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N., entre deux âges

C’est au comptoir que j’ai croisé N., Il y avait du rouge dans son verre, du blanc dans le mien, il fallait bien échanger.
Pas de montre, pas de contrainte. Juste le plaisir d’une conversation légère et profonde, entrecoupée de quelques rencontres fortuites (salut à toi, F.), prolongée au gré des fermetures de bar. Je n’ai pas vu le temps passer, hormis dans les rides du front de N.
Toute la soirée, j’ai regardé son visage, il y avait un truc que je ne parvenais pas à saisir. Ce matin, j’ai essayé de me le rappeler. Et enfin j’ai compris ! Toute la soirée, avec N., nous avons flotté entre deux âges.

« Entre deux âges » : expression si classique et si vide ! Quand j’ai commencé à écrire, je devais l’utiliser souvent – c’est pratique, « entre deux âges », un joli passe-partout qui fait croire qu’on dit quelque chose quand on réalité on est incapable de définir un personnage.
Puis j’avais lu un jour une chronique qui tournait l’expression en ridicule : « entre deux âges » n’existe pas, disait l’auteur, puriste, qui ajoutait, cynique et plein de bon sens, qu’on est toujours entre deux âges. Conquis j’avais suivi, bannissant l’expression de mon vocabulaire. Et quand ici ou là je la lisais dans un bouquin (fût-ce un best-seller) je me disais « hou, le mauvais ! ».

Bref.
Ce matin, entre aspirine et café, je viens de comprendre : N. EST entre deux âges.
En fait, elle A deux âges.
Quand elle rit de bon cœur, tendant son visage en avant, elle est exactement cette fille de 20 ans qui devait avoir les joues un peu rondes à force de croquer la vie avec confiance.
Mais le plus souvent, ce sont les cernes sous ses yeux que l’on remarque, ces dents abîmées par la clope et ce regard qui tombe un peu quand elle conte les petits coups répétés que la vie lui a envoyés au visage : alors elle a déjà 40 ans, un corps encore jeune peut-être, mais les traces extérieures de jeunesse ont disparu.
Quand elle sourit doucement, enfin, N. a juste son âge. Avec une certaine grâce. Mais l’instant ne dure jamais, de nouveau elle balance entre se deux âges, et on aimerait ne s’adresser qu’à la jeune fille, on voudrait lui dire de faire attention, de se préserver – je sais ce qui t’attend, petite, je le vois, prends soin de toi, lève le pied, un verre d’eau s’il vous plaît mademoiselle, c’est pour une amie ! Mais on a jamais le temps de lui dire tout ça. Ou pas le courage. Ou pas le droit ?

Alors on commande un 7e verre, pour chasser la femme sombre et entendre à nouveau rire la jeune fille. Puis un autre verre, un autre bar, une autre rencontre un autre verre… Ensuite sans doute on finit chez elle, corps à corps, caresses et consolations mutuelles pour terminer en jouissance. Puis le réveil, difficile, à côté d’une femme au regard sombre, aux dents plus jaunes encore que la veille, aux cernes plus profondes. On se souvient des bons moments de la veille, on se demande, on n’est pas fier. On se rend compte qu’on a encore abîmé la jeune fille au rire clair pour n’en profiter qu’une nuit.

Ce soir, promis, on sera sobre.
Mais N., elle, remettra ça. Elle a besoin de cet oubli.
N. s’abîme avec tout le monde, et on n’en profite qu’une fois.

Commentaires

  • C'est très beau. Je relis ton texte et me dis : "ecris quelque chose de beau, ma fille, pour un texte aussi touchant".

    Je nai pas les bons mots, mais le coeur bat.

  • > Caro : ben là, c'est moi qui suis touché... Merci.

  • caro: un comme çà, ne le laissez surtout pas filer...

  • Tombée sur ce texte par hasard, je l'ai relu plusieurs fois. J'aurais bien des choses à dire mais comme caro, les bons mots me font défaut. Il paraît que le silence est d'or...

  • Triste, mais beau. Alors je n'ai pas pu résister au plaisir de laisser un petit commentaire, comme on laisse un caillou quelque part sur un chemin de randonnée. Histoire de dire qu'on est passé, histoire de laisser une trace, pour que N. ne tombe pas dans l'oubli...

  • > La miss / Ysé : vos petits cailloux me font très plaisir, j'ai toujours eu une tendresse particulière pour ce vieux texte.

  • Un texte n'est jamais vieuxquand il touche les lecteurs ici et maintenant. ;-)

  • Mon dieu, je découvre ce lieu ce soir et je dois dire que la surprise est de taille. Je croyais que des objets comme ce texte avaient déjà disparu depuis des millénaires, en vérité non !
    Très touchant, peut-être parce que N. et moi semblons avoir des points communs ...
    Voilà qui me donne envie de feuilleter ce blog jusqu'à en découvrir chaque petite phrase. Je me lance.

  • > Lola H : (rougissant) eh bien... hum... je crains, du coup, que le reste ne soit décevant...
    (parce que oui, ce texte est un peu particulier)
    quoi qu'il en soit... merci

  • Que le reste ne soit décevant ? Absolument pas, croyez-moi.

    A propos, et N. que devient-elle finalement ? "La jeune fille au rire clair", est-il sûr qu'elle va disparaître ? N'a-t-elle pas une toute petite chance de survie ?

  • Well... je reste rouge, alors... Mais vous me donnez aussi l'occasion de vous décevoir : je n'ai aucune idée de ce qu'est devenue N.
    (mais les jeunes filles au rire clair ne disparaissent jamais totalement, non ?)

  • Je ne sais pas, justement, j'ai un doute parfois.

  • Je l'ai vu chez certaines très vieilles dames.
    (quant à celles qui l'auraient enfoui trop profond, eh bien... je ne saurais dire, je ne les connais pas)

  • Dans ce cas ...
    Merci pour les réponses.

    PS - Non, décidément je ne suis pas déçue. ;-)

  • So long, jeune Lola aux PS souriants ! ;)

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