En exergue de 'Sous les couvertures', j'avais mis cette phrase d'Henry Miller :
"A quoi servent les livres s'ils ne ramènent pas vers la vie, s'ils ne parviennent pas à nous y faire boire avec plus d'avidité ?"
J'y ai repensé très fort en lisant ce roman de Denis Lemasson. Il est des livres qui résonnent étonnamment avec nos vies du moment, comme des rencontres décisives sur un chemin pas toujours choisi. 'Nous traverserons ensemble' aura été de ceux-là.
Il en aura fallu, du temps, pourtant – ça arrive souvent, tu as remarqué, qu'au moment d'ouvrir un livre il y ait déjà une histoire entre lui et nous.
Entre ce livre et moi, tout a commencé début décembre. En plein dans l'apathie post-Bataclan, parce qu'il fallait bien regarder devant, une éditrice de Plon (gloire à toi, Lisa Liautaud) m'a raconté sa "rentrée de janvier" à venir. Evidemment, c'est ce livre qui avait retenu mon attention : l'histoire (vraie) d'un médecin, ancien de MSF en Afghanistan, qui se retrouve témoin du meurtre d'un réfugié afghan, square Villemin, et qui se prend à enquêter pour comprendre ce qui s'est passé...
Je les avais vus cent fois, ces Afghans de la gare de l'Est, cent fois ces derniers mois j'étais passé devant des rassemblements de réfugiés en me disant qu'il faudrait bien faire quelque chose, oui mais quoi ? Lire ce livre, ça pourrait être un début.
Mais l'apathie s'est prolongée, janvier est arrivé et je me suis réfugié dans ma bibliothèque avec quelques livres jamais lus qui y prenaient la poussière depuis des années – sans même le courage d'en parler ici, juste des notes qui à leur tour prendront la poussière.
Il y avait bien cette voix qui me disait 'Et si tu essayais d'être un peu utile, par exemple ?' Et souvent, je pensais à ce livre, je savais qu'il m'attendait quelque part, j'avais vu passer des chroniques sur la toile mais bizarrement je ne bougeai pas – c'est étrange comme on fuit souvent ce qu'on sait inéluctable, non ? Comme si ce n'était pas le moment – les livres sont une rencontre, on le sait, et parfois il est peut-être trop tôt pour conclure...
Et puis, un matin, j'ai vu passer cette annonce : une association recherchait des bénévoles pour donner des cours de français à des réfugiés. 'B.a.-ba' le retour, j'y songeais depuis longtemps, va savoir pourquoi je n'ai pas répondu tout de suite...
Le soir-même, je suis entré dans une librairie. Le livre m'attendait sur la table, avec son titre en jaune fluo.
Le lendemain matin, j'avais lu la moitié des 400 pages.
Ce qui suit n'est pas une invention, précise l'auteur en préambule. L'histoire est vraie. Vraie, si la vérité se raconte avec ce condensé qui subsiste quand on presse le réel comme une éponge : ce qui nous anime et, au bout du compte, nous tue.
L'histoire vraie, c'est donc celle du meurtre d'un réfugié afghan, et de "l'enquête" que mène le narrateur, ancien médecin humanitaire qui s'était pourtant promis de ne pas replonger. C'est aussi, un peu, celle de cette communauté de réfugiés, entre Paris et Calais, ballottés de squat en expulsion et de fol espoir en soupe populaire.
C'est encore, en alternance, le récit complet de l'odyssée d'un de ces réfugiés : le Pakistan, l'Iran, la Turquie, les tentatives avortées pour franchir des frontières, le canot vers une île grecque, les promesses des passeurs, l'Italie, puis Vintimille, Paris et la gare de l'Est sans trop savoir pourquoi. Et puis la vie, ici, les amitiés, les stratégies pour dormir, manger, jouer au foot, la demande d'asile, la police, les associations...
Tout est vrai et tout est parfaitement raconté, comme un roman, sans le moindre procédé grossier (un seul, efficace : le réfugié qui témoigne tout au long du livre est forcément un personnage de cette histoire, mais lequel ? on ne saura qu'à la fin), emmenant le lecteur au cœur des centres d'hébergement et passant au large des bons sentiments.
Après ces 200 pages, j'ai enfin envoyé mon mail à l'association pour proposer mes services.
Deux jours plus tard, alors que je lisais le dernier chapitre, la président de l'association m'a appelé.
Nous travaillons surtout avec des réfugiés afghans, m'a-t-elle dit.
La suite, ce sera quelque part vers la porte de Saint-Ouen, loin des livres – si tu savais comme ça fait du bien de se sentir un peu plus vivant en plongeant vers l'inconnu.
Je reviendrai peut-être en parler un peu ici. Peut-être pas, on verra.
En attendant, bonne lecture à toi.