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merci castor

  • Edouard Louis, pas que de la gueule

    CouvEdouardLouis.jpg"J’avais depuis toujours, aussi loin que remontent mes souvenirs, vu mon père ivre se battre à la sortie du café contre d’autres hommes ivres, leur casser le nez ou les dents. Des hommes qui avaient regardé ma mère avec trop d’insistance et mon père, sous l’emprise de l’alcool, qui fulminait Tu te prends pour qui à regarder ma femme comme ça sale bâtard. Ma mère qui essayait de le calmer Calme-toi chéri, calme-toi (...)"

    Chaque Rentrée a ses petits nouveaux – des petit(e)s jeunes de vingt ans qui mettent leurs tripes ou font leurs cabrioles dans un premier roman que les journalistes saluent complaisamment (une invitation au Grand Journal fait généralement partie du package). Que de la gueule, dirait mon copain M qui se fout des rentrées littéraires comme de ses premières chaussettes de foot. Les dernières promotions s'appelaient Kerr, Guyon ou Delfavard... Mais oublions, oublions.
    En 2014, il se nomme Edouard Louis, et sans doute en avez-vous déjà entendu parler. Ou alors, ça ne saurait tarder. Et pas seulement parce que le jeune homme a 21 ans et un beau titre ; parce que son livre est bon, vraiment.

    Pour une fois, ce n'est pas le Grand Journal qui m'en a parlé, mais mon ami Castor, un homme au goût sûr et au dégoût sans pitié. Il m'avait parlé de "claque", et il n'est pas du genre à abuser de ce genre de clichés. Alors j'ai ouvert Pour en finir avec Eddy Bellegueule, sans me protéger la joue. Et en quelques pages, j'ai compris.

    Résumons : le jeune Eddy grandit dans un de ces villages picards qu'on garde volontiers sous le radar. Le menu local : alcool, violence, allocs et malbouffe, collège ou usine, télé non-stop dans des maisons délabrées et squats à la bière sous l'abribus, et puis foot et pastis parce qu'on est pas des pédés. Sauf que le jeune Eddy est né plutôt efféminé, et ça, ça passe plutôt mal.

    Dans le couloir ils m’ont demandé qui j’étais, si c’était bien moi Bellegueule, celui dont tout le monde parlait. Ils m’ont posé cette question que je me suis répétée ensuite, inlassablement, des mois, des années, C’est toi le pédé ?

    Et Edouard Louis raconte. L'enfance, les insultes, l'école, les coups, les copines pour faire semblant, l'attirance pour les hommes, les sorties dans la boîte du coin, les tentatives de fuite.
    Je conçois que là, comme ça, je vous donne assez peu envie d'aller voir. Et pourtant je vous le dis : allez-y, les yeux fermés, et sans vous boucher le nez.

    "Une claque", disait le castor? Je ne suis pas totalement d'accord. Parce que l'auteur, justement, ne cherche pas à vous mettre une claque. Il raconte, avec une langue simple et des italiques où pointent l'accent picard et la violence, sans jamais en faire trop, en équilibre constant entre le factuel et le jugement (vous avez remarqué comme le romancier français s'érige souvent en juge?).
    C'est qu'Edouard Louis a trouvé la distance parfaite par rapport à son sujet.
    L'a-t-il travaillée, cette distance, ou est-elle venue naturellement ? Peu importe : c'est peut-être ça qu'on appelle la grâce, où le "je" de l'auteur s'efface complètement derrière celui du narrateur.

    ... Et voilà que vous vous retrouvez plongé dans un village où vous n'auriez jamais mis les pieds. Je me suis demandé, en lisant, si j'aurais pu regarder un film ou un documentaire sur le même sujet. Certes, on verrait la maison délabrée, et la gueule de la mère, on aurait mal avec le jeune Eddy quand il se fait tabasser. Mais comme devant un film de Stephen Frears, j'aurais sûrement cherché, d'instinct, à prendre mes distances, comme si je regardais le village en restant bien à l'abri derrière une vitre. En roman, tout est différent. Protégé par le papier des odeurs, des coups, des cris et de l'humidité qui ronge le bois des lits superposés, on est dans le village avec le narrateur, on a comme lui envie de creuser, de comprendre, et de s'enfuir avec lui plutôt que de refermer le livre.

    … Mais assez parlé – je fais comme un auteur français, là : je parle de moi au lieu de parler des autres. Lisez Pour en finir avec Eddy Bellegueule. Si vous n'aimez pas, vous pourrez venir me casser la gueule. Je suis confiant.