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  • Arab Jazz

    Minuit. La ligne 4 remonte vers le nord, mes deux voisins descendent lentement la canette de 8°6 qu'ils se partagent. Le type assis à côté de moi est un simplet qui parle trop fort ; l'autre a la tête ronde et l’œil malin, il laisse brailler son compagnon de beuverie, placide et débonnaire. J'ai mon livre à la main, j'écoute vaguement comme on écoute dans le métro, une demi-oreille branchée sur le duo.
    En bout de ligne, un mot finit par me faire rire, regards, salut, la porte de Clignancourt arrive, tout le monde descend, bonne soirée.
    Mais en haut de l'escalator, Placide m'attend. Il tient à me parler tandis que Simplet achète un kebab.
    C'est que ça lui fait plaisir que j'aie ri à sa blague, me dit-il. Mais ce qui lui fait le plus plaisir, c'est que je lise un livre.
    - Ça veut dire que pour vous faire croire des salades, faut se lever tôt, hein !
    Et voilà. Abdel, fier français berbère quinquagénaire, commerçant à Grigny en goguette à Clignancourt vent de trouver une des plus belles justification de la littérature. Vous autres qui préparez des colloques ou des livres entiers sur le sujet, vous pouvez vous recoucher.

    Un quart d'heure plus tard, Placide et moi connaissons nos parcours et nos cafés respectifs (bon, surtout les siens), nous nous serrons la main pour la dixième fois, Simplet a fini son kebab, salade tomates oignons, il lui tarde d'aller se payer du bon temps avec son copain Abdel, lequel soupire et cligne de l’œil. Cette fois j'y vais.

    Une minute plus loin, j'arrive devant chez moi, un groupe de quatre blancs-becs tape la discute, bières en main, voix qui se baissent quand j'approche, je crois comprendre qu'ils hésitent à sauter la grille pour aller pisser tranquille dans le parking de l'immeuble. Je passe l'angle, j'en vois un qui prend son élan. N'y pense même pas, je dis. Le gars recule.
    Vingt minutes plus tôt, sûr que j'aurais laissé faire en pestant dans ma barbe. La littérature ne peut pas tout, je sais que j'ai parlé comme l'aurait fait Abdel, que c'est lui qui m'a donné cette assurance que j'ai surprise dans ma voix. Hop.

    ob_3a2ca2_arab-jazz.jpg(au fait, le livre : Arab Jazz, de Karim Miské. Un polar made in XIXe (arrondissement), et bien plus qu'un polar. Rythmé, intelligent, une plume vraie et pas de faux mystère, que demander de plus ? Il y a de l'Abdel dedans, allez-y voir.)

  • Le Puits était profond

    product_9782207117682_195x320.jpgOn m'avait prévenu que ce livre n'était pas désopilant, c'est à peu près tout ce que j'en savais. Ah, si : on m'avait dit aussi qu'il était court (111 pages, excellent calibre), et qu'il était bon. Ça suffisait, finalement. Et il avait fait son chemin jusqu'à la table de mon libraire, où les places sont chères.
    L'avantage des romans courts, c'est qu'ils ne tardent pas à aller au fond des choses. Ici, dès la première ligne.

    - Impossible de sortir on dirait, dit-il. Puis il ajoute : Mais on sortira.
    (Ivan Repila, Le Puits, p.1)

    Ce sont deux enfants ('le Grand' et 'le Petit') coincés au fond d'un puits. Ensemble ils s'organisent pour la survie quoiqu'il semble improbable qu'ils en sortent vivants – en tout cas pas tous les deux. Ils ont froid, ils ont faim.
    Dans un coin, un sac de provisions mais le Grand défend d'y toucher – c'est pour maman, dit-il. Mais on ne sait pas vraiment où est maman, ni qui elle est, si qui sont ces gens qui parfois se penchent en silence sur le puits. C'est la grande force de ce roman, d'ailleurs. On n'y explique rien, quelques indices tout au plus, et la plupart des mystères resteront entiers, à moins que le lecteur ne trouve lui-même la clé. Je pense en avoir trouvé une mais là c'est moi qui ne vous dirai rien, vous m'en voudriez. Une clé en forme de métaphore, métaforte mais qui n'explique pas tout – et tant mieux, au fond, ce serait plus décevant qu'autre chose.

    Ainsi donc, au fond de leur puits, les deux enfants luttent contre la folie, le Grand tente d'en préserver le Petit à qui il promet la sortie tout en mangeant systématiquement la plus grande part de la maigre nourriture qu'ils parviennent à trouver. Et parfois, il le prépare à la vie dehors.

    - Quand on sera là-haut, on fera une fête.
    - Une fête ?
    - Oui.
    - Avec des ballons, des lumières et des gâteaux ?
    - Non. Avec des pierres, des torches et des potences.

    Le Puits a la force d'un grand conte – du genre qu'on n'oublie pas, dont on ne perçoit pas immédiatement le sens caché mais auquel on sait qu'on repensera, un jour, sans préavis. Quand je pense que l'auteur est plus jeune que moi, je suis un peu jaloux, j'avoue. Quand je lis que c'est son premier roman publié, je suis admiratif. Et quoi qu'il en soit, je suis surtout content de l'avoir lu. Alors oui, je vous préviens : ce n'est pas désopilant, mais c'est profond, et c'est bon, très bon.

    Sur ce, je pense que j'en ai bien fini avec cette Rentrée – étrangement je crois que je n'aurai jamais autant lu de livres de septembre. J'ai une bonne envie de classiques, on en parlera peut-être, ou peut-être pas. La Toile veut parler de moi, paraît-il, il est grand temps que je mette les voiles.