Il y a des livres qu'on a achetés un jour en se disant : "Tiens, je pourrais bien avoir envie de lire ça bientôt" et qui, depuis, prennent la poussière sur une étagère de la bibliothèque.
Et il y a ceux qui vous tombent dessus, pile au moment où vous en avez envie. Ou besoin.
Il y a deux semaines (scoop), je venais tout juste de rouvrir le fichier du roman-en-cours. M'y attendait une héroïne en devenir : tout ce que je savais d'elle, à ce stade, c'est qu'elle était coincée dans l'openspace d'une rédaction web, avec des rêves naïfs de vrai journalisme dans la tête.
Je connais un peu le sujet, on m'avait raconté quelques anecdotes et j'avais lu pas mal d'articles, mais à se nourrir seulement de presse il manque toujours un peu de profondeur.
… Lorsque soudain, je suis tombé sur ce petit livre rouge, de Lauren Malka :
Les journalistes se slashent pour mourir (La presse face au défi du numérique)
- Lis-moi ce livre tout de suite ! a dit Rachel (mon héroïne s'appelle Rachel)
J'ai hésité : avec un titre pareil, j'ai eu très peur d'un brûlot vite écrit, façon éditorial étiré en longueur.
Elle a insisté.
Elle a eu raison.
Car le livre est tout le contraire de ce que le titre pourrait laisser croire.
Lauren Malka n'a pas d'opinion à nous asséner, elle se pose des questions. Internet a-t-il tout changé au journalisme ? Et sinon, quoi ?
Pour chercher les réponses, elle a imaginé un dispositif joliment efficace. Elle se pose non pas en auteure mais en narratrice, affublée d'un complice ("le Naïf") qui pose sans fausse candeur les questions qui fâchent.
De colloque en salle de café (Elisabeth Lévy et Finkielkraut, en personnages secondaires, sont plus vrais que nature), de lectures en soirées arrosées, elle se promène dans le monde avec sa question centrale, rencontre ceux qui peuvent y répondre et invite volontiers les protagonistes chez elle pour prolonger le débat.
Rapidement, deux personnages principaux se dégagent.
D'un côté, un jeune journaliste, ses rêves en bandoulière (salut Rachel), qui s'alarme de ce que la profession est en train de devenir, minée par la course au clic et la soumission à Google.
De l'autre, un historien érudit et facétieux, qui s'ingénie à tout relativiser en rappelant quelques vérités oubliées et en déconstruisant les mythes à peau dure.
Et le livre se construit ainsi, chacun des deux faisant de son mieux pour convaincre l'autre.
Le jeune homme, persuadé de vivre une rupture fondamentale, raconte le plus factuellement du monde les cuisines des rédactions web, où les consultants remplacent les rédacteurs en chef.
L'historien, lui, se contente de jouer en contre, convoquant Renaudot, Girardin, Balzac, La Bruyère ou Baudelaire pour montrer que non, Google n'a pas tout changé – et que de tout temps on a crié à la mort et à la honte du journalisme.
Rachel s'est régalée.
Moi aussi, j'avoue.
J'aurais peut-être aimé que le jeune journaliste soit plus pugnace, en plus des faits qu'il raconte. Mais que l'historien ait le beau rôle, voilà tout ce que j'aime. Et celui-là remet joliment les choses à leur place (sa démolition de Finkie au début du livre est délicieuse), et en perspective.
Vivement qu'on le retrouve dans d'autres essais.
… Car ce petit livre, apprends-je, est le premier d'une collection "Nouvelles mythologies", chez Robert Laffont, qui se propose (pour 10 euros seulement - ça compte, le prix d'un livre) "d'interroger la norme, la représentation, les poncifs".
Bonne idée.
Bonus
Il faudra un autre livre, un jour, pour examiner, au-delà des Melty, Purepeople et autres couillonnades attrape-clic, le foisonnement actuel d'un journalisme qui a envie d'aller chercher plus loin que le bout de notre nez, du datajournalisme aux sites d'analyse, ou de reportage, qui tournent le dos au modèle publicitaire - donc de l'addiction au clic, cette drogue bas-de-gamme.
A ce sujet, une dernière réflexion : en 2003, alors que le journalisme me tentait encore un peu, j'ai lu ce livre d'un jeune homme qui sortait du CFJ. Il racontait comment, derrière les beaux discours et les CV ronflants, on lui avait surtout appris à faire des micro-trottoirs, écrire des lancements de sujets bidons et couper des dépêches en 800 signes. Le livre s'appelait Les petits soldats du journalisme, il était signé François Ruffin (oui, le gars de Fakir, et de Merci patron), et il était bon.
L'année dernière, par curiosité, je suis allé aux Portes ouvertes du CFJ. J'y ai vu tout le contraire : des jeunes gens qu'on encourageait à explorer des pistes nouvelles, et qui semblaient s'emparer de cette liberté. Evidemment, parmi eux, certains finiront par nourrir les tuyaux de BFM et de Buzzfeed. Et alors ? Il ne tient qu'à nous de nous intéresser surtout aux autres : je veux bien croire, maintenant, qu'ils sont plus nombreux.
… Que le jeune journaliste de Lauren Malka se rassure, donc. Merci à lui de nous avoir éclairés sur la salle des machines des dealers de clics. Mais qu'il tente donc autre chose. Un jour peut-être, il pourra dire à l'historien qu'entre deux faux scandales et trois lolcats, on vit une époque pas si pourrie.
A ce moment-là, qui sait, il aura peut-être rencontré Rachel.
Sur ce je file écrire – la prochaine fois, on parlera de pirates, non mais !