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HP, nombril et sobriété : Prix de la page 111, les statistiques 2022

prix de la page 111, statistiques, 2022Depuis 11 ans, le Prix de la page 111 me fournit un échantillon statistique irrésistiblement appétissant d'environ 222 romans de la Rentrée littéraire. Au début, c’était comme une blague ; mais d’année en année, des invariants sont apparus qui laissaient entrevoir quelques vérités sur la littérature française contemporaine. Alors, pour la 11e et (spoiler!) dernière édition du Prix*, quand j’ai sorti mon bloc grand format petits carreaux et ma calculette, j’étais plus curieux que jamais des résultats.

Le verdict ? Coupons court au suspense : rien n’a changé depuis 2012… ou presque. La preuve en quelques stats :

> 40 % des pages 111 se passent au moins en partie à l’étranger - comme toujours

> 40 % des pages se situent dans le passé, et 60 % dans le présent - comme toujours, ou presque

> 51 % des textes sont écrits au présentune progression régulière d’année en année, presque inexorable, tandis que le passé simple poursuit son déclin (22 % des pages en 2022 ; en 2012, il était encore à 32%)

Alors, 2022, une année comme une autre ? Pas tout à fait.
LA tendance de l’année, c’est l’envol du "je". Depuis 10 ans, il faisait jeu égal avec "il" et "elle" - mais toujours un peu derrière. Et voilà que pour la première fois, il passe devant - et nettement : 49,5 % des pages (+6 points p/r à 2021!) contre seulement 44,5 % pour "iel". Si on compte les 6 pages écrites au "nous", la narration à la 1e personne dépasse pour la première fois la barre des 50 %. Accident ou tendance de fond ? Suspense pour 2023.

Sur quoi se penche la littérature française ?

Mais bien sûr, ce qui nous amuse le plus, au jury de la 111, ce sont les petits accidents statistiques dont on se demande ce qu’ils peuvent bien cacher. Et cette année, un détail sautait aux yeux : le nombre de pages écrites intégralement en italique. 8 au total, on n’avait jamais vu ça.

La littérature française penche, donc. Mais sur quoi se penche-t-elle ?

A l’évidence, elle se penche d’abord sur les malheurs du monde. Car la mort est présente dans 18 % des pages. Et 17 % des pages (un record) contiennent de la violence physique - dont 7 mentions de viols (3 %, tout de même).
Les personnages des pages 111 sont malades, aussi. Physique ou mentale, la maladie est présente dans plus d’une page sur 6. Et si on compte des médecins ou des hôpitaux dans 15 % des pages (comme toujours), jamais on n’avait vu autant de HP…
Même les émotions semblent anesthésiées : on ne rit que dans 2 pages, on ne pleure que dans 4.
(NB - la proportion de deux larmes pour un rire, elle, reste globalement inchangée depuis 2012)

On pourra dire, à la lecture de ces chiffres, que la littérature française est en phase avec la société. La guerre est présente dans 13 % des pages (à égalité avec l’amour !), Dieu et le diable pointent le bout de leur nez (7 %) dans un paysage jusqu’ici très laïc…
La valeur travail elle aussi est en hausse (18 % des pages montrent des individus au boulot) - ce qui pourrait sembler à contre-temps alors que les journaux ne parlent que de quiet quitting...

Ce qui nous amène à cette grave question : la littérature française se penche-t-elle aussi sur l’avenir ? Les auteurs, ces phares dans le brouillard de nos existences, nous montrent-ils une voie à suivre ?
Coupons court à tout suspense : la réponse est non.
Sur près de 200 pages examinées, j’ai compté 1 sms, 2 mails et 1 tweet. Internet arrive 4 fois et les réseaux sociaux… Zéro. Quant au changement climatique, il est mentionné à 3 reprises - et on compte 19 voitures pour seulement 5 vélos. En revanche, pour manger (on trouve de la nourriture dans 15 % des pages) ou pour picoler (8%), on peut compter sur les auteurs français ! La sobriété heureuse, en un sens.
On peut compter sur nos écrivains pour se regarder le nombril : 15 % de pages qui parlent de livres, d’écrivains ou d’écriture, on reste dans la moyenne haute de ces 10 dernières années...

Et… pardon, vous disiez ? Ah, le sexe ! Bien sûr. Comme toujours, c’est décevant. Sur 200 pages, il n’en est question que 4 fois (5 si on compte une scène de fécondation en direct d’une reine abeille). Comme presque toujours, au fond.

Mais tout n’est pas décevant, dans les invariants.
Celles et ceux qui ont suivi le feuilleton depuis le début s’en souviennent sans doute : une des statistiques les plus édifiantes que révèle l’analyse des pages 111, c’est que chaque année, 5 % des pages mentionnent la Deuxième guerre mondiale. Le Covid avait déréglé la machine : 2 % en 2020, 8 % en 2021 (moyenne maintenue à 5 %, ouf).
Et en 2022, pour une fin en apothéose ? Entre résistants, Gestapo, survivants des camps et croix gammées taguées dans les toilettes, la guerre 39-45 figure 11 fois sur 200 pages. Soit 5,5 %. Je jure que je n’ai pas triché. Mais je reconnais que quand le total est apparu, j’ai éprouvé ce genre de plaisir qui nous étreint quand on quitte une maison de vacances en ayant tout bien rangé. Et surtout, après s’être bien amusé.

Et maintenant, aux suivants !

 

* ... car oui, le jury en place a décidé de se retirer en beauté - mais le Prix de la page 111 va continuer, avec une nouvelle équipe. On proposerait bien au jury du Goncourt d’en faire de même, mais on doute qu’ils nous aient jamais écoutés. Dommage.

 

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