Il y a cinq ou six ans, je lisais encore les nouvelles que publiait Le Monde l’été. La plupart du temps, elles sentaient surtout le fond de tiroir. En général, je ne les finissais pas.
Sauf une, un jour, qui venait justifier toutes les autres. Elle s’appelait "L’usage du Monde".
Je vous le fais en accéléré. L’auteur s’adresse à la femme qu’il aime. Il sait qu’elle vient d’acheter Le Monde avant de prendre le train pour aller le rejoindre sur l’Ile de Ré. Il sait qu’elle va regarder la nouvelle, et il en profite. Ce n’est pas une déclaration comme les autres ; un jeu de piste, plutôt. Plutôt érotique. Il donne ses instructions : pense à ceci, pense à cela, ne lis plus pendant 15 minutes, caresse ton sein gauche, pense à moi et mouille… Il lui fait prendre conscience que d’autres personnes, Le Monde à la main, comprennent qu’ils sont dans le même train et vont rêver que la muse dont parle l’écrivain est peut-être dans le même wagon – peut-être cette blonde, là-bas, qui sait ?
Alors vient l’escalade : il lui demande de se rendre au bar, la nouvelle sous le bras. Imagine, dit-il – tous ces gens qui au même moment lisent la nouvelle et vont tous se lever pour aller au bar – ces hommes qui te chercheront et ces femmes qui jouiront de pouvoir faire croire qu’elles sont toi. Tout cela se termine pantelant dans les toilettes du train, mais derrière l’érotisme c’est bien une déclaration d’amour. Et un moment de lecture franchement jubilatoire.
Voilà. Je m’en souvenais très bien, de cette nouvelle. Je l'avais même gardée.
(et comme je suis vraiment sympa, je vous ai retrouvé la version intégrale - c'est ici)
Et puis, en septembre dernier, j’apprends qu’elle est le pivot du nouveau roman d’Emmanuel Carrère – Un roman russe, donc. Et que, bien sûr, les choses ne se sont pas (mais alors, pas du tout) passées comme prévu. J’aurais pu me précipiter dessus, mais bizarrement non – peut-être l’énergie suspecte avec laquelle Frédéric B. vantait ce livre, allez savoir.
Un an après, enfin, je viens de le lire. Un roman inracontable, mêlant les déboires sentimentaux de l’auteur et ses voyages dans la Russie profonde à la recherche de ses racines russes et d’un déclic qu’il ne saurait définir. Bref, le genre de roman qui ne peut tenir que par le talent de son auteur. Et qui tient. Rien n’est simple chez Emmanuel Carrère, mais tout paraît facile à la lecture. Sacrée gageure.
Ce soir je boirai une vodka à la santé de l’auteur. A la liberté de l’écrivain – une liberté dont je pressens bien que, comme pour Carrère, elle ne rend pas forcément heureux, mais que je continuerai à poursuivre, parce qu’au fond il n’y a sans doute pas grand chose de pire que d’être malheureux en se sentant emmuré dans une vie qu’on n’aurait pas choisie.
A suivre
Commentaires
J'ai eu un bref échange de courriel avec Emmanuel Carrière suite à la lecture de cette nouvelle qu'il avait écrite.
Pour la petite histoire, il a échoué dans sa tentative. Mais c'était joliment tenté, non ?!
Tu eusses pu prévenir plus tôt, mais il y a toujours de la vodka au freezer, passe quand tu veux...
Par ailleurs, c'est vrai, t'es vraiment sympa de nous l'avoir retrouvé.
> CUI : tu es dans le roman, alors...
(joliment tenté, oui - mais imaginer que 10% des passagers d'un train lisent une nouvelle du Monde, voilà une sacrée erreur d'appréciation)
> Castor : ce qui est bien, avec la liberté de l'écrivain, c'est qu'on peut lui porter un toast à peu près tous les jours...
c'est marrant je m'en souviens hyper bien de cette nouvelle ! cela sentait les vacances d'autrefois...
Excellent, ce livre de Carrère, même si j'ai trouvé le procédé de la lettre pour le moins hasardeux... Je me rappelle aussi le début du roman, où il disait à sa compagne qu'il avait rêvé d'une partouze dans le train avec les voyageuses du compartiment... Il pensait lui faire plaisir avec ce genre de déclaration ! Je l'ai trouvé assez cruel, tout au long du livre, dans son rapport avec les femmes...
> Lidell : ... mais le roman nous apprend qu'il ne faut trop tôt pas crier Victoire ;-)
(faudra que tu me parles de tes vacances d'autrefois)
> Pat : le personnage apparaît souvent comme odieux, oui, et assurément impossible à vivre - c'est d'autant plus fort, je trouve, de tirer de tout ça un livre aussi enlevé, où jamais le pathos ne prend le pas sur l'histoire
Une vodka pour moi aussi (rien de tel après le yoga..)
J'en garde au frais pour la prochaine fois...
(c'était bien une dédicace)
oui bon, vu l'état des toilettes dans les trains russes... :)
ah ah on ne m'avait pas menti, tu es en pleine forme. Tu ne veux pas aller voir le Bégaudeau avec moi? (histoire de dauber un peu)
> Gondolfo : je ne voudrais pas faire la pub des toilettes sncf, hein, mais cette histoire-là se passe plus près de Poitiers que de Kirov
> Lidell : oh oui.
(et dire qu'il ne sait pas encore)
Je me souviens avoir lu également cette nouvelle à l'époque... J'étais jalouse de cette femme et j'aurais aimé qu'on écrive pour moi une nouvelle similaire. Ca, c'est mon côté titulaire d'un "DEA de Muse" (option situations érotiques) qui ressort.
Je me souviens très bien de cette nouvelle. La capture du mot "érotique" lors de ma lecture en diagonale du monde avait figé mon parcours. Pas fréquent une nouvelle érotique dans le monde, même en été!
Pourtant même renforcé par la charge érotique qu'apportait l'écrin du monde la nouvelle m'avait déçu: une petite manipulation de post ado.
Plus tard mon opinion a changé et j'ai aimé le cynisme de tenter de séduire une jeune femme tout en étant payé pour écrire : l'histoire était vraie.
Devrais je aussi admirer le cynisme d'en faire un pavé d'une histoire maintenant éventée ?
Cynisme je ne pense pas...
(et puis, la nouvelle n'est qu'un petit bout du roman)
Ce livre "un roman russe" (qui sort en poche dernièrement) m'avait marquée. Quelle prise de risque je trouve de faire paraître une nouvelle érotique quasiment en temps réel ! quelle belle preuve d'amour ! Carrère a aussi tourné un film, documentaire de son voyage en Russie, "Retour à Kotelnitch" que je te recommande suite au livre.
Merci Flora pour l'info!
Je me demandais, justement (comme pour "Crack" de T. Jordis, d'ailleurs).
Mais voilà qui ne doit pas être facile à trouver, non ?
tu veux parler du DVD ? il date de 2005, est dispo sur amazon au prix de 9.99€ ! Pour la petite histoire, après avoir lu le roman de Carrère, j'avais trouvé le DVD par hasard dans ma bibliot... quand à "Crack" je ne connaissais pas mais pourquoi pas !
J'irai voir ça, donc... Merci!
(NB- à lire le livre, on peut raisonnablement douter que ce film ait eu droit à son dvd ;)