C'est une arrière-grand-tante dans une famille qui tait ses secrets. Une femme peintre née en 1879, épouse d'un as de la Grande guerre, amie de Nungesser, morte sans descendance à Ravensbrück sans que personne ne sache vraiment pourquoi elle a été déportée.
De cette arrière-grand tante, Marie Charrel ne connaît que quelques tableaux – les mignons petits chats avec lesquels elle s'est fait une petite réputation au début du XXe siècle, puis des portraits de femmes algériennes, plus sombres et lumineux à la fois – et les silences des neveux. Alors elle part en quête de ce qui pourrait rester de cette fameuse "Yo Laur", entre les lacunes des archives et l'Alzheimer des derniers témoins nonagénaires.
Partant de là, le roman est double.
Une enquête d'abord, entre les lacunes des Archives et l'Alzheimer des derniers témoins nonagénaires. L'auteure voyage dans le passé, à Alger, à Ravensbrück, elle découvre des trésors oubliés dans des coffres oubliés de maisons familiales où se cachent aussi de vieux fantômes, et on suit ça avec elle comme un jeu de piste.
Une fiction, aussi. Entre deux recherches, l'auteure insère comme des extraits d'une autobiographie imaginaire, tout en ellipses et en sensibilité pour tenter d'approcher le plus fidèlement possible ce qu'aura été la vie de Yo Laur, des lolcats Belle-Epoque aux dessins de charbon qu'on fait sortir clandestinement du camp de concentration.
... Et tout ça, sans jamais tomber dans le piège classique qui consisterait à faire à tout prix de son sujet une héroïne, ou un talent fabuleux à côté duquel le monde serait passé, bla bla bla. Et c'est encore plus fort comme ça.
Yo Laur n'est pas une grande peintre. Sa technique frôle la perfection mais elle n'appartient pas à l'avant-garde. Ses tableaux n'ont pas la force de Delacroix ou de Fromentin. Ils ne délivrent pas de message. Ils offrent un regard sur le monde. Ils ne bouleversent pas l'ordre établi : ils témoignent.
Yo Laur n'est pas une grande peintre. C'est une femme libre. Une audacieuse (...).
Avec ce livre entre les mains, j'avais l'impression étrange de tenir un objet fragile au milieu d'une rentrée littéraire de bulldozers.
Le roman d'une tenante de la ligne claire dans une époque qui, quoi qu'elle en dise, préfère l'esbroufe. Un roman qui ne se paie pas de mots, qui creuse son sillon en cherchant la vérité et non l'effet, qui va en profondeur sans le souligner, un roman parfaitement construit sans jamais dire "Regardez comme je suis complexe", un livre à multiples niveaux où réel et fiction se répondent sans s'alourdir de ce métatexte qui fait saliver les critiques.
On prend tellement pour léger ce qui se lit facilement. C'est pourtant ça, le talent de l'élégance : donner une forme simple à ce qui est profond, parvenir à contenir son sujet alors qu'on sent qu'il déborde, ménager les silences et laisser la place au lecteur.
Je suis ici pour vaincre la nuit est un objet fragile, disais-je, au milieu d'une Rentrée de bulldozers. Je genre de livre qui donne envie de se battre comme on protège un plus petit que soi (alors qu'il n'a de petit que l'apparence), un roman qui mérite qu'on le prenne par la main – je vous promets qu'il le rend bien.
Message personnel
C'est aussi ça les livres qui comptent : ceux qui vous renvoient à vous-même sans le faire exprès. Tout au long de ma lecture, une petite voix ferme et bienveillante ne cessait de me dire qu'il serait peut-être temps d'arrêter de peindre des petits chats pour courir le monde et trouver mon sujet comme Marie Charrel, à l'évidence, vient de le trouver. Il est sans doute là, quelque part, en tout cas pas sur un écran d'ordinateur. Restera ensuite à trouver la bonne distance, et un peu de courage.
On n'en est peut-être pas si loin.