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  • Le Jour d'avant, Sorj Chalandon

    (avec du Jaenada et du Bollaert dedans, c'est un peu long mais quand même,
    elle s'annonce chouette, cette Rentrée)

    chalandon, le jour d'avantJe ne saurais dire depuis quand je me suis mis à lire des romans avec un œil d'artisan.
    Toujours est-il que c'est devenu comme un réflexe : quand l’œil gauche ne demande qu'à plonger dans l'histoire, le droit ne peut s'empêcher de décortiquer, de repérer les procédés, de se demander « mais comment fait-il/elle ? »
    Ça peut être gênant, quand les ficelles se voient trop. Il y a quelques années, après avoir abandonné plusieurs livres sans les finir, j'ai eu peur que ma capacité d'émerveillement se soit émoussée à force d'écrire moi-même.

    … Et puis non, en fait. Parce qu'il est encore, et toujours des auteurs qui me bluffent.

    En cette Rentrée, par exemple, prenez La Serpe, de Phlipppe Jaenada. J'avale cul-sec les 300 premières pages, je me laisse prendre comme toujours, j'ai l'impression qu'il est allé au bout de son histoire mais il lui reste 350 pages, et là, mystère : comment va-t-il faire ? Et là, boum, en quelques paragraphes le vieux chameau retourne son livre façon judoka, et c'est reparti. Je n'en dis pas plus, d'autres vous en feront des éloges admirables et ils auront raison – et mon petit doigt me dit que quand l'hiver sera venu, le roman pourrait se retrouver sous bien des sapins – ça tombe bien, il tient chaud.

    … Et puis Sorj Chalandon, donc. Lui non plus n'est pas un écrivain bluffeur. Grand reporter, vieux compagnon de Libération, c'est un écrivain les deux pieds sur terre, que la vie intéresse plus que les phrases.

    Je l'avais suivi en Irlande avec Mon traître, au Liban avec Le quatrième mur, nous voici dans le Ch'nord, à Liévin, en décembre 1974. La dernière grande catastrophe minière en France – 42 morts.

    La quatrième de couverture est romanesque en diable :

    « Venge-nous de la mine », avait écrit mon père. Ses derniers mots. Et je lui ai promis, poings levés au ciel (…) J'allais venger mon frère, mort en ouvrier. Venger mon père, parti en paysan. Venger ma mère, esseulée à jamais. J'allais punir les Houillères, et tous ces salauds qui n'avaient jamais payé pour leurs crimes. »

    It's throwing some, comme on ne dit pas au Pays-de-Galles !

    Et pourtant. Pendant 150 pages, j'ai vraiment cru qu'il s'agissait d'un récit, que Sorj Chalandon était vraiment né à Vaast-les-Mines, que son frère aîné était réellement devenu mineur et que la mine l'avait tué.
    Je n'ai pas souvenir d'avoir lu un texte à la première personne qui sonne autant comme un récit – les détails, la mémoire fractionnée, la voix intérieure... Et puis ce ton. Factuel sans jamais rien en rajouter, aux antipodes du "je" compassionnel que je ne supporte plus, où le pathos qui dégouline au coin des phrases est toujours celui de l'auteur et non celui du personnage.

    Il faut avoir beaucoup vécu, beaucoup observé et beaucoup écouté, pour oser un « je » qui soit aussi vrai, pour que l'accent du Nord perce dans les dialogues avec un minimum d'artifice. Less is more, less is surtout tellement mieux.
    Passé ces 150 pages, le romanesque reprend le dessus, la surprise fonctionne et on y est encore, non pas dans la mine mais autour, dans les corons, au café où les anciens mineurs trinquent et crachent leur silicose, avec cette relation ambiguë à la mine, au patron, au boulot, au charbon.

    Je n'en dis pas plus parce que less is enough – j'oserai juste en bonus, pour tenter de vous donner une idée de la force du roman, cette vidéo.
    Le narrateur du livre n'approuverait peut-être pas, lui qui constate, quarante ans après, que la mine n'est plus qu'un vieux souvenir du côté de Liévin. L'auteur, je ne sais pas. J'en doute un peu. Mais tout de même.

    Nous sommes au stade Bollaert, à Lens. Dans le public, ils sont tous anciens mineurs, fils ou petits-fils de, ou cousins de. Les puits sont comblés mais la mine ne laisse personne indifférent. Et les voilà qui depuis quelques années, à 20 ou 30 000 voix, reprennent le refrain des Corons avant la reprise de chaque match – sans (trop) crier, par respect.
    Il n'y a rien d'aussi fort qu'une foule qui chante avec retenue, hormis quelques films, et quelques rares romans.

    Au Nord...