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Libertalia, Mikaël Hirsch

arton169-165x250.jpgJe ne sais si c'est un signe des temps, mais la littérature française regarde quand même sacrément dans le rétroviseur. Avec la joyeuse bande du Prix de la page 111, nous le constatons d'année en année : près de la moitié des romans français de septembre situent leur action dans le passé...
Mais il y a passé et passé. Le passé-souvenir (l'auteur plus ou moins déguisé en narrateur enquête sur son père/sa grand'mère/un oncle... passons). Le passé-décor, où l'auteur met tout son talent à faire revivre l'époque, parfois avec un savoir-faire édifiant (entre ici, Ken Follett)... Et ce qu'on pourrait appeler le passé-support, où l'auteur explore à la fois une époque mais aussi (voire surtout) ce qu'elle peut raconter sur nous autres, hommes d'hier et d'aujourd'hui – sur les mécanismes qu'on retrouve de Périklès jusqu'à l'ère numérique et qui fondent nos sociétés, ici ou là-bas. Parfois même ça se conjugue avec une vraie puissance d'écriture...
… et c'est là qu'arrive Mikaël Hirsch.

Son Libertalia commence en Alsace, en 1872, après la défaite du Second Empire contre la Prusse de Bismarck. Pour ceux qui ne veulent pas devenir Allemands, il n'y qu'un choix : il faut quitter la terre natale et fuir vers la France de l'intérieur, de l'autre côté des Vosges.
C'est ce que font les deux personnages du roman : Baruch le petit ouvrier juif, et Alphonse le bourgeois qui rêve d'aventure et d'îles pirates. Ils arrivent à Paris sans grand bagage, mais finiront par faire leur trou et trouver leur place et grimper les échelons de la IIIe République...
La première force du livre est dans le décor : dans sa façon de faire revivre le Paris de la fin du XIXe siècle – dans l'ambiance noire des rues mais surtout dans ses salons, et ses ateliers. La deuxième est dans le miroir qu'il nous tend : deux réfugiés alsaciens après une guerre perdue, arrivés avec tant d'autres dans une ville déjà surpeuplée – je ne suis pas sûr que Mikaël Hirsch l'ait voulu ainsi (et tant mieux, peut-être : ça n'en est que plus fort), mais l'écho est assez frappant avec ce qui se passe un peu partout autour de nous depuis quelques mois.
La troisième force réside dans la tension entre les rêves de pirates des deux héros (Libertalia!) et la réalité de leur ascension sociale : Baruch dans l'atelier de Bartholdi où l'on construit la statue de la Liberté, Alphonse comme cartographe de la France coloniale...
Tout ça compose un roman d'une richesse étonnante pour ses 140 pages.

… Et pour une fois, plutôt que d'analyser, je m'en vais laisser l'auteur se défendre tout seul.
D'ordinaire je n'aime pas mettre de citations – elles rendent rarement justice à leur auteur. Mais là... Il y a peu de livre que j'aie autant corné dans ma bibliothèque.
Je vous en laisse juge.

"Fons et Baruch laissèrent derrière eux Nogent et ses couteaux, Chaumont, Bologne et toute une tripotée de villages déjà moribonds qui, anticipant l'exode rural, se vidaient lentement de leur sang agricole pour ne plus devenir que des souvenirs pâlots, des registres de messe et des actes notariés. On allait faire fortune à Dijon, dans les manufactures de biscuits, tandis que la campagne s'esquintait au soleil, rissolait dans des reliefs de saindoux un peu rance, sur le bas-côté de l'histoire et de la géographie. Fons et Baruch traversaient la France qui ne laisse pas de traces, craint les révolutions bien plus que les monarques, plébiscite l'ordre pourvu qu'il soit ancien."
(M. Hirsch, Libertalia, p. 23 – éditions Intervalles)

"A force de courir les salons, Alphonse s'était mis à fréquenter tout un cénacle d'hommes plus âgés qui le tenaient en sympathie et prétendaient se reconnaître en lui, car l'évidence de ses qualités flattait leurs vieux jours. On trouvait là des hommes politiques, quelques journalistes, des explorateurs et même des ingénieurs qui occupaient désormais la place tenue autrefois par les poètes. Les tabliers de pont avaient depuis longtemps remplacé les sonnets chers à Lamartine dans le cœur des foules en manque d'aventure. Les aînés ne jalousaient ni sa jeunesse ni son aisance en société, mais cherchaient plutôt à s'allier cette personnalité dont la fréquentation les rajeunissait et les embellissait considérablement."  (p. 62)

Les mécanismes, je vous dis. Les mécanismes.
Salut.

 

Commentaires

  • J'aime beaucoup Mikael Hirsch, depuis Le réprouvé. A chaque fois, que je lis l'un de ses romans, je le trouve encore meilleur que le précédent, plus fouillé, plus fin, plus dense. A cette allure, je n'aurai plus de mots pour les décrire, ou alors c'est qu'à chaque fois le plaisir est de mise et que je repars avec ses personnages, comme si je ne connaissais pas l'écrivain et que je le découvrais. Une sensation rare et particulièrement réjouissante

  • Attention, commentaire archéologique : MH, que j'ai d'abord connu... blogueur, avant qu'il ne publie 'Omicron'. Pour le reste, je suis d'accord !

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