Deuxième volet de notre étude hautement scientifique des pages 111 des romans français de 2015, en attendant de décortiquer la Rentrée 2016...
C'est une des tartes à la crème de la Rentrée Littéraire : le journaliste qui demande à un collègue critique : "Et alors, cette Rentrée, quelle tendance ?" Et le critique, bonne pâte, bricole une tendance en reliant deux ou trois livres en vue, dont un au moins qu'il aura lu.
L'analyse des pages 111 ne sera pas beaucoup plus scientifique. Parce qu'évidemment, à ne lire qu'une seule page (c'est la règle de base – la p. 111 comme si c'était une œuvre en soi), on peut passer à côté de l'essentiel. Prenons l'exemple de la 7e Fonction du langage, de Laurent Binet. Un roman sur Roland Barthes, la sémiologie et l'année politique 1980-81 (pour faire court) ; si on en reste à la p. 111, on dira surtout que c'est une histoire de billard, de diabolo menthe et d'étudiante à la Sorbonne. Evidemment, ça biaise un peu.
Reste qu'en répétant l'opération sur 180 romans différents, on finit quand même par approcher un peu de vérité sur les thèmes (on pourrait plutôt parler "motifs", au sens musical du terme) qui reviennent le plus souvent dans la littérature française.
… Et alors, tu nous les donnes, ces thèmes ?
OK, OK ! On y va.
Je peux même te faire un splendide diagramme – la prochaine fois je ferai un camembert, parce qu'une Rentrée littéraire, dirait un éditeur qui a le nez creux, ça ne s'analyse pas, ça se sent.
(c'est toujours un peu flou, les statistiques littéraires ;
mais tu peux cliquer sur le diagramme, et la vérité apparaîtra)
Ainsi donc, le thème N°1, celui qui écrase tous les autres, celui qu'on retrouve dans plus d'une page sur cinq, c'est la Famille. Des relations mère-fille, des frères et sœurs, un père disparu, des querelles d'héritages... On se croirait parfois dans un grand feuilleton sur France 3.
A noter en sus, beaucoup de naissances : 4 accouchements (pour un seul avortement) et 5 femmes enceintes, sur 180 pages, c'est pas mal.
Mais l'autre grand thème, c'est la mort, et le deuil. Il en est ouvertement question dans 16 pages – ajoutez 4 assassinats et un infanticide, et nous arrivons à 21, soit 12 % du total. Thème connexe : la guerre est présente dans 10 romans, sans forcément qu'on y tue à la page 111.
Travail-Famille-Patrie vs Sex, drugs & rock n'roll
Heureusement, l'Amour... L'amour, oui, est au cœur de 18 pages sur 180. Et quand je dis l'amour, je parle du thème (j'ai compté dedans les pages où deux amoureux se quittent), pas de faire l'amour. Parce que pour ce qui est du sexe, on repassera : une seule scène, et trois pages plus ou moins sensuelles, mais sinon, ceinture ! Très peu de drogues et très peu de rock n' roll dans ces pages 2015, d'ailleurs. Et globalement, sans qu'on puisse vraiment tenir de comptabilité sur le sujet, l'impression très prégnante de pages où l'on ne rit pas beaucoup.
L'époque est sombre, la littérature aussi.
Parmi les autres thèmes, on pouvait retenir : l'enfance, les migrations, le travail... Mais tout cela n'a pas beaucoup de sens en soi : on pourrait surtout louer cette magnifique diversité qui fait que la littérature français parle aussi de cirque, de bizutage, d'entrecôtes-frites et de socialisme, de prison et d'astrologie, qu'on y trouve un iphone dans une église, un caméléon, des critiques musicaux et de la currywurst...
Pour les tendances, on repassera attendra l'analyse des pages 2016.
Et si on mettait fin à la IIe Guerre mondiale ?
A propos de comparaisons d'une année sur l'autre, tiens, une dernière réflexion troublante.
En 2014, sur 178 pages étudiées :
- 9 pages évoquaient directement la IIe Guerre Mondiale – les combats, les camps, un méchant nazi ou l'oncle Henri qu'était résistant...
- … et 9 pages évoquaient directement la littérature, les livres ou l'acte d'écrire.
Ces deux chiffres (en gros, 5% du total) nous semblaient en retrait par rapport à l'année précédente, mais en l'absence de donnée scientifique, nous ne pouvions rien en conclure.
Et en 2015, alors ? Eh bien, c'est simple. Sur 180 pages étudiées (presque le même nombre qu'en 2014, donc) :
- 9 évoquent la IIe Guerre Mondiale,
- et 9 mettent en scène la littérature, ou l'écriture.
Etonnant, non ?
Aurions-nous mis le doigt sur une vérité immuable de la littérature française ?
Pour le savoir, nous attendrons la semaine prochaine l'analyse complète des pages 111 de cette Rentrée 2016.
Mais avant cela, nous pourrons exercer notre furia statistique sur un autre échantillon : par la grâce du Prix "Hors Concours", des extraits de 50 romans publiés par des maisons d'édition indépendantes me sont parvenus cet été. Je vais me faire un plaisir de les passer à la même moulinette.
Résultat mardi.