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  • Le caricaturiste et le cireur de pompes

    9782021139181.jpgJe n'aime pas beaucoup les citations dans les critiques de livres. Elles rendent rarement justice à leur auteur quand on les sort de leur contexte – à moins de valoriser le sens de la formule, bien sûr. Mais la recherche de la formule plombe bien assez comme ça la production romanesque française, je trouve.
    Heureusement, Juan Gabriel Vasquez, tel l'impossible, n'est pas français. Aucune recherche de petite-phrase-qui-fait-mouche dans ses "Réputations", que de l'intelligence, de la précision dans le mot et la pensée, et une construction simple et parfaite.

    L'histoire ? Simple. A Bogota, un caricaturiste politique du genre inflexible est sur le point de se faire décorer pour l'ensemble d'une œuvre qui lui a pourtant valu moult inimitiés par le passé. Le soir-même, un fantôme resurgit, et le doute s'installe. Je n'en dis pas plus, je déflorerais. Et puis pour une fois, je laisse parler l'auteur. Deux extraits, je vous promets que le reste est du même tonneau.

    "Depuis quand les cireurs du centre-ville avaient-ils des horaires fixes ? […] Mallarino avait changé, les cireurs aussi. Il n'allait presque plus en ville et avait pris l'habitude de regarder le monde sur des écrans et dans les pages des journaux [...] à croire qu'il estimait que son mérite l'y autorisait et qu'à présent, après tant d'années, c'était à la vie de venir le chercher."
    (J-G. Vasquez, Les Réputations, p. 15)

    "La vie est le meilleur caricaturiste qui soit […] Ceux qui comprennent ce que je veux dire savent que je ne parle pas seulement de particularités physiques, mais de la trace mystérieuse que laisse la vie sur nos traits, du paysage moral, oui, je ne vois pas comment le qualifier autrement, du paysage moral qui se dessine peu à peu sur notre visage à mesure que la vie s'écoule et qu'on commet des erreurs ou qu'on voit juste, à mesure qu'on inflige des blessures ou qu'on s'efforce de ne pas le faire, à mesure qu'on ment, qu'on trompe ou qu'on persévère, parfois au prix de grands sacrifices, dans la tâche toujours ardue qui consiste à dire la vérité. Merci beaucoup." (p.55)

    De rien.

     

  • La concision selon Sureau

    françois sureau, le chemin des morts, concisionIl y a des noms, comme ça, qu'on connaît sans rien savoir. François Sureau, par exemple. Si on m'avait demandé j'aurais répondu que c'était un écrivain, mais un écrivain qui écrivait quoi ? Je n'en avais aucune idée. Simplement la vague intuition que parce que personne (amis et friends, médias ou revues) ne m'en avait jamais parlé, ce ne devait pas être un écrivain pour moi.
    Ce qu'on est bête et primaire, quand même.

    Heureusement, j'ai deux éditeurs au goût sûr. Et éclectique. L'autre soir, on aurait pu parler de SLC, fomenter un plan de conquête du monde et puis finalement non, on a parlé d'autres livres, ils soutenaient Maulin pour le prix de la page 111, puis ils ont insisté sur un livre qui n'atteignait pas la moitié de 111 pages. Le chemin des morts, de François Sureau. Ils ne m'ont rien dit dessus, ou presque, juste Lis-le. Ce n'était même pas un conseil, c'était une évidence.
    Il m'a fallu deux semaines pour m'y résoudre, et le trouver. Et puis cette première phrase :

    Les années quatre-vingt sont loin et me font penser à l'avant-guerre, mais à une avant-guerre que nulle guerre n'aurait conclue, et qui aurait simplement changé de cours.

    Je n'en dis pas beaucoup plus, les 55 pages du roman sont de ce calibre et ne faiblissent jamais.
    55 pages de souvenir d'un passage au Conseil d'Etat, à la commission des recours des réfugiés, au début des années quatre-vingt, et d'un cas en particulier : celui d'un réfugié basque, repenti de l'ETA et qui se dit menacé de mort de l'autre côté des Pyrénées. Faut-il le croire, au risque de désavouer la toute nouvelle République espagnole ? Atermoiement de l'homme, dilemme du juriste.

    55 pages qui en valent 200, écrites avec le recul de la sagesse et la liberté du retraité, où l'on s'amusera à noter ce qui ne change jamais chez les hommes (le fonctionnaire face à sa tâche, l'inertie face à l'exception)... et en creux, toutes les choses qui ont changé depuis trente ans et dont on s'étonne parfois qu'elles aient un jour été différentes. Sur le rapport aux frontières, par exemple. Et à l'étranger.

    [ci-gît un autre extrait que je retire pour mieux te laisser découvrir. Je n'en garderai que la conclusion : "Lorsqu'un juge adopte une solution, c'est bien souvent que la décision inverse lui paraît impossible à rédiger, pas davantage."]

    55 pages, dont une bonne quinzaine sont désormais cornées.

    Salut à toi, auteur en promo qui assure peser chaque mot d'un roman. Repèse bien tes mots, et lis François Sureau.

     

  • Marc Molk ou le musée autrement

    Molk, Plein la vue, Wildproject… Ainsi donc je voulais vous parler de Marc Molk et de son Plein la vue (La peinture regardée autrement). Promis, je tâcherai de rester concis, de toute façon ce sera à vous de voir.

    Le principe du livre est simple : 30 tableaux (des drapés XVIIe au porno-chic des années 2000 en passant par un Malevitch écaillé) et 30 chroniques, comme autant de regards. Et autant prévenir tout de suite : avec un format proche du poche, ce n'est pas un livre d'art dont on se cogne du texte, et qu'on laissera sans l'ouvrir sur la table basse du salon.
    Ainsi posé, évidemment, tout le sel du livre est dans la plume de l'auteur. Ça tombe bien, celle de Marc Molk – à la fois peintre et écrivain – ne manque pas de pigment. Mais j'ai promis la concision, fois d'adjectifs, illustrons.

    Dès le premier tableau, le ton est donné.
    Dire "joli", c'est passer pour un idiot, commence Molk, qui brode sur le l'Art avec une majuscule et semble nous prévenir de tout hédonisme de fainéant, avant de conclure en pirouette : Dire "joli", c'est militer pour la douceur de vivre, contre tous ceux qui veulent nous éduquer, nous instruire, faire de nous des petits singes savants, précis, des soldats vétilleux du "Beau". Monet, Hokusai, Chardin, Botticelli (…) avant tout et avant toute autre chose, c'est d'abord joli.

    Entre ici lecteur, et n'aie pas peur, le monsieur ne va pas te manger si tu ne sais pas quoi dire devant un tableau. Comme une invitation à la dégustation où l'on aurait droit de ne pas savoir parler de la robe d'un vin ni de ses tanins et où l'on oserait dire "il est bon".
    Et ce sera comme ça tout du long. C'est libre, c'est iconoclaste, ça met du poil à gratter dans le col des académiciens sans renier les beautés les plus académiques, ça saute gaiement dans les flaques mais jamais gratuitement. Marc Molk se met au niveau du spectateur pour mieux l'emmener avec lui dans sa découverte de la peinture. Et quand apparaît une référence ce n'est jamais pour écraser le lecteur mais pour lui donner envie d'aller plus loin. Pour donner envie, tout simplement.

    De chronique en chronique, il se promène dans un tableau ou s'arrête sur un détail, puis c'est un point d'esthétique, une invitation à l'imagination, le souvenir d'une partouze qui foire ou un mini-exposé d'histoire de l'art.
    Le livre n'a pas la prétention ni la cohérence d'un cours des beaux-arts, mais il en a l'intelligence, et la force – avec les digressions du bon prof sûr de son fait et qui sait tenir son auditoire.
    Sur la disparition progressive de la chasteté, par exemple, sous les coups de boutoir de la modernité.

    408772172367119024_1396267154.jpgLe temps n'était plus à la délicatesse, il fallait bien écarter les jambes à présent, tout voir et tout montrer. Le spéculum moderniste avait son intérêt, évidemment, la fin d'une certaine forme de cucuterie qui confinait à l'hypocrisie, un réveil des sens, l'affirmation de la valeur transgressivité. La pornographie ou la génitalité crue en peinture ont toute leur place, mais fallait-il pour cela vouer aux gémonies la suggestion, la douceur, toutes les fleurs bleues de la création, avec ce même intégrisme, en miroir, qui avait animé les hérauts du puritanisme ? Peu de caresses au vingtième siècle si on fait le compte.

    Et l'on passe ainsi de Vallotton à Picasso, on retrouve Max Ernst ou Otto Dix, on découvre Böcklin ou Forstner, on se réjouit de voir réhabilité ce Bouguereau que l'on ne connaissait pourtant pas en ouvrant le livre, on s'enhardit à regarder avant de lire...

    19-AXEL-PAHLAVI_SAINT-MICHEL_2009_huile-et-acrylique-sur-toile_250x200.jpgTenter de plier un tableau tout entier à une interprétation, quelle qu'elle soit, est un réflexe d'une intergalactique bêtise. Il est normal de se raccrocher aux branches, d'élucider les références que mobilise une image, de fournir un nom, au moins provisoire, aux émotions que l'on ressent, mais il faut s'en défier. Un seul critère compte vraiment : Est-ce que ça le fait ? (…) Le reste, c'est du baratin, c'est de la mousse pour draguer les filles, pour se draguer soi-même et finalement pour se protéger du chaos que les forces invisibles les plus belles peuvent mettre en notre esprit. Véritablement regarder, c'est accepter le chaos pour ce qu'il est (à propos du Saint-Michel, de Pahlavi)

    Marc Molk n'est pas ce prof dont on sent qu'il brûle de mettre des notes à la fin du cours. C'est le type à la fois pleinement dans sa passion et pleinement dans la vie, avec lequel on rêve de passer de temps en temps quelques heures dans un musée.
    … Et c'est exactement ça, ce livre. Une promenade dans la meilleure des compagnies, de l'intelligence sans fard, de la chaleur sur papier glacé, et pour le prix d'une seule entrée de musée.

     

  • Du prix (non unique) des livres

    tumblr_nccoac08Ju1tlfazio1_r2_500.pngOn ne parle jamais ou presque du prix d'un livre. Tu me diras, quand on aime on ne compte pas, mais à ce compte-là on pourrait en parler quand on n'aime pas, par exemple. Mais non, dans les critiques, il n'est jamais question du prix. On pourrait penser que c'est parce que les critiques n'achètent pas les livres qu'ils commentent, mais c'est faux : les blogueuses/eurs littéraires n'en parlent pas plus – et pourtant, même inondées de services de presse, la plupart restent de grandes clientes des librairies. On fait comme si tous les livres avaient le même prix, comme si c'était ça, le fameux prix unique du livre.

    Or non, tous les livres n'ont pas le même prix. Et même si l'inflation est restée faible ces dix dernières années, pour qui n'a pas un budget illimité, une traduction à 25€ et un roman à 15€, ce n'est pas pareil.
    Je sais bien ce qu'il en est pour les traductions : il a fallu acheter les droits, payer le traducteur (avec ou sans aide publique)... Mais quand Eho publie La Conversation de Jean d'O., par exemple, personne ne souligne que 15€ pour 120 pages écrites très gros, ça fait quand même très cher du mot. Trop plouc, sans doute.

    … Mais pardon, plouc ou non, je ne voulais pas aller dans ce sens.
    Je voulais surtout noter que personne ne remarque non plus quand un éditeur fait un vrai effort sur le prix. Les éditions Allia, par exemple : 6 ou 9 euros pour des romans certes courts mais parfois géniaux, avec le velours de la couverture et une qualité de papier incomparable avec celle d'un poche. En entend-on parler ? Si peu ! Pas de quoi donner envie à d'autres éditeurs de suivre la même voie, en tout cas.
    Parce que tout de même, avec tous les coûts de la longue chaîne du livre (si tu n'as pas d'ordre de grandeur en tête, retiens que l'éditeur touche moins de 45% du prix HT du livre que tu achètes, avec quoi il doit payer l'impression, l'auteur (8 à 10%) et la promotion de l'ouvrage (s'il lui reste un centime)), avec tout ça, donc, baisser le prix relève d'une sorte de folie.

    Et pourtant, régulièrement, certains s'y essaient. De gros éditeurs, sur le modèle de Taschen, tentent parfois un coup, en pariant sur de gros volumes de vente – mais en littérature, rarement...
    Pour prendre un exemple que je connais bien : il y a deux ans, quand est sorti Le métro est un sport collectif, Rue fromentin a tenté un pari : ils ont à la fois investi dans la qualité (papier et couverture), et fixé un prix modique : 12 euros, franchement, c'était osé. Alors qu'il aurait été si simple de le mettre à 15 ou 16 € (quitte à prendre un papier plus bouffant pour donner une impression de volume (c'est si facile))... Mais au final, qui a salué leur initiative ? Personne, je crois. Pas même des amis, ou les visiteurs de salon du livre. Nada.

    Dans les écoles de commerce, on appelle ça l'élasticité-prix : la rapport entre l'évolution du prix d'un produit et le volume des ventes. Disons-le clairement : que la couverture soit souple ou cartonnée, je ne connais rien d'aussi peu élastique qu'un livre. Et c'est dommage.

    … Et au fait, me demanderas-tu, pourquoi parler de ça maintenant ? Eh bien parce que de temps en temps, bille en tête face à l'implacable, un éditeur entreprend de braver le destin et les statistiques économiques. Wild project... Garde ça en tête quand je te parlerai du livre de Marc Molk que je suis en train de finir. J'aurais pu t'en faire l'éloge s'il avait coûté vingt euros. Il n'en coûte que douze, et c'est encore plus beau.