne les pages 111... 8 sur 175 qui évoquent la deuxième guerre mondiale, ce n'est jamais qu'un petit 5%, mais il pèse lourd. Pour le reste, on trouve à peu près toutes les époques, de la Grèce antique aux années 80, avec une forte présence du souvenir comme moteur narratif. Là encore, je serais curieux de savoir ce qu'il en est ailleurs.

    • Et sinon, en vrac

    prix de la page 111, françois perrin, fou et roi de la statistque J'ai tenté de pointer d'autres critères plus ou moins objectifs, mais le text-mining manuel a ses limites.
    Parmi ce qui peut être significatif, retenons une trentaine de pages 'immobiles' où la narration n'avance pas d'un poil, et 14% de pages riches en dialogues. C'est probablement moins que l'an dernier... mais on se fout un peu du chiffre. L'important, c'est l'unanimité du jury pour noter qu'à part quelques exceptions, le niveau des dialogues dans ces pages 111 est faible, faible, faible.

    … Et pour conclure en restant dans la statistique subjective, notons ce phénomène étonnant : d'année en année, on pourrait penser que sur 200 pages la qualité moyenne se lisse. Mais l'autre soir, 100% des membres du jury (effectif:8) étaient d'accord pour dire que la qualité moyenne des pages 111 était meilleure qu'en 2013. Tendance ou hasard ? On verra l'année prochaine...

    En attendant, à mercredi sur les ondes.

    [EDIT : le podcast de l'émission est en ligne chez Nova. Enjoy

  • Quelques derniers pour la route

    Ma boulimie de livres touche à sa fin. Je le sais, parce que je me suis remis à acheter le journal.
    Mais quand même...

    medium_basara.2.jpgAvant Zeller, il y avait eu Svetislav Basara. Le miroir fêlé est un petit livre absurde, où les personnages perturbent le narrateur en s’immiscant dans certains chapitres. Ainsi, page 50 :
    - Il se peut que ce soit moi qui aie tort, dit mon père.
    Un innocent se serait fait piéger. Pas moi. Mon père s’est rendu compte que par sa conduite et ses déclarations passées il avait éveillé l’antipathie des lecteurs. Il voulait maintenant poser en homme large d’esprit...

    Je ne suis pas très friand de cette littérature, d’habitude. Merci à Frozen Boy d’avoir su me convaincre, et à Basara pour son humour et sa profondeur. Il aurait été injuste de parler de FZ et pas de lui.

    medium_richard-taylor.jpgAprès, il y a eu La disparition de Richard Taylor, d’Arnaud Cathrine, la fuite d’un jeune trentenaire juste après la naissance de son premier enfant, racontée par les différentes femmes qu’il aura croisées en chemin. Toutes les voix sont justes, toutes ou presque cachent quelques pépites d’écriture, c’est un beau roman à picorer. Et une pierre dans le jardin rocailleux des contempteurs de la jeune littérature française.

    Et ensuite ? De la vie, surtout. Quelques livres aussi, à lire dans le métro pour mieux apprécier la rue. Et des manuscrits - du Bertrand Guillot, par exemple. Il faudra bien que je vous en parle, un jour...

    (Mais pas tout de suite, hein. Soyons patients, et amusons-nous.) 

  • Attention, il y a des longueurs

    medium_florian_zeller.jpgDonc, j’ai lu Florian Zeller.

    Je m’étais engagé à vous en parler, mais je ne sais pas par quel bout prendre la chose. Alors le mieux, c’est peut-être que je me lance, là, maintenant, que j’aille au bout sans trop réfléchir, écrire pour faire venir les idées au lieu de l’inverse, ne pas craindre les longueurs, digresser un peu avant de trouver les mots qui vont à l’essentiel, prendre le truc comme un exercice, en somme.
    Soit.

    Alors commençons par là : il y a longtemps, je me suis posé cette question :
    Peut-on juger objectivement un livre quand on connaît l’auteur ?
    //edit : non je ne connais pas Florian Zeller ; ceci n’est qu’un préambule.//
    Après plusieurs expériences je connais la réponse : c’est non. Bien sûr, ça n’empêche pas de faire des critiques, mais prétendre « je l’ai jugé(e) comme n’importe qui » est un leurre. On a des indulgences qu’on n’aurait pas pour d’autres... Alors forcément, l’édition (comme tout milieu) favorise régulièrement des auteurs pas meilleurs (mais pas forcément pires) que les autres, mais qui se trouvent au bon endroit, au bon moment. Il paraît que c’est le cas de Florian Z. Soit. Peut-être pas. On n’a qu’à dire qu’on s’en fout.
    Cela dit, parfois ces auteurs ont du succès. Alors les écrivains-vengeurs se déchaînent, crient au complot et/ou à la mort de la littérature, et dans les discussions de salon on embraie volontiers sur le mode ironique – et si en plus le type en question a une coiffure dans le vent et une belle gueule, on se fait plaisir lâche même sans avoir lu. Surtout sans avoir lu.
    Voilà pourquoi je m’étais engagé à lire Zeller.

    Ce faisant, je me suis heurté à une nouvelle question :
    Peut-on rester objectif au milieu de la polémique ?
    Réponse : difficilement. Donc, après tout ce qui s’est écrit ici-même (et un peu partout), lire objectivement Florian Zeller était devenu une vraie gageure.
    Mais comme je suis un aventurier, un vrai, une sorte de Bob Morane de l’objectivité, je n’ai pas renoncé.
    Et pour le lire dans de vraies conditions de lecteur, bien sûr, je l’ai acheté.
    (Je dis ça notamment pour mes nouveaux amis de France Culture : M. Macé Scaron, évoquant ce blog à l’antenne voici dix jours précisait entre deux louanges (merci) que "l’auteur de ce blog chronique des livres qu’il reçoit... ou va recevoir". Ben non, M’sieur. Mais vous m’avez bien fait rire, avec votre déformation du journaliste qui depuis longtemps a oublié que des livres, ça peut s’acheter, ça ne s’obtient pas uniquement gratos en demandant un service de presse. Mais brisons-là, vous allez croire que j’essaie de gagner du temps avant d’en venir à Florian Z...)

    Bref !
    J’ai acheté La fascination du pire, en édition poche. J’ai ri en voyant la couverture, mais je m’étais promis que je ne m’arrêterais pas à ça.
    Et donc...

    Si je ne m’étais pas engagé à le lire pour vous, je ne suis pas certain que j’aurais dépassé la page 30. Non pas que le livre fût mal écrit, pas du tout. Mais je m’ennuyais. Je m’étais attendu une écriture percutante, efficace, le genre de truc qui ne tient pas forcement la distance mais sait accrocher le lecteur dans les premières pages avec des formules bien senties, un peu publicitaire, en somme. Pas du tout. Au contraire : le texte était court, mais plein de longueurs.
    J’y voyais une certaine paresse dans l’écriture, comme si l’auteur écrivant au fil de la plume se substituait inopinément au narrateur pour des digressions qui ont le don de me faire sortir de l’histoire avant même d’y entrer.
    Il se passait des choses, pourtant - le narrateur par exemple hésitait à laisser un petit mot à sa compagne avant de prendre l’avion pour l’Egypte...

    Et puis, peu après que l’avion s’est posé sur l’aéroport du Caire, l’histoire a décollé, les digressions se sont faites plus rares ou plus à propos, et j’ai lu le roman assez vite – ce qui, somme toute, est un signe positif.
    Allez, disons-le : j’ai lu La fascination du pire sans déplaisir. Sans fascination non plus.
    Il m’a manqué cette petite lueur que certains livres vous allument dans l’oeil, au coin d’une belle formule ou d’une chapitre fort.
    Il m’a manqué quelques découvertes, aussi, mais sur ce point Zeller n’a pas de chance :

    • Il aurait pu me faire voyager, mais il se trouve que j’ai vécu au Caire quelques mois, et que ce qu’il a vu, je l’ai vu aussi (hormis un ou deux lieux interlopes, joliment dépeints d’ailleurs).
    • J’aurais pu m’intéresser au personnage-clé de l’histoire – un auteur moche, libidineux et revanchard – mais je me souviens trop d’Extension du domaine de la lutte pour ne pas y voir un double un peu affadi. Idem pour la thèse sous-jacente du livre, sur l’Islam et le désir : l’ai-je déjà lue chez Houellebecq (entre les lignes, peut-être) ou ailleurs, je ne sais plus, en tout cas le fameux esprit « polémique » dont parle la 4e de couverture sentait un peu le réchauffé.

    Cela dit, soyons honnête : après tout ce que j’avais entendu je m’attendais à trouver un livre prétentieux. Il ne l’est pas. Je doute que l’auteur le soit lui-même, d’ailleurs. Et après tout il écrit ce qu’il veut.

    Reste donc une question : pourquoi un tel battage ? pourquoi un tel succès ?
    Bah... Finalement tout cela dépasse sans doute l’auteur.
    A la lecture, je me suis dit que peut-être Zeller épousait suffisamment bien l’époque pour que Saint Germain et le petit monde médiatique en fassent un personnage emblématique.
    Après réflexion, je hasarderai une hypothèse : Florian Z a flirté avec l’époque (comme beaucoup), il a eu le culot de lui demander si elle voulait l’épouser et elle a dit oui. Car dans un mariage, il faut être deux. Pour le meilleur ou pour le pire.
    Et dans son cas, franchement, il n’y a pas de quoi monter sur ses grands chevaux. Après tout, l’époque est polygame.

    Pfiou, c’était long. Finalement, je pourrais vous faire une version courte, version Brève de comptoir :
    - Tiens, j’ai lu le dernier Florian Zeller.
    - Ah oui ? C’est bien ?
    - Pas mal.

    Heu... Et tout ça pour ça ??
    - Exactement.

  • Bello, salaud !

    medium_bello_falsificateurs.2.gifHeureusement qu’on m’avait prévenu. Parce que si j’étais tombé de façon inopinée sur ce "à suivre..." en bas de la page 501, j’aurais peut-être refermé le livre avec un soupçon d’énervement. Alors que là je soupçonne juste Bello (ou Gallimard) de jouer sciemment avec mes nerfs, et jouer, j’adore ça. Donc je serai patient. En attendant, Les Falsificateurs ont tenu leurs promesses.

    Il y a longtemps qu’hormis Houellebecq je n’avais pas lu de livre français aussi ambitieux – je parle de l’ambition du livre, bien sûr, pas de celle de l’auteur (on confond si vite...)
    Quelques mauvaises langues diront que le livre ne fait pas avancer la littérature, qu’il est trop proche du scénario, trop efficace pour être honnête.
    Je les plains.
    Car Les Falsificateurs sont bien plus qu’une histoire rondement menée, et même si quelques ficelles sont parfois visibles la technique scénaristique n’est finalement là que pour nous accompagner sur 500 pages, pour mieux servir un propos assez malin sur la société de l’information mondialisée. Et aussi pour faire tenir ensemble une cinquantaine de petites histoires - à lire notamment, l’invention de la chienne Laika par le Consortium de Falsification du Réel et son adoption par Khrouchtchev, ou la théorie sur l’ADN de l’entreprise et l’indice de compatibilité génétique en cas de fusions-acquisitions...

    La force de Bello, c’est aussi de nous proposer non pas une vision du monde mais un point de vue. Sur la mondialisation, par exemple, il ne tombe ni dans l’épate à la James Bond, ni dans la condamnation bien-pensante critique convenue, il nous propose le panorama d’un monde tel qu’il est. Ensuite, c’est à nous de voir.

    A suivre, donc. Au fond je suis content que ce ne soit pas fini, ces 500 pages sont déjà un beau morceau, et j’aurais été frustré d’une fin bâclée. Et je prends les paris : le prochain tome devrait fare la part belle à Google et aux entrepises de numérisation des archives... Et on saura, enfin, quelle est la raison d’être de ce fameux Consortium de Falsification. Soyons désinvoltes, n'ayons l'air de rien et faisons semblant d’etre patients.
    (Salaud!)

    (NB – pour les impatients, ou les fauchés : j’ai repéré deux exemplaires d’Eloge de la pièce manquante, de Bello, chez Gibert, à Strasbourg-Saint-Denis, à l’extérieur et pour 2 euros. Moins ambitieux que Les Falsificateurs mais plus désinvolte et plus drôle, je vous le conseille... A ce prix-là, c’est satisfait ou remboursé !)

    Ah, au fait, ça n'a rien à voir, hein, mais j’ai fini de lire Florian Zeller. La fascination du pire. Je vous raconte bientôt.

  • Le monde à hauteur de petite fille

    medium_alcoba.gif« Pour la trappe dans le plafond, je ne dirai rien promis. Papa et maman gardent des journaux et des armes là-dedans, mais je ne dois rien dire. »

    Manèges, de Laura Alcoba, est l’histoire d’une cellule de résistants à la dictature argentine dans les années 70. "Une petite histoire argentine", dit le sous-titre - L'Histoire vue à hauteur d'une petite fille de sept ans.
    On entre dans le livre par petits bouts, quelques petites scènes, on aimerait avoir plus d'éléments pour comprendre mais non - et c'est normal, après tout : les petites filles ont beau comprendre beaucoup trop de choses, si elles comprenaient tout ça se saurait. D'ailleurs on en voit largement assez pour imaginer, et l’imagination bien guidée est parfois plus terrible qu’une description.
    Manèges
    , c’est l’imprimerie clandestine, les faux papiers, les engueulades des adultes quand on est allée à l’école avec son blouson avec son vrai nom dessus, c’est un livre où un chapitre peut commencer par « la première fois que mes parents sont allés en prison ».
    Je ne pensais pas qu’on pouvait raconter des souvenirs avec un tel art de l’ellipse – bravo à l'auteur, donc, à l'éditeur aussi sans doute. 

    J’ai avalé le livre d’une traite, avec des yeux de petite fille, et j’ai pensé à la Paloma surdouée de L’Elegance du hérisson.
    Pour prendre la voix d’un enfant, j’ai pensé, il faut juste se mettre à la bonne hauteur. C’est une question de voix, pas une question de style. Ni de vocabulaire.
    Par curiosité, je suis allé feuilleter le "Julien Parme" de Florian Zeller en librairie. Ben il peut lire Laura Arcoba avant d’aller se rhabiller.

    Cela dit, en parlant de Zeller... Reconnaissons qu’il tient une place importante dans le monde littéraire contemporain, en nourrissant (bien malgré lui, sans doute) tout un tas de vaines conversations. Exemple :
    - Ouais, quand même l’édition aujourd’hui c’est piston et compagnie, les auteurs belles gueules prennent toutes les places
    - Ah bon, par exemple ?
    - Ben je sais pas, moi, Florian Zeller par exemple
    - Et qui d’autre ?
    - Ben, ch’sais pas, plein quoi, tu vois...

    Hier, en entendant ce dialogue pour la mille trois-centième fois, j’ai décidé qu'il était temps d’aller plus loin dans l’investigation. Pour vous, bientôt, je vais lire du Florian Zeller. Dans le texte. Je vous raconterai.

  • Joyeuse interruption des programmes

    medium_bello_falsificateurs.gifJ'allais publier dans la douleur une troisième rencontre mais j'apprends à l'instant qu'après-demain sort chez Gallimard un nouveau roman d'Antoine Bello - Les falsificateurs. Et là, je fais un petit saut de joie.

    Antoine Bello, c'est l'auteur des Funambules et surtout de l'excellent Eloge de la pièce manquante - un petit bijou d'humour intelligent, à la fois imaginatif et caustiquement réaliste, avec talent et sans prétention. Depuis 1998, il n'avait rien publié, délaissant word pour powerpoint et l'aventure d'un business coté en bourse. Je pensais ne jamais le revoir dans une librairie. Donc, youpi.

    Pour en savoir plus, la présentation du livre est ici. Livres Hebdo est emballé, paraît-il. Pour moi ce sera sans emballage. A consommer tout de suite. 

     

  • Petite leçon de littérature

    J'allais vous parler de Marie-George, mais les idées s'emmêlaient, l'analyse bouillonnait en mots encore trop nombreux.
    Alors j'ai attrapé ce livre, où m'attendait une belle leçon. 

    "(...) Votre vision des choses est intéressante, mais la scène manque de vie pour le lecteur. N'essayez pas d'analyser trop finement, écrire, finalement, c'est se contenter de ce qui est."
    (Haruki Murakami, "L'éléphant s'évapore / La fenêtre") 

    Finalement.

  • Belfast (and Furiously)

    medium_eureka_street.jpgJ’ai passé le week-end en Irlande du Nord.
    Dans mon canapé, dans mon bain, dans le métro, j’étais à Belfast.
    Jusqu’ici j’avais toujours détesté les commentaires convenus du style « le roman d’une ville » (vieux truc compassé d'auteur féru de style de littérateur onaniste). Mais là…

    Il  y a des personnages, du souffle, de l’humour, l’Histoire, la vie, la mort, de la sagesse et des pains dans la gueule, la vie quoi, de l'amour entre deux bières et un graffiti, quelques morceaux de bravoure et l’intelligence toujours, de la première à la dernière ligne.

    Bref ! D'autres vous feront de belles critiques de ce livre, je me contenterai de vous proposer un choix :
    - soit prendre un billet pour Belfast, humer la ville et prendre votre temps pour y lire « Eureka Street », de R. McLiam Wilson
    - soit foncer chez votre libraire pour voyager tout de suite.

    Et maintenant, mignonne, allons donc voir si les hérissons sont élégants…

  • La Faune on the Flore - version intégrale

    La veille au soir, la pression avait commencé à monter sérieusement. Sur la table, bières, crudités et sauce cocktail. Et les vraies questions.
    - Dis-donc, l’écrivain, j’ai lu les Inrocks, il paraît que t’as tes chances, pour le Flore…
    - Ce serait le début de la gloire, mon pote ! La télé à tes pieds !
    - Tu crois vraiment qu’on peut avoir le Flore sans être passé à la télé avant ?
    - En tout cas, faudra que tu refasses une garde-robe, si t’as le prix…
    - ... Et surtout si tu l’as pas.
    - Eh les gars, vous avez vu la bombe, là-bas !

    Finalement, on avait conclu qu’il ne fallait pas attendre les 6 000 euros du prix pour acheter des chemises neuves – que le relooking était un investissement, pas une récompense. Plus tard dans la soirée, Laurent m’avait offert Le Bûcher des Vanités en DVD. "Pour calmer tes nerfs", il m’avait dit. Et c’est le lundi, au moment où Tom Hanks, excédé, chassait à coups de fusil les invités du cocktail de sa femme, que mon portable a sonné pour m’annoncer que j’étais la nouvelle Flore. Il était 14h14, je n’avais plus d’ongles et je quittais enfin le level beginner de la vie littéraire.
    Rock n’ Roll.

    Juste après l’annonce, j’ai eu droit au quart d’heure Danièle. Dans les nouvelles du Flore, l’attachée de presse joue toujours un rôle important, l’après-midi du prix – à la fois hystérique, semi-fantasme et mère-poule d’un jour. D’habitude, le Flore récompense des maisons où l’attachée s’appelle Félicia, Charlotte ou Lydie. Moi, j’avais Danièle, qui jetait sur moi le regard sévère et plein de tendresse d’une gouvernante de bonne maison. Elle avait déjà fait tous ses calculs : qui serait là, avec qui et pourquoi, ce qu’il faudrait dire, comment s’habiller… Elle a passé en revue tous les codes de l’élégance début de siècle, et quand elle a vu que je ne quittais pas mon petit nuage elle a conclu, philosophe: "de toute façon, il paraît que vous tenez bien l’alcool, donc tout devrait bien se passer."
    Puis, regardant sa montre, elle m’a annoncé avec un sang froid extra-terrestre qu’il me restait deux heures pour appeler mes proches avant qu’ils n’apprennent mon triomphe par la radio.

    medium_limousine.jpg Je n’avais aucune envie d’arriver à l’heure. A 19h15, quand le taxi nous a déposés – mon éditeur, Danièle et moi –, c’était déjà la cohue devant le Flore. "Une petite cérémonie en famille", m’avait dit Carole Chrétiennot au téléphone… D’ordinaire, je me serais déjà enfui, mais Danièle me tenait la main. Elle a soulevé un sourcil, et aussitôt nous avons été happés par les formalités d’arrivée : photos, interviews express et compliments préparés.

    Après une demi-heure, Danièle s’est détachée – opération RP, tu prends à droite, je prends à gauche, on se rejoint à la caisse – et je me suis retrouvé seul, tête pleine et mains vides. J’ai pensé à mon premier cocktail, un 14 juillet à l’Ambassade de France au Caire. Les bonnes sœurs piétinaient les sous-consuls pour accéder à la charcuterie et au vin rouge, tandis que les huiles étaient en retrait, toujours servies. Soudain, j’ai eu un flash : dix ans plus tard, je revivais la même scène, avec Jean-Luc Lemoine dans le rôle de la bonne sœur ahurie, un chroniqueur de Canal + dans celui du jeune diplomate aux dents longues, et des canapés au foie gras dans le rôle de la charcuterie. Sans oublier Philippe. Sollers. Le premier que je voyais parmi ceux qui comptent vraiment. Bien sûr, je l’avais déjà croisé de loin, dans des cocktails où je jouais au pique-assiette, et je me disais qu’être dans la même pièce que lui était un début de réussite, mais ce soir il me jetait des regards en coin – il avait dû voir ma tête sur la jaquette que mon éditeur m’avait offerte pour le 3e tirage. Ou alors il y avait écrit "lauréat" sur une auréole pas loin de moi. Ou alors c’est juste qu’un inconnu avec des photographes autour, c’est forcément le type qui a gagné quelque chose.

    Un des compagnons de Sollers (une tête de type important) m’a salué et a levé la main. "Du champagne pour notre ami!", il a dit, et peu après j’ai été repris par le flux des Merci, Vous me gênez, Oh vous savez – sans oublier le fameux Oui je travaille sur un nouveau roman mais bon je peux pas encore trop vous en parler… En me dandinant d’un pied sur l’autre. Merde, j’étais en train d’oublier que c’était moi la rock star et que tout m’était dû !
    Heureusement, j’ai vu arriver vers moi Christophe Tison et sa tête de journaliste sportif, accompagné de la muraille Carcassonne, et tous les deux m’ont transporté au-dessus de la gomina, des permanentes et des effets saut du lit jusqu’à l’estrade, enfin les choses sérieuses allaient commencer.
    Trois petites marches, et soudain je prenais plus de hauteur que je n’en avais jamais rêvé. Le roi Frédéric en personne m’a fait un clin d’œil avant d’annoncer en Beigayant qu’après avoir terrassé un à un tous ses adversaires (tiens, il n’avait pas voté pour moi), l’auteur d’Eliminations directes était le lauréat 2006. Applaudissements.

    La suite se passe très vite. Gaspard Koenig, floré en 2005, me dit Ben mon salaud et remet le chèque, mais Viviant l’intercepte, théâtral. "Mais oui, dis-donc, c’est vrai qu’ils l’ont augmenté, ce prix !", et il montre le chèque à Vandel qui rigole et passe à Tison qui passe en retrait à Saint-Vincent, qui trouve Reynaert dans la profondeur... J’ai déjà vécu la scène : je suis le petit 6e dans la cour de l’école, les grands de 3e ont piqué ma balle et jouent avec, ils se la passent au-dessus de ma tête et à chaque fois que j’essaie de la récupérer, hop, une nouvelle passe et un rire gras.
    Depuis la 6e j’ai fait quelques progrès, catégorie Dignité et Vie sociale. Pour éviter l’humiliation, ne surtout pas bouger. J’ai l’impression qu’ils jouent avec mon chèque depuis au moins une demi-heure, mais en temps réel pour les spectateurs ça doit juste faire 15 secondes, autant faire semblant de m’amuser avec eux, ha ha, quels blagueurs, bon on arrête ?
    Mais c’est con, un grand de 3e, et c’est endurant. Rassemblant mes énergies, cramponné à ma fierté, je cherche le maillon faible. Pourquoi j’ai choisi Reynaert ? Aucune idée. Peut-être parce qu'il avait l'air le plus sympa. Je me concentre – ça y est, il tient mon chèque et je tiens mon truc : je le fixe, tends tous mes neurones vers lui, et je l’imagine dans les couloirs de l’Obs, veille de bouclage, promenant sa grande carcasse dégingandée dans les couloirs en apostrophant les journalistes, "eh lis un peu, pas mal cette vanne, non ?"
    Le talisman fait effet en quelques secondes : son sourire se fige, il cherche un collègue mais plus personne ne veut jouer au chèque avec lui, alors il me le rend et Beigbeder, sonnant la fin de la récré, annonce que maintenant que je suis riche, je peux prendre le micro. First level completed. 6 500 euros.

    Mon éditeur m'avait prévenu : les moments de grâce sont rares. Regarde bien la salle avant de parler, il m'avait dit avant d'aller taper dans le dos d'un membre du jury. Je me suis souvenu du conseil.
    Balayant la salle, j'ai croisé tous les regards : ceux qui étaient contents pour moi et tous ceux qui étaient juste contents d'être là. Alors la Lumière est descendue sur moi. Ce bref moment de lucidité où l'on voit tout (que Lolita Pille a des petits seins, par exemple, ou qu'au fond Guillaume Durand est juste un mec qui aimerait tant s'aimer), où soudain notre propre trajectoire semble rectiligne. Le moment aussi où on se lance sans papier dans un discours qu'on avait pas prévu. Le rock n'roll, par exemple.

    Quelques années avant Eliminations directes, j'avais écrit un recueil de nouvelles comme un bon vieux disque de rock au temps du vinyle : une face A, une face B, trois 45-tours potentiels pour assurer ma place dans les charts, une moitié de morceaux bien ficelés mais sans génie (ou l'inverse) et quelques titres plus ardus dont j'étais plutôt fier - ceux que les vrais fans réclameraient plus tard en concert, les premiers du culte. Mais les éditeurs ne sont pas très rock n'roll, et l'album qui devait faire ma gloire était longtemps resté en version démo. Loin des grandes scènes, j'en jouais de courts extraits sur l'estrade de la salle des fêtes d'une ville de province qui organisait un concours et me donnait le 2e prix derrière M. Chiant. « Parce que vous comprenez l'histoire on aime beaucoup, c'est très drôle, mais M. Chiant a une écriture si personnelle, tellement ciselée... » Ensuite, il y avait toujours un cocktail où je passais inaperçu et que je quittais poliment pour aller boire dans un bar avec un flipper. C'est dire si je n'étais pas préparé, pour le Flore.
    Je leur ai raconté ça, et plein d'autres choses encore. J'avais prévenu ma complice Lavinia, de France 3, que je ferais un jeu de mots dès la deuxième phrase et elle a lancé les rires avec un talent fou. Ensuite, tout s'est déroulé comme un tapis rouge à roulettes, il ne manquait plus que l'orchestre ponctuer chaque blague d'un tonnerre de cymbales - tout marchait tellement bien que j'ai failli demander à l'humoriste officiel, qui était à me droite, de prendre des notes.

    medium_chmampagne2.jpegAprès ma conclusion, sous la mitraille des photographes, Michèle Fitoussi m’a glissé à l’oreille « Allez-y, Bertrand, profitez ! » Aujourd’hui encore je frissonne à l’évocation de son vouvoiement. Aujourd’hui seulement je comprends que je n’ai profité de rien. A part le champagne, bien sûr. Impossible de repenser à une image de cette soirée sans me voir une coupe à la main – la gauche, surtout, parce que la droite était toujours occupée à en serrer d’autres pendant que je zappais entre toutes les conversation. Bernard Wallet parlait de Beyrouth, Laurent Habart de l’Himalaya et Christophe Ono-dit-Biot de ce petit restaurant tellement exotique dans le 19e arrondissement. Charles Pépin, nouveau juré, avait l’air d’un jeune HEC qui vient d’enlever sa cravate et discutait Remix avec l’attachée de presse du Diable Vauvert en s’efforçant de la regarder dans les yeux sans se caser la nuque. Et Anna, enfin. Anna Gavalda, belle et droite, reine et digne, commandant un cocktail abricot-mangue.
    Toutes les femmes de plus de 50 ans sont venues me présenter leurs ardentes félicitations. Comme dans les mariages, après mes discours : un carton auprès des tantes et des grands mères, mais impossible de me taper la petite cousine célibataire. J’espérais que tout serait différent avec le prix, mais les bimbos officielles avaient déjà bien trop à faire avec le people confirmé. A part Léa, peut-être. « Je suis une ex de Florian Zeller, elle m’a dit. Tu veux jouer au cocktail avec moi ? » Elle m’a parlé des écrivains qu’elle connaissait. « Tu sais, elle m’a dit entre deux gorgées de vodka, j’ai tout compris sur les mecs, dans ce milieu. Avec les femmes, ils n’ont qu’une règle : en changer souvent, l’échanger parfois ». Sur ce, saoule et offerte, elle m’avait adressé un sourire implacable, mais j’ai à peine le temps de goûter la fermeté de ses petits seins contre ma chemise que mon éditeur me tirait par la manche pour me présenter une de ses amies libraires. Ah, Léa ! Hier, j’ai pensé à toi.
    Vers la fin, je me suis retrouvé avec Emmanuel Pierrat, avocat et agent, qui expliquait que d’Ormesson avait battu le record de droits d’auteur pour sa nouvelle tournée d’adieu sur les plateaux télé. Tout en racontant ses histoires, il menaçait d’intenter un procès au Flore s’il n’avait pas une nouvelle coupe dans les dix secondes. J’ai imaginé la même scène un peu plus tôt chez Jacques Dessange et je suis parti d’un fou rire. Une certitude : j’avais atteint ma limite éthylique. Une autre : je m’en foutais.
    Dans mon dos soufflaient le vent du succès et le parfum d’Aude Lancelin. La belle Aude. J’ai eu envie de lui dire que j’avais repéré sa plume dans l’Obs bien avant qu’elle ne passe à la télé (à cet instant, cela me semblait être le compliment ultime) – mais trop tard, on l’avait vue à la TV et le flot de courtisans l’a emportée avant que je n’aie pu l’approcher. En me retournant, j’ai aperçu Michèle Fitoussi qui me souriait de loin – un sourire plein d’une sollicitude ironique qui semblait me demander : « Alors ? » Je lui ai fait un signe négligé de la main, pensant que tel était l’usage.
    Il était 21h50 et je subissais totalement les événements.

    medium_toilettes.jpegLorsque la porte des toilettes s’est refermée, j’ai enfin goûté un peu de solitude. Dans le miroir j’ai vu le type de la veille qui n’avait pas encore le Prix et je l’ai salué. Il avait une tête sympathique. Un peu parti, sans doute, un peu naze, peut-être, mais il me plaisait bien. Il me semblait fidèle. Pas du tout la tête du type qui va bientôt dîner à la Closerie des Lilas, par exemple.
    A ce moment, l’orchestre a entamé une rumba, et le type dans la glace a eu ce rictus que je connais bien - le plissement de lèvres de celui qui vient d’avoir une intuition géniale.
    Je me suis passé la tête sous l’eau, pour avoir les idées plus claires. Mais en fait d’idées je n’en avais plus qu’une – l’Idée du siècle, assurément, celle dont l’underground littéraire parlerait bientôt avec des éclairs dans la voix. Il était temps que je reprenne la main. Derrière la porte capitonnée des toilettes du Flore, Paris n’avait qu’à bien se tenir.
    - Toi, tu m’as l’air bien attaqué ! m’a dit S., ma copine de l’Obs, qui parce qu'elle avait lu mon roman ne se sentait pas obligée de m’en parler.
    - Je suis peut-être à deux doigts de la cuite monumentale, mais seulement à un quart d’heure de la postérité, j’ai répondu avant de lui exposer mon plan.
    - Tu es complètement taré ! elle a conclu en rigolant.
    Puis elle a promis de m’aider.

    Un quart d’heure et quelques conciliabules plus tard, j’étais de retour dans la fosse.
    Le peuple avait commencé à se disperser et le photographe du Flore, terminant sa pellicule, immortalisait l’exposition annuelle de coupes de champagne à moitié vides sur nappes tachées. Je connaissais le script : bientôt, Beigbeder allait annoncer le départ des dominants vers la Closerie, avec le lauréat (moi), et la Grande Sélection allait s’opérer. Comme au Tour de France, j’ai pensé, dans les étapes de montagne : chaque matin le peloton part groupé, mais à l’attaque du dernier col on retrouve toujours les 30 meilleurs grimpeurs, accompagnés d’un outsider. Ce soir, c’est moi la surprise, j’ai pensé. Et non seulement j’allais m’accrocher jusqu’à l’arrivée, mais j’allais tenter l’échappée du siècle. Matez le panache.

    Je sentais tellement bien mon coup que je l’ai joué à l’instinct. Infaillible. Comme si j’étais né pour ça. Au moment où le roi allait prendre la parole pour s’adresser à ses sujets, je me suis hissé sur l’estrade.

    « Oh yeah, oh yeah, jeunes gens ! »

    Je ne sais pas si j’étais très convaincant ou juste très saoûl, mais tout le monde a bien réagi. Le public a applaudi, et l’orchestre a emmanché Satisfaction au moment où je criais "Rock n’roll !"
    Au fond, rien de plus légitime : j’avais le Prix, j’avais discouru, j’avais bien le droit à un rappel pour finir en pleine gloire. Ils m’écoutaient tous avec d’autant plus d’attention qu’ils étaient persuadés que je n’étais là que pour déconner.

    J’ai commencé soft.
    "Permettez-moi de porter un dernier toast aux treize ans du Prix de Flore... (applaudissements nourris sur la gauche, exclamations) Ah, treize ans ! L’âge de l’éternelle adolescence : la révolte, la soif de liberté, l’insolence, les opinions sans concession... Au fond, il me semble que le Prix de Flore a toujours eu treize ans ! (cris de joie dans l’assistance, quelques bravos) Mais attention ! ("Oh!" surjoués sur la droite) Il se passe tant de choses en treize ans... En 81, Mitterrand choisissait Mauroy, en 94 il en pinçait pour Balladur. En 55, Elvis chantait Hound Dog… Et que faisait-il pendant Woodstock en 68 ? De la varièt’ molle à Las Vegas. C’est pourquoi, en vérité je vous le dis : attention ! A l’ombre des jeunes rebelles en Flore, l’embourgeoisement menace. Il est à nos portes – celles de la sortie. Chaque année le même rituel: les grands ducs à la Closerie, les barons chez Lipp et les valets dans leur chambre… A ce rythme là, ce n’est plus l’embourgeoisement qui vous guette, c’est l’Ancien Régime !"

    Dans la salle, le silence s’était fait, attentif, circonspect. Il était temps de conclure.
    "… Donc pas de Closerie, ce soir. Et pas de Castel. Je vous emmène chez Kamel ! La Gouttière, rue Parmentier – il y avait un concert de Temper, ce soir. On y va tous. Et on y va en métro !"

    Outre S., j’avais mis dans la confidence Lavinia et les libraires de Brassens. En sortant des toilettes, j’avais croisé Sollers. Je l’avais pris par le bras et il avait rigolé. « T’as raison petit, moi j’allais me coucher, mais vas-y, je reste pour voir ça, il faut les bouger ces petits Flore. » Soixante-treize centièmes de seconde après ma dernière phrase, Philippe a sifflé « Bravo ! », puis sur la gauche j’ai vu deux types avec Lavinia, morts de rire, qui levaient leurs verres en criant "T’es not’ chef, Cartouche !". Et petit à petit, dans tout le Flore, le peuple s’est levé pour acclamer son libérateur. - Tous Chez Kamel ! - Fermons la Closerie ! - For those about to rock ! - Vive le Flore libre ! - Montjoie, Saint Denis ! - Il nous a compris !

    Après l’enthousiasme, il a fallu transiger un peu. Avec ceux qui voulaient y aller en voiture, ceux qui ne prenaient que le taxi, ceux qui avaient un rendez-vous, les fatigués… et tout le ventre mou du people pop, qui attendait de voir ce que ferait le roi pour se prononcer. J’ai regardé Beigbeder, qui semblait encore hésiter, pas hostile. D’un geste de la main, je lui ai signalé que je lui laissais le choix final. Il n’avait pas besoin de plus. « On y va ! » il a lancé en sautant de l’estrade - et aussitôt Viviant l’a rejoint, sautant sur l’occasion. « Forever young ! »
    Quelques instants plus tard, ils étaient vingt à me suivre dans le métro – dont Beig lui-même, qui avait bien compris la portée symbolique du truc. Sur le quai, les gens nous mataient furieusement mais personne n’osait bouger, on est une bande, je me disais, une vraie meute, intouchables.
    J’étais au sommet.

    Les vitres de la Gouttière portaient une sévère buée de sueur et de clope. Temper avait rempli la salle. Il y avait là tous les âges, tous les sexes, tous les goûts et aucun look. Flore ou pas, l’arrivée d’une vingtaine de littéraires faisait un peu défilé de mode. Kamel m’a salué de loin entre deux mojitos et une addition.
    Devant le zinc, trois rangées d’habitués se vannaient, verre à la main, rendant l’accès incertain. Les Flore ont marqué le pas. J’ai bien vu qu’ils avaient perdu l’habitude d’attendre, c’était à moi d’y aller – le King, at home !
    « J’y vais pour tout le monde », j’ai annoncé, étrennant mon costume à peine froissé de leader charismatique d’une nouvelle génération littéraire. Carcassonne m’a accompagné, et sur le moment, j’ai pensé que c’était par défi. Arrivé près du but, devant la tireuse, j’ai été pris d’une nouvelle Intuition et me suis retourné.
    - Oh les gars, demi pour tout le monde, on est rock n’roll ou pas ?medium_bar.jpeg
    S’il disaient oui, ma fortune était faite. Mais Carcassonne est intervenu.
    « Tu sais que Mick Jagger n’a pas bu de demi depuis 1976 ? », il m’a fait, impassible. Et dans la foulée il a demandé à Kamel de sortir sa réserve de champ’.

    Et la Gouttière a connu la folie. Dans le sillage de Nicolas Rey, dont la chemise à pois rouges avait attiré deux groupies, le Flore a commencé à se mélanger à la faune du lieu. Kamel a remis à fond un coup de New place, new face.
    "Longtemps que je ne m’étais sentie aussi jeune !", s’est écriée une auteure à la mode d’hier, en regardant avec Viviant les affiches de concerts militants collées aux murs, tandis que le jeune Shepuki, fils à papa déchu, faisait le toue des tables, bouteilles en main, pour servir tout le monde. Deux types de Tchnikart se sont rapprochés de moi pour débattre de l’émergence d’un Oberkampf Revival. C’est pas innocent, ce qui se passe ce soir, disait le moins saoul.
    Entre deux gorgées de petit lait, j’ai surpris Beigbeder en grande conversation avec Montal, le guitariste de Temper. Il parlait en s’imitant : "Aujourd’hui, c’est le marketing qui est rock n’roll, mon pote !", disait-il en faisant de grands gestes un peu désordonnés, entre accord de guitare et comptage de billets.
    En une demi-heure, tout le champagne était bu. Taddei a voulu se resservir, mais deux types qui ne l’avaient pas reconnu lui ont barré l’accès du zinc. Il s’est penché vers Carcassonne, très sérieux, puis tout s’est enchaîné aussi vite que mes illusions m’avaient grisé.
    Il n’était même pas minuit et mon carrosse se transformait déjà en citrouille. Au moment où j’allais proposer de remettre ça pour tout le monde, Beigbeder a lancé le repli vers la rive gauche. Le message était clair : veni, vidi, Closerie, il était temps de retrouver la cour des grands. 45 tours et puis s’en vont. Je n’avais rien vu venir.
    Scotché au zinc, j’ai dû les regarder partir un à un, incapable de suivre. Les suivre pourquoi, au fait ? J’avais oublié. En sortant, je crois que Tison m’a souhaité bonne nuit. Mais je ne suis plus sûr de rien.

    Depuis lors, je fouille en vain mes souvenirs à la recherche de ces cinq minutes de trou noir. Il paraît qu’on m’a parlé, que Kamel a tenté de me secouer, il ne peut pas sentir les pique-assiette mais il sentait bien qu’il se jouait quelque chose d’important. il paraît aussi que Taddei et Vandel sont revenus me chercher et que j’ai dit que je les rejoindrais plus tard. Mais je ne suis plus sûr de rien. Sauf d’une chose : quand une chance passe, elle passe très vite.
    Putain de merde, quand même, j’étais si près ! J’aurais pu être mythique parmi les mythiques, on aurait parlé pendant 50 ans de ce jeune espoir belle gueule qui avait mis dans sa poche le tout Paris en une soirée… Mais là j’étais juste le type tout seul avec son chèque en poche, et un grand vide devant lui.
    J’ai pensé à tous ces groupes de première partie qui avaient voulu un jour voler la vedette aux Stones et dont Mick Jagger s’était empressé d’enterrer la carrière. Je n’aurais jamais dû jouer ce coup-là, c’était sûr. On m’avait invité pour un bœuf et j’avais fait la grenouille. Le solo de trop. De l’autre côté de la Seine, on m’enterrait déjà à la Closerie.

    Quand j’ai repris pleinement conscience, j’avais face à moi, en gros plan, le visage de Kamel. Il était emmerdé, le pauvre, il ne savait pas comment me le dire. Il n’a pas eu à le faire. En le voyant, j’ai compris tout de suite. Au total, il y en avait pour 860 euros. Mais on pouvait s’arranger bien sûr, il aurait voulu intervenir mais il n’avait pas réussi à en retenir un seul pour lui dire qu... Je l’ai coupé en l’embrassant.
    Maintenant c’était clair. J’en referais un, de livre, un qui n’aurait pas de prix.
    Alors j’ai demandé un verre d’eau, et j’ai fait un chèque de 1 000 euros.
    Rock n’roll.