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  • Un mardi soir à Paris, France

    gpsr-200-163.pngDes faits, rien que des faits.

    Marcadet-Poissonniers, 21h30. Dans le looong couloir de correspondance, un homme de couleur noire marche devant moi. Nous croisons deux jeunes femmes, prévenantes : attention, il y a les contrôleurs au bout.
    Je repense à ce comique du 9-3 (AOC) vu la semaine dernière, qui plaisantait sur les stéréotypes liés à sa couleur de peau et qui se demandait pourquoi tant de monde dans le métro lui signalait la présence de contrôleurs.
    Le type devant moi demande, Et alors ? Le deux filles se trouvent un peu connes, elles ne le diront plus.
    Un peu plus loin, le couloir forme un premier coude, ils sont là. Quatre contrôleurs, exactement. Avec eux, cinq treillis bleus de la Sûreté RATP, et un chien. Ils ne me contrôlent pas. Est-ce parce que je suis blanc ? Pas sûr : en passant j'entends un bip qui ressemble fort à un détecteur de Pass Navigo, l'impression étrange qu'on me fait les poches à distance.
    J'avance. Silence.
    Quelques secondes plus tard, alors que je m'engage dans le second coude à 90° qui mène au quai de la ligne 4, j'entends des cris, un pas de course façon sprint. C'est un homme, noir, jeune, jeans et t-shirt. Je me colle à la paroi, hors champ. Il me dépasse, dérape dans le virage. Derrière lui, deux types en rangers courent moins vite mais dérapent moins. A peine le temps de me retourner et ils l'ont plaqué au sol. Hurlements. Cri de panique, animal.
    - Je veux pas partir avec la police ! Je veux pas partir avec la police !
    Tais-toi ! crient les deux colosses en bleu tandis que deux autres arrivent en renfort. Pas de coups, ils tentent seulement de le maîtriser. Calmez-vous.
    - Je veux pas partir avec la police !
    Ils ne vont pas te faire de mal, lance un squatteur de quai dans l'escalier. Circulez, dit un homme en bleu, mécanique. Quelques personnes passent, personne d'indifférent mais personne ne dit rien, de la tristesse dans l'oeil mais surtout de la résignation, Circulez, et moi aussi, citoyen godillot, je finis par descendre vers le quai.
    Je veux pas... puis sa voix est couverte.

    Sur la ligne 4, un train passe toutes les deux minutes. Pour le confort de tous, merci de ne pas gêner à la fermeture des portes (sic). Je répète...

    Un train arrive, je ne monte pas. Je pense au gars. A moi, immobile, toujours pas clair avec moi-même sur ces questions de contrôles migratoires. Je repense à Ibrahima, mon élève de B.a-ba, qui me racontait les contrôles à Châtelet dans les années 90. Les flics nous connaissaient, à force, ils contrôlaient mais si on faisait pas le bordel ils s'en foutaient, des papiers. Et aujourd'hui les contrôles comme une loterie. A mes pieds court une souris, elle a l'air sympathique.

    Sur la ligne 4...

    Quelques minutes plus tard, je remonte. Il n'y a plus personne là où a eu lieu le plaquage. Plus personne non plus au point de contrôle. Au bout du couloir, je distingue le vert des contrôleurs. Les cinq types de la sécu sont là aussi (ce n'est que maintenant que je me souviens qu'ils ne sont pas policiers). Je les suis, les regarde prendre le dernier virage vers la sortie.
    Le jeune homme n'est pas avec eux.
    Cette fois la loterie est tombée du bon côté. Merci.

  • Il faut lire L'Ancêtre, de Juan José Saer

    Couv_ancetre.jpg… voilà, c'est à peu près tout ce que j'ai à dire.
    Mais comment vous en convaincre ?

    Peut-être pas en vous racontant l'histoire - quoique. Voilà donc un jeune mousse parti pour son premier voyage, à l'ère des Grandes découvertes. Quand le bateau accoste, quelque part en terre inconnue, les marins sont attaqués par une tribu indigène ; tous sont massacrés... sauf le petit mousse, convié à assister au banquet cannibale où les Indiens font griller ses compagnons et les mangent avant de se saouler frénétiquement. Le jeune mousse restera dix ans dans cette tribu, en témoin presque muet, oubliant sa propre langue avant d'être renvoyé à la civilisation, cherchant toute sa vie à comprendre ce qu'il a vu ce soir-là, et pourquoi on l'a épargné.

    Dit comme ça, je sais, ça peut faire peur.
    C'est dans ces cas-là qu'on a besoin d'un ami qui vous dit Si, si vas-y, plonge – et d'un éditeur au goût sûr (Le Tripode) qui réédite le livre parce qu'il sait que les chefs d’œuvre ne sont éternels que si on les fait vivre.

    Je pourrais aussi vous vanter le style de Saer, limpide et profond, mais je serais maladroit.
    Dans ces cas-là, il n'y a qu'à laisser parler le texte.
    Deux extraits, alors, tirés de la même page 16 :

    Dans cette situation déjà étrange, d'autres adversités attendent le mousse. L'absence de femmes finit par rendre plus sensible l’ambiguïté de ses formes juvéniles, produit de sa virilité incomplète. Ce à quoi les marins, honnêtes pères de famille, pensent avec répugnance dans les ports, finit par leur apparaître, au cours de la traversée, de plus en plus naturel, de la même façon que l'homme respectueux de la propriété, à mesure que la faim ronge ses principes, ne voit plus, en son imagination, le poulet du voisin que plumé, et rôti. Il est à remarquer aussi que la délicatesse n'était pas la qualité première des marins.

    Et quelques lignes plus loin, alors que le pauvre petit mousse, en un seul paragraphe, sera passé de mains en mains :

    Nous en étions là de ces va-et-vient lorsque nous aperçûmes la terre. La joie fut grande. Nous abordions, soulagés, à des rives inconnues qui laissaient présager la diversité. Ces plages jaunes, entourées de palmiers, désertes sous la lumière zénithale, nous aidaient à oublier la traversée, longue, monotone, sans accident aucun, d'où nous sortions comme d'une période de folie. Par nos cris d'enthousiasme, nous souhaitions la bienvenue à la contingence.

    Voilà. La puissance, la douceur, l'intelligence et les images les plus dures qui passent comme en glissant sous une plume de prix Nobel.
    La scène d'anthropophagie est exceptionnelle, la suite aussi, à explorer la tribu et ses rites avec l’œil du mousse qui nous prend par la main, à chercher à comprendre avec lui pourquoi – et y parvenir, ou presque.

    Dans un livre dont je vous causerai bientôt, il y a un passage que j'aime bien. Les personnages s'y demandent ce qu'est un grand livre. "Et si le grand livre, c'était celui devant lequel le lecteur se sent tout petit?" demande finalement le plus sage. 

    C'est cela, L'Ancêtre. Un livre devant lequel on se sent minuscule et heureux de l'être, non pas parce que l'auteur nous écrase de sa supériorité, mais parce que, tout en phrases sûres et en points d'interrogation, il nous fait toucher à ce qui nous dépasse.
    Où l'on interroge non pas sur ce que c'est qu'être un homme (on finira sans doute par le savoir, à force), mais sur ce que c'est que d'être des hommes, ensemble.

    Vaste question. Livre immense.

    Joyeuses Pâques.