Le métro vient de replonger sous terre vers la Bastille et une petite dame a fait son entrée dans la rame, elle déclame un poème inspiré de Prévert. Je la connais, cette petite dame à la voix énervante, je l’ai entendue souvent sur la ligne 4 – elle dit toujours le même poème, sans talent mais avec vitalité, en déambulant dans le wagon comme une actrice sur scène. J’ai fini par comprendre que ce poème était sa bouée de sauvetage, qu’elle le traînait avec elle toute la journée. Alors quand je la croise, je n’ai pas le cœur à faire semblant de lire et souvent je salue son chapeau d’une pièce.
Donc elle est entrée, cet après-midi, et j’ai reposé le Canard sur mes genoux, résigné.
Derrière moi un connard avec une vraie tête de connard ne l’entendait pas de cette oreille. Il aurait préféré être sourd. C’était un connard bien rasé mais il maugréait dans sa barbe, il cherchait l’approbation de ses voisins sans doute, mais elle ne venait pas, alors il a précisé : « y en a marre des cas sociaux. » Pas assez fort pour qu’elle l’entende, bien sûr, juste assez pour que j’aie envie de lui mettre mon poing dans la gueule.
Mais je n’en ai pas eu le temps parce que, dans le fond de la rame, un jeune enculé, moins jeune qu’enculé (mais aussi moins lâche) a commencé à crier : « elle nous fait chier ! »
Tout petit sur ma banquette, j’essayais en pensée de faire tampon entre la petite dame et le monde, je savais qu’elle avait bientôt fini, j’espérais secrètement que sa bouée l’empêchait d’ent…
« Va prendre des cours de théâtre ! » a gueulé le jeune enculé.
Elle s’est arrêtée, peu après, découragée comme je l’avais déjà vue, un soir vers minuit. Très digne, elle n’a pas répondu. Très digne, elle n’a pas cherché à tendre son chapeau aux voyageurs. Très dignement elle est sortie en se parlant à elle-même : « ah non, il y a trop de monde, il y a trop de monde. »
Connard et enculé étaient encore là quand je suis sorti, silencieux et solitaires, les yeux sur les genoux.
Ça c’est passé il y a une demi-heure et je me demande si la dignité n’est pas une valeur en baisse.
Commentaires
Jl'ai déjà vue cette vieille, t'as pas eu envie de te sentir Zorro et de lui faire bouffer le strapontin à Mr L'enculé ? Ca démange quand même parfois
Quand on voit comment se comportent certaines personnes en temps de paix, on frémit à la pensée de ce qu'elles pourraient faire s'il y avait une guerre.
Néanmoins la dignité, n'est pas une valeur en baisse. Ce sont la connerie et la méchanceté gratuite qui vont bon train.
Une bien belle histoire en tout cas.
Tu m'as refilé une de ces pêches.
Merci.
(de rien)
Ben oui, je sais.
(ah ok, j'avais pas compris.)
Tu parles de la dignité des gens qui ne tendent pas la main à ceux ou à coté de ceux qui viennent de leur cracher au visage? .. Cette dignité là, je ne crois pas qu'elle soit en baisse, pas chez les petits gens en tout cas, qui n'ont souvent rien d'autre.
Maintenant, dans cette histoire, fort bien écrite au demeurant, qui sont les moins dignes ?
Les deux connards qui sont bêtes et méchants, presque inhumains ?
Ou ceux comme toi, dont le coeur se brise à entendre des cons tirer sur des ambulances, et qui n'osent cependant pas s'opposer, leur dire de la fermer ?
Attention, Secondflore, je ne te juge pas, moi aussi j'aurais fermé ma gueule et je serai rentrée chez moi en faire une note, juste je m'interroge sur la notion de la dignité.
Ta dévouée et pas souvent digne.
Lib
Définitvement, tu es un excellent anayste financier: si le groupe dignité veut entrer en bourse demain, évitez d'en acheter, ça n'a aucun avenir. Le conseil du Castor, misez sur le cabinet TPMG (tout pour ma gueule) et l'agence MDA (marre des assistés).
Elle est très digne la petite dame, maintenant que monsieur secondflore se rassure c'est déjà bien d'avoir des oreilles pour entendre les gens causer. Causer poésie, en plus.
En tout cas, la valeur en hausse, c'est le métro : toujours pourvoyeur d'excellentes histoires.
> Fritz : j'allais demander au connard s'il préférait payer des impôts pour qu'on enferme les petites dames, mais là-dessus le jeune enculé a crié du fond de la rame. alors la violence est restée intérieure.
> Ysé : pour moi la méchanceté (presque) gratuite est indigne - mais le débat est vaste !
> Franswa : reviens par ici, j'essaie toujours d'écrire des trucs cool qu'on s'éclate avec.
(mais des fois, je dérape)
> Lib : la dignité de la petite dame était belle, et non elle n'est pas en baisse. c'est aux autres que je pensais - et à une réflexion plus large, depuis que j'ai vu comment pouvaient agir des gens bien qu'on armait d'une cravate et à qui on promettait une prime sur objectif...
un peu hors-sujet, donc, mais il fallait que ça sorte (pour une fois que j'étais à deux doigts de l'ouvrir...)
> Castor : je refuse de penser qu'elles seront plus rentables à long terme ! et je n'aime pas spéculer à court terme ;-)
> Claude : certes - mais l'honnêteté oblige à reconnaître que la poésie de la petite dame, pour sincère qu'elle soit, casse un peu les oreilles !
> Alan : exact - des lieux de brassage (et d'aventure?), il n'y en a plus tant que ça.
Il s'en passe des choses sur la ligne 4! C'est joliment raconté en tous cas. Moi, le métro m'a sauvé la vie : quand j'ai compris comment ça nous rendait, de Paris, je me suis enfui. Ici tout est vert et calme et les connards se cachent... devant le comptoir de Dédé.
Moi aussi je la connais cette petite dame. Et c'est vrai que son poeme, elle le dit mal, elle le récite comme à l'école, que souvent, ça m'arrache les oreilles, que souvent, ça me fatigue d'avance d'être interrompu dans ma lecture, ou de devoir enlever le casque de mon i-pod parce que je supporte pas la cacophonie. Mais, c'est vrai aussi qu'elle y est accrochée à son Prévert, qu'elle le lache pas, et que c'est pour ça qu'elle tient debout avec autant de dignité. J'ai rarement vu une telle détermination. Et je me dis, à chaque fois, que ce poeme, tout mal dit, tout ridicule dans la rame de metro, il en fait tenir d'autres qu'elle. Alors, souvent, je mets la main à la poche, juste pour ça...
Le métro marseillais n'est pas en reste de faits divers mais je n'ai jamais assisté à ce genre de scène.
Belle histoire, réellement.
Sensibilité et douceur.
La petite dame, la bouée et la mare aux connards. Ça a comme le goût d'une histoire avant d'aller dormir. Les beaux rêves ne sont pas garantis. Tant pis. Continue. J'aime bien quand tu racontes. Et cette douceur, monsieur, c'est vrai qu'on s'y attache ;-)
Quel plaisir ... Quel plaisir de lire qu'il y a des connards bien rasés (bien rasoirs surtout). De là à dire qu'un mec mal rasé peut être un mec bien, y'a qu'un pas que je franchis avec plaisir ...
> Le Tube : ah mais moi je l'aime toujours, le métro. justement parce qu'il n'y a pas que des connards...
(il paraît que "ça va trop vite" dans le métro parisien : dans chaque ville où je vais je descends dans le métro, et puis assurer que Paris est une ville moyenne!)
> Limbo Void : nous nous comprenons! un soir la petite dame s'est arrêtée dans son poème, elle s'est mise à parler de son amour de la poésie, de sa difficulté à trouver une chambre... alors devant tant de gentillesse, je n'arrive plus à entendre que sa voix est horrible.
> France B : et ici c'était bien la première fois... (le contexte politique, peut-être ?)
> GR : merci ; il fait sensiblement doux, ce matin.
> Esperluette : avant de dormir on peut raconter la vie comme elle est, il faut juste changer la fin des histoires pour lancer les rêves ;)
> Vivrenvies : irons-nous jusqu'à dire que ne pas se raser est un bonheur quotidien ? ;-)
Rassurez-vous Second Flore, pour moi aussi la méchanceté gratuite est indigne.
Quant à la petite dame, vous lui avez rendu un bel hommage.
Trop de monde, oui décidément, il y a trop de monde, elle a raison la petite dame qui s'acroche à son poème -bouée comme à une ritournelle, il y a sans doute trop d'autres ritournelles, trop de monde dans la tête d'Enculé comme dans celle de Connard mais d'où tiennent-ils qu'ils ont le droit d'imposer le silence ces deux là, avec une violence qui fait frémir?, ce sont des brutes cadenassées ces deux là!
Six
Le poème, c'est un truc de Queneau? (Queneau... Zazie... métro... ok, je sors).
En ma qualité de provincial, je trouve toujours ça attendrissant et baroque, ces prestations théâtrales et musicales dans le métro, ces chansons de Dassin accompagnées à la flûte à bec, ces alexandrins scandés sans talent mais avec conviction... Il y a beaucoup de tristesse et de détresse là-derrière, je sais. Alors je leur souris. Toujours (faut dire, je suis toujours mal rasé).
Belle histoire
Je ne me souviens pas l'avoir croisée, de quel poème s'agit-il si tu t'en rappelles ?
> Ysé : touché ! ;)
> Six : l'étonnant, c'est que je suis sûr qu'Enculé n'avais pas entendu Connard. Comme si quelque chose dans l'atmosphère du moment leur donnait le droit de. Frémir, c'est le mot.
> AD : Ma que no... C'est joli, un sourire pas rasé ;)
> Brg : cherché, pas trouvé. ce n'est pas exactement Prévert, je crois que c'est un texte qu'elle a écrit elle-même à base de Prévert et de... Elle allait le dire, mais elle n'a pas pu continuer.
Bon sinon pour notre petite assoc il faut que tu me dises où et comment
(pourquoi, je sais)
A moins que tu sois perdu dans le travail. Quand, c'est quand tu as le temps ;)
Est-il rassurant qu'il ne se soit pas agi d'une ligue de lâches connards?
> Brg : désolé, un peu noyé en cette fin de semaine... ce que je te propose : tu révises ce week-end, et la semaine prochaine on se voit et on construit notre plan d'attaque. Deal ? ;-)
> Six : "en ce moment le métro c'est fou" (dixit mes voisins hier soir après une étonnante pagaille dans la rame...)
Pas de problème, c'est quand tu as le temps ;)
(et moi aussi)
> Brg : résultats embêtants ce WE, ça ne se décante pas en fin de saison comme les années précédentes, donc risques plus élevés...
tu as révisé ? ;-)
Une histoire croisée déjà, vécue tristement par beaucoup j'imagine...oui, la dignité est bien ce comportement de cette dame face à l'adversité, pas sa pauvreté car etre pauvre ne rend pas forcément digne, mais le respect qu'elle a pour elle meme et les autres...Et nous, spectateurs du lamentable spectacle, que faisons nous ? Comme des milliers d'anonymes, nous enrageons intérieurement sans oser s'interposer, ni meme interpeller ce connard ou cet enculé, car pour défendre la dignité d'une pauvre femme dénumie et sans force, nous risquons un coup de poing dans la gueule, et cela nous scotche au fond de notre siège, puis dans notre mal etre...Contre ce connard ou cet enculé, surment nous serions nous levés avec le poing en avant, si un 2ème ou un 3ème courageux avait osé répondre, tout simplement répondre à ces malotrus....Parfois, nous méséstimons la force de la parole, la simple parole qui s'interpose, la parole qui refuse, qui s'élève, qui crie plus fort, comme un bouclier face aux mots de haine...Le silence tue à petit feu ces petites gens dignes, car le silence est le complice des mauvaises gens.