Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Non, la littérature française n'est pas parisienne, ni nombriliste

    ... et nous avons les chiffres pour le prouver.

    littérature française, clichés, statistiques, page 111Depuis que j'ai l'âge de lire des magazines, je crois avoir toujours lu des articles sur le déclin de la littérature française. Des analyses qui manquent souvent, et cruellement, de bases tangibles. Il y a bien eu, en début d'année, ce long et réjouissant article de Laurence Marie, du Bureau du livre à New York. Mais pour un tel travail, combien de tribunes basées sur de vagues impressions ?

    Résumons l'accusation : la littérature française oublierait de parler du monde. Elle serait parisienne, nombriliste et tournée vers le passé.

    Pour voir si le cliché résistait à l'analyse, j'ai ressorti les 178 pages collectées cette année pour le Prix de la page 111. 178 pages, c'est peu. Mais 178 romans différents, voilà qui est sans doute plus représentatif de la production littéraire française que la liste des meilleures ventes.
    Et donc, après un tamisage aussi objectif que possible, il apparaît que...

    • Oui, la littérature française est ouverte sur le monde

    Première surprise. Sur 165 pages 111 "localisables", 99 se passent en France (60%), 12 entre la France et l'étranger (oui, sur une seule page), 6 dans un pays imaginaire. Et 48 (soit presque 30%) ont pour décor un pays étranger.
    > Si l'on en juge par la seule page 111, on arrive donc à ce constat : près de 40% des romans français de cette rentrée se passent, au moins partiellement, hors de France. Beau score, non ? Je serais curieux de savoir ce qu'il en est dans d'autres pays.

    • Non, la littérature française n'est pas parisienne

    Soyons honnêtes : sur les 99 pages 111 franco-françaises, un bon tiers ne peuvent pas être précisément géolocalisées. Reste tout de même 65 pages (bel échantillon statistique) dont on peut clairement dire, par exemple, si elles se passent à Paris ou ailleurs.
    > Résultat, façon rugby : Paris 16 - Ailleurs 39 (dont 2 outremer). Victoire des régions avec bonus offensif.
    Mieux : si on réintègre dans le calcul les romans qui se passent à l'étranger ou dans un monde imaginaire, seules 10% des pages 111 de cette Rentrée peuvent être localisées à Paris. Et pan sur le cliché.

    • Non, les auteurs français ne parlent pas que de livres et d'écrivains

    C'est l'effet collatéral de l'impression d'une littérature parisienne : les livres français parleraient beaucoup d'autres livres, les auteurs se regarderaient le nombril. Très franchement, c'est l'impression que j'avais eu l'an dernier. L'autre jour, Jérôme G., de Paris, en faisait sa tendance pour 2014...
    > Eh bien, disons-le : en vrai, c'est faux. 10 pages sur 178 parlent de livres ou d'écriture (et je mettrais bien mon clavier à couper qu'il y en avait plus en 2013). Peut-être simplement en parle-t-on plus volontiers dans la presse spécialisée...

    • Nombril, pas nombril ? A voir

    J'aurais aimé dégager une stat sur le nombre d'autofictions, mais avec les seules p.111 c'est impossible. On peut quand même retenir ce chiffre : 53% des textes sont écrits à la 3e personne, et 45% à la première. A noter 3 narrations à la 2e personne... et une page étonnante où se mêlent je, il et vous. Tout ça pour dire qu'on ne peut rien en conclure. A moins de comparer avec d'autres pays (décidément, il va falloir le monter, ce PP111 à l'étranger)

    • C'est vrai, la littérature française est (un peu) tournée vers le passé

    Bizarrement, il est plus difficile de situer une page 111 dans le temps que dans l'espace. 47 pages ne laissaient aucun indice sur leur temporalité – ce qui en laisse tout de même 138 pour l'analyse. Bilan : 71 pages contemporaines (59%), 51 dans le passé (40%)... et une seule dans le futur.
    > Pas sûr qu'on puisse en conclure que les auteurs français ne se tournent pas vers l'avenir. L'absence de futur révèle peut-être surtout les stratégies des éditeurs et des distributeurs, qui (comme pour le polar) cantonnent romans d'anticipation et SF dans des genres sans leur donner accès au label "littérature générale".
    En revanche, même si le présent reste majoritaire, le tropisme du passé se fait clairement sentir quand on enchaîne les pages 111... 8 sur 175 qui évoquent la deuxième guerre mondiale, ce n'est jamais qu'un petit 5%, mais il pèse lourd. Pour le reste, on trouve à peu près toutes les époques, de la Grèce antique aux années 80, avec une forte présence du souvenir comme moteur narratif. Là encore, je serais curieux de savoir ce qu'il en est ailleurs.

    • Et sinon, en vrac

    prix de la page 111, françois perrin, fou et roi de la statistque J'ai tenté de pointer d'autres critères plus ou moins objectifs, mais le text-mining manuel a ses limites.
    Parmi ce qui peut être significatif, retenons une trentaine de pages 'immobiles' où la narration n'avance pas d'un poil, et 14% de pages riches en dialogues. C'est probablement moins que l'an dernier... mais on se fout un peu du chiffre. L'important, c'est l'unanimité du jury pour noter qu'à part quelques exceptions, le niveau des dialogues dans ces pages 111 est faible, faible, faible.

    … Et pour conclure en restant dans la statistique subjective, notons ce phénomène étonnant : d'année en année, on pourrait penser que sur 200 pages la qualité moyenne se lisse. Mais l'autre soir, 100% des membres du jury (effectif:8) étaient d'accord pour dire que la qualité moyenne des pages 111 était meilleure qu'en 2013. Tendance ou hasard ? On verra l'année prochaine...

    En attendant, à mercredi sur les ondes.

    [EDIT : le podcast de l'émission est en ligne chez Nova. Enjoy

  • Des livres en général et de leur page 111 en particulier

    Où l'on entre un peu dans la cuisine d'un prix pour rire...
    et où l'on terminera par un quiz tout à fait sérieux.

    Prix de la page 111, logo, créationC'était une blague de potaches, c'en est toujours une, mais elle fait potache d'huile : mercredi prochain, pour la troisième année, sera remis le Prix de la page 111.
    Le principe ? Couronner la meilleure page 111 de tous les livres écrits en français, chaque page 111 étant considérée comme une œuvre en soi. Interdiction donc, par exemple, de lire la p. 110 ou de jeter un œil en haut de la 112. Et si on a lu le livre en entier, prière de faire abstraction de ce qu'on a pu en penser.

    Evidemment, c'est pour rire. C'est bien pour ça qu'on fait ça sérieusement.
    Par exemple, en rassemblant un maximum de pages 111 parues à la rentrée. Bilan : entre les pages envoyées par les éditeurs, celles des romans que les uns et les autres avaient reçus ou achetés, et tous les livres que nous sommes allés scanner en librairie (merci à toi Joseph G., merci à vous L'Art de la joie!), nous nous sommes retrouvés cette année avec un joli total de 178 pages (soit une moitié de la production francophone annoncée (et franchement, on se demande où est l'autre moitié)).
    178 romans : combien de jurés de prix sérieux auront lu le quart de ça cet automne ?

    Restait à les lire, à éliminer, à choisir, le plus honnêtement possible... Et donc l'autre soir, entre bretzels et saucisson, nous nous sommes retrouvés pour délibérer dans la joie, la bonne humeur et la mauvaise foi. Je vous passe les règles de sélection, nous avons mis au point un procédé à la fois implacablement objectif et parfaitement propice à la rigolade, que nous pourrions breveter n'était notre désolante et collective phobie administrative.

    Au final, il reste huit pages. Elles seront lues, commentées, débattues en direct sur l'antenne de Radio Nova, mercredi prochain 1er octobre, à partir de 22h.

    Les finalistes, donc :
    Philippe Arsenault - "Zora, un conte cruel" (Equateurs)
    Patrick Deville - "Viva" (Le Seuil)
    Sophie Divry - "La Condition pavillonnaire" (Notabilia)
    Fiston Mwanza Mujila - "Tram 83" (Métailié)
    Olivier Maulin - "Gueule de bois" (Denoël)
    Sylvain Prudhomme - "Les Grands" (Gallimard)
    Joy Sorman - "La Peau de l'ours" (Gallimard)
    Antoine Volodine - "Terminus Radieux" (Le Seuil)

    Le vainqueur sera connu mercredi à 23h51.
    Mais avant ça, faut que je vous reparle un peu de ces pages 111.
    C'était quand même dommage d'avoir là toutes ces pages, et de ne rien en faire. Alors comme j'avais un samedi devant moi, sacrifiant au fétichisme statistique qui règne dans notre jury comme sur l'époque, je me suis piqué d'en tirer quelques chiffres. Histoire de voir, par exemple, s'il ne serait pas possible de tordre le cou à quelques clichés – ou alors de leur donner un peu de corps, au-delà des arbres qui cachent des forêts de livres.
    Je vous en parle très vite, le temps de remettre des piles dans ma calculette.

    Et d'ici là, hop, un petit quiz :
    A votre avis, quelle proportion de romans français sont écrits à la première personne ?
    Et sur 178 pages 111, combien se passent à Paris ?

    Réponses mardi.

  • Ça pourrait bien être votre jour de chance

    arton143-163x250.jpgLes roquettes intelligentes et bien intentionnées du Pacte de l'Atlantique Nord commencèrent à gronder au-dessus des installations industrielles de la région. De notre appartement à flanc de colline, on avait une merveilleuse acoustique. La censure qui régnait sur tous les médias débitait des fables d'Esope sur les objectifs atteints, notre défense anti-aérienne menait des actions énergiques. Nous avons commencé, sans nous en rendre compte au début, à nous habituer.
    Mileta Prodanovic - Ça pourrait bien être votre jour de chance (Un livre collatéral et absolument politiquement incorrect)

    C'est l'histoire d'une ville qui s'appellerait Belgrade, dans un pays mal entretenu des Balkans dirigé par un nationaliste mégalomane, et qui soudain se retrouverait noyée sous les bombes américaines.
    Le livre se passe en 1999, d'ailleurs, dans la vraie Belgrade sous le feu de vraies bombes américaines - une des premières expériences de frappes chirurgicales (avec plates excuses lorsqu'un hôpital ou une colonne de réfugiés sont touchés parce que la technologie n'est pas pas encore complètement au point). Mais l'Histoire, la vraie, n'est ici qu'en toile de fond. Le roman se passe en huis-clos, avec pour personnages le narrateur, sa femme et leur chienne Milica... qui parle, depuis que par la grâce d'un tirage au sort (jour de chance!) elle a gagné une carte verte pour émigrer aux USA.
    Confinés dans leur appartement, les trois protagonistes ne vivent la guerre que par le biais de la télévision qui relaie les propagandes des deux bords. Et s'engage ainsi le débat entre le narrateur (serbe pur jus) et sa chienne (qui se sent déjà un peu américaine et rêve d'écrire un best-seller), ponctués par les "bombardements humanitaires" et la félonie des appareils ménagers made-in-Yougoslavie qui rendent l'âme les uns après les autres (hormis le congélateur Obod, né sur le karst monténégrin et élevé dans la tradition de la poésie épique). Et, parfois, un éclat qui tombe juste là.

    Je suis impressionnée par l'énorme travail de renseignement de l'agence qui se trouve derrière cette guerre, a dit ma femme. Comme s'ils connaissaient notre projet d'aménager une salle de bain dans les combles.

    Prodanovic a choisi l'absurde pour parler de la guerre moderne dont il a essuyé les plâtres. Il a le cynisme flamboyant d'un assigné à résidence, l'imagination débridée, l'écriture mal rasée et la formule aiguisée, pour mieux démonter les rouages de la propagande contemporaine, qu'elle vienne de l'OTAN avec ses bombes bien élevées, ou du couple Milosevic avec ses boucliers humains et ses poèmes patriotiques.
    Je ne chercherai pas à résumer le roman – c'en est un, pourtant, un vrai, qui fait revenir à la mémoire une guerre qu'on avait, d'ici, suivie en live. Sa richesse n'est pas dans le pitch, mais dans la langue, les saillies qui font mouche et la lucidité du regard. Où l'on se prend à imaginer la force d'un tel texte à sa publication en 2000, alors que Belgrade pansait encore ses bâtiments éventrés. Où l'on prendra aussi, à quinze ans de distance, quelques leçons d'un auteur ayant grandi sous le socialisme et qui peut témoigner, l'ironie aux lèvres, que le mensonge fonctionne bien mieux au grand jour, prononcé avec fierté et le regard direct.
    Jiveli.

     

    PS - A noter aussi, la postface de la traductrice, sur le contexte du livre et son voyage jusqu'au français. Où l'on découvre par exemple que le texte n'a pas écrit après les bombardements, comme je le pensais, mais (encore plus fort) pendant, comme une parade à la folie. Où l'on entre aussi un peu au cœur du travail de traduction – et pas besoin de parler le Serbe pour s'y passionner.
    Il faudrait interdire les préfaces, et généraliser les postfaces pour les livres traduits. Merci Intervalles et bravo Chloé Billon (et inversement).

     … et PPS : à propos de traduction, si vous êtes encore là, allez donc jeter un œil à ces battles de traducteurs organisée au festival America. Je n'y étais pas, malheureusement, mais il en reste ça : un texte anglais, deux traducteurs, deux traductions, un pdf à encadrer.
    Charles Recoursé, tu roques.

    (Bon, je n'arrive pas à coller un lien direct vers les pdf, mais vous êtes grands, il suffira d'un clic)

  • La Condition pavillonnaire, le Tu et le Nous

    98808854.jpgCe livre n'avait a priori rien pour me plaire. Une histoire linéaire (la vie d'une femme de l'enfance à la mort), un personnage ordinaire et une narration à la deuxième personne – le genre de procédé qui ne fonctionne jamais, même dans une courte nouvelle.
    Ce livre n'avait rien pour me plaire et il y en avait tant d'autres sur la table que j'aurais pu choisir, mais un ami de confiance quoique critique littéraire l'a pris dans une pile et me l'a mis en main, comme un marché : lis celui-là, de tous ceux que j'ai lus de la Rentrée, c'est le meilleur.

    Alors j'y suis entré. D'emblée tout m'a semblé à la fois ordinaire et singulier, je tournais les pages sans savoir pourquoi, mais aussi sans me le demander. L'ennui de l'enfance, les premiers flirts, la première fois, les amies de la fac, l'installation en studio, le déménagement en pavillon - jusqu'à l'adultère qui donne un souffle romanesque quand le livre aurait pu ronronner (oui c'est un spoiler, j'assume). Du début à la fin on sourit aux références, parce que ce sont les nôtres ou qu'elles auraient pu, et qu'avec l'auteur on les revisite avec ce soupçon d'ironie qui décale le regard et évite le déjà-vu.
    (Et puis zut, un auteur qui commence sa Deuxième partie par cette seule phrase : Et c'est ainsi que tu voulus changer de téléviseur, allez savoir pourquoi, j'applaudis.)
    La lecture m'a rappelé le Camaraderie, de Matthieu Rémy. Comme lui, Sophie Divry montre qu'il n'est pas besoin de sujets bigger than life pour transcender le quotidien, qu'il suffit d'intelligence, de bienveillance et d'une phrase assurée.

    Et la narration en tu, alors ? Eh bien, elle fonctionne, et jusqu'au bout.

    Et tu te souviens que c'est ainsi ; à force d'accumuler réunions au presbytère, devis de traiteur et discussions sur le balcon que la date du mariage fut fixée, les faire-part envoyés ; afin qu'à l'instar des trois cent cinquante mille couples hétérosexuels de cette année 1978, vous puissiez vivre une journée unique.

    Vous la sentez, l'ironie de cette dernière ligne ? Voilà le livre : tout en douceur, sans rechercher la formule (pas besoin de ça quand on a la plume ferme), une écriture de l'intime qui ne dit pas je, qui ne dis pas tu, mais qui dit nous, et qui dès lors parle à tous quand tant d'autres sur le même thème s'enlisent dans l'anecdote.
    Ainsi donc, si vous me demandez quel roman français je vous conseillerais pour la rentrée, eh bien...

  • Et si on mettait un peu de folie dans tout ça

    - Eh, Secondflore, tu disais que tu te moquais de l'actu et que tu attendrais tranquillement l'hiver pour lire le Carrère... Mais j'ai mes sources, je sais que tu l'as lu ! Petit cachottier, va.
    - Ok, j'avoue. Quand il a été mis hors-Goncourt, ça m'a intrigué.
    - Et alors, alors ?
    - ça t'intéresse vraiment de savoir ce que je pense du Carrère ?
    - Ben ouais.
    - OK. Mais je ne vais pas t'en faire une chronique – tu sais que mine de rien, ça prend du temps, tout ça ? En un mot : j'ai lu tout Carrère depuis la Moustache et je le tiens pour un très grand (le plus grand en France assurément, depuis que Michel H. a lâché l'affaire), vu le thème j'étais tout frétillant... mais bon, avouons-le, c'est inégal – il reste cette maîtrise de la narration, cette honnêteté sans fard vis-à-vis de lui-même... et l'envie qu'il m'a donnée d'aller me replonger dans le Nouveau Testament, et de chercher la vie, la vraie, derrière des textes d'avant-hier. Bref : peut-être le sujet est-il par nature impossible, peut-être la marche était-elle trop haute, quoi qu'il en soit il y a cent fois plus de force là-dedans que dans tout ce que j'ai pu lire de la sélection de chez Drouant. Sur quoi je ne ne t'en dirais pas plus, je risquerais de m'énerver et je préfère ne pas.
    - Et sinon, alors, pour s'enthousiasmer un peu, tu as lu quoi ?
    - Voilà une bonne question ! Pour commencer, je te donnerais bien envie d'un peu de folie.
    xla-vie-revee-de-rachel-waring_1.pagespeed.ic.rnMbA4bW2v.jpgJe te recommanderais bien la folie légère de La vie rêvée de Rachel Waring (Stephen Benatar, Le Tripode). L'histoire d'une petite bonne femme solitaire qui après un (petit) héritage décide de toute envoyer promener et quitte Londres pour Bristol, où elle se met à chercher l'amour, et à se l'inventer, quitte à passer pour une folle en abordant les inconnus dans la rue. Le tour de force du roman est de donner à voir la folie douce (et croissante) de la narratrice à travers ses seuls yeux : la plus pure définition de l'ironie dramatique, et une ironie jamais mordante, toujours tendre, qui crée l'empathie et donne envie, quand même, d'être un peu plus fou qu'on n'est.
    goat-mountain_david-vann_gallmeister.jpgJe peux aussi te confier à la folie ordinaire des hommes avec David Vann. Son Goat Mountain revient vers les motifs du fameux Sukkwann Island, en plus complexe (aux figures du père et du fils s'ajoutent un grand-père (phénoménal) et un ami-de-la-famille) et avec une économie de mots encore plus grande, quatre hommes autour d'un cadavre, des fusils à l'épaule et le texte à l'os. L'assaisonnement biblico-rédempteur qui ouvre les chapitres est moins convaincant, mais peut-être suis-je trop sévère quand on touche à cette matière-là – en tout cas n'aie pas peur, ça n'enlève rien au reste.
    - Tu crois vraiment que j'aimerai ?
    - Je ne peux peux pas le savoir à ta place, mais si tu te piques d'écrire, vas-y voir. N'essaie pas d'imiter Carrère, tu te brûlerais les ailes ; mais de Benatar et Vann, dans deux styles complètement opposés, tu auras des leçons à prendre (j'en ai pris). Et si tu préfères la normalité à la folie, t'inquiète, je vais t'en causer bientôt avec Sophie Divry. A moins qu'on ne commence par Mileta Prodanovic, pour rire un peu et éviter de devenir fou dans une ville en guerre. Tu verras, il y a plein de bons livres quand on sort de l'autoroute. Allez, salut.

  • Un blog, des livres, et un soupçon d'onanisme

    "Dis-donc, Secondflore, tu t'es bien amusé avec ton petit théâtre de Rentrée, mais tu n'as pas un livre qui sort demain ?
    - Eh oui.
    - … Et c'est tout ? Tu ne vas pas nous en parler ?
    - Franchement ? Je ne pense pas.
    - C'est fou, ça. Je pensais que ta pièce en 5 actes, là, c'était un truc pour faire monter la sauce... Tu vois le tableau : les gens viennent, likent, sharent, commentent, ils sont ferrés et bim ! tu lances la promo. Le pitch, les louanges de la presse, quelques extraits. Un truc de pro, quoi. Et là tu nous dis que non, tu as une tribune en or et tu ne vas pas faire ta pub ?
    - Non.
    - (ramassant ses deux bras tombés au sol) Tu veux que je te dise ? Tu crois sûrement te la jouer modeste, mais en vérité c'est hyper prétentieux, comme attitude.
    - Peut-être, oui. Mais je vais te dire, moi aussi. D'abord, la promotion, tout ça, c'est plutôt le rôle de l'éditeur, normalement. Ensuite, pour ce qui est d'utiliser le blog comme une tribune... (long soupir)  La Rentrée pour les Nuls, je l'ai commencée comme ça, pour exorciser l'attente. Je me suis bien amusé, et d'autres aussi apparemment, ça me fait (très) plaisir et ça me suffit. Tu te souviens de ce que j'écrivais sur les blogs littéraires ? Eh bien là, c'est pareil. Si je faisais ma pub ici, ce ne serait plus un blog, ce serait un site, et j'aurais l'impression d'aller au travail à chaque fois que j'écris un post.
    - Bon... Mais tu peux nous donner le titre, quand même, ou tu vas continuer à faire semblant d'être anonyme ?
    - Ha ha. Tu as raison, pour l'anonymat – c'est drôle, mais quand on écrit sous pseudo, même si tout le monde sait, ça change quand même l'écriture. D'ailleurs j'ai quelques idées de romans que je pourrais écrire sous ps... Mais je m'égare – allez, je te donne le titre (mais je suis sûr que tu le savais déjà) : il s'appelle "Sous les couvertures".
    - Ah ! Ça y est, ENFIN un qui parle de cul ?!!
    - Eh non. Désolé. Il parle de livres. Qui se castagnent dans une librairie. Il y a des joutes oratoires, des batailles épiques, une prise d'otage, mais pas de... Ah si, il y a une belle scène de masturbation intellectuelle – et pour tout t'avouer, je crois que c'est ma scène préférée.
    - Vas-y, dis-nous en plus, là !
    - Bah non, je ne voudrais pas te gâcher le plaisir de lecture, tu verras bien.
    - Ah ouais, je vois. Tu fais le type au-dessus de tout ça, mais t'as quand même bien envie qu'on l'achète, ton livre !
    - Ben, euh, oui.
    - Alors balance, donne-nous envie !
    - C'est que... Pour tout te dire, je compte plutôt sur d'autres pour le faire. Je connais des auteurs pour qui c'est naturel, tu les verrais sur les salons du livre, à l'aise et tout, je suis jaloux - moi je ne peux pas, désolé. Je préfère mille fois parler des livres des autres. Mais si tu veux, c'est promis, s'il se passe quelque chose, genre une fête ou une nuit dans une librairie, je te le dirai en post-it (parce que bon, c'est (aussi) pour ça qu'on écrit des livres).
    - (atterré) Ok, je me rends. Mais alors, ces autres ? Tu nous as parlé de la Rentrée mais tu n'as cité aucun roman. Tu en as lu de bons, là, que tu me conseillerais ?
    - Oui ! Des romans, et pas seulement. Des lectures que j'ai envie de partager, tu verras.
    - Cool ! Ça veut dire que tu vas te remettre à bloguer sérieusement, alors ?
    - Peut-être, oui. A bientôt."

  • La Rentrée Littéraire pour les Nuls – Acte V (oct.-novembre)

    Ça y est, le dénouement est proche. L'annonce de la liste finale du Goncourt a sonné le départ de la dernière ligne droite. Sur la scène, la table de banquet a été rapprochée de l'estrade. Le décor ne change pas mais se concentre, on prépare le climax. Et pourtant...

    Acte V, Scène 1 : le Débarquement

    On s'active autour de l'estrade et du banquet : les préparatifs se feront en direct. Mais on ne les entend pas – venant de l'arrière-scène, une sono couvre les voix et les outils. C'est de la musique country.

    … Et pourtant il flotte un parfum étrange sur cette Rentrée. Pendant quelques heures, on commente la dernière liste du Goncourt, mais ce hoquet de petit monde est vite balayé par la sortie de poids lourds étrangers américains, assortie de critiques dithyrambiques qui donnent soudain aux auteurs français un air de littérature de terroir.
    Mais qu'est-ce que vous avez, vous les Français, à être fascinés comme ça par les romans américains ? se gaussait cet été une amie québécoise.
    Mais c'est la France, madame ! Orgueil cocardier et auto-dénigrement, démontage de McDo et carpette rouge devant l'Oncle Sam, et tout ça à la fois.

     

    Acte V, Scène 2 : bouche-à-oreilles

    Quant aux lecteurs, ils ne font pas de discrimination : français ou étranger, un livre vous transporte ou vous tombe des mains, voilà tout. Et tandis que sur l'estrade on a cessé de lire (pas le temps), un peu partout, près de la librairie et sur les bords de scène, on tourne des pages.
    ... Lorsque soudain, coup de théâtre! Lassés des écrivains officiels, des lecteurs ici et là décident d'investir l'espace public. Sur les réseaux, les échos épars entrent en résonance. Cette fois on dépasse le simple bouche-à-oreilles, on milite. Avec ce mantra qui revient souvent : Mais pourquoi donc on n'en parle pas plus, de ce livre ?!

     

    Acte V, Scène 3 : les chiffres

    L'estrade est installée, la date de remise du Goncourt est annoncée. On demande à baisser la musique country, on bâillonne les voix discordantes, et on envoie les premières parties.

    L'avant-Goncourt est bien balisé : remises de prix en tous genres (attention à ne pas remettre le vôtre à un goncourisable), salons du livre (en cas d'assoupissement, prévoir une news people à Brive), rumeurs, pronostics. Quelques jours avant le G-day, les journaux ouvrent un dossier Chiffres : les meilleures ventes, les déceptions, les surprises (oh, tiens, ce sont ceux dont on parlait plus haut). Ça fait toujours patienter.

    NB – dans les représentations d'avant les années 2000, cette scène s'accompagnait toujours de polémiques : les chiffres étaient en effet fournis par les éditeurs eux-mêmes, avec une grosse part de flan. Depuis lors, des panels sont nés et on ne peut plus (trop) tricher, c'est moins rigolo mais du coup on parle (un peu) moins de Christine Angot.

     

    Acte V, Scène 4 : le Goncourt.houellebecq-goncourt_m.jpg

    Pleins feux sur l'estrade ! Caméras, micros et nominés sont tendus, depuis la veille on ne parle que de ça.

    … Et soudain tout s'arrête.
    - Amina, vous êtes notre envoyée spéciale au fameux restaurant Drouant, à Paris, alors où en est-on, le Goncourt a-t-il été remis ?
    - Eh bien non Elise, toujours pas, mais ici je peux vous le dire, c'est l'effervescence...
    Etc.

    On a tous vu ça : le lauréat content mais timide, les caméras carnivores, bousculade, joie, chiffres de vente annoncés et hop, terminé, tout de suite une page de publicité.
    Dès l'annonce le débat s'engage sur les réseaux sociaux, entre C'est un scandale ! et Tout ça pour ça. Cela ne durera que quelques heures. Dans le même temps, au jt on montre la bobine du vainqueur et son livre en pack-shot, on résume le dossier de presse et roule ma poule, les fruits tombent du marronnier et le message est clair – le voilà, le livre que vous allez offrir à Noël.
     

    Acte IV, Scène 6 : bilan

    Sur la scène centrale, une atmosphère de lendemain de fête. Les serveurs rangent la table du banquet, des balayeurs ramassent par terre et par dizaines les romans oubliés de la Rentrée et dont on ne parlera plus jamais.

    Voilà, c'est fini. Les caméras sont rangées, le Goncourt est orné de sa sémillante jaquette rouge. Le temps de remettre quelques derniers prix de consolation (ah, le Prix Décembre et ses 30 000 euros) et on remballe. Pour refermer proprement la page de la Rentrée, les journaux publient un dernier article – Le bilan de la Rentrée : les vainqueurs, les grands perdants, les belles surprises, on interviewe un libraire en encadré.
    Parfois, in extremis, la critique vole au secours de la victoire : elle a fini par lire ce fameux roman que les lecteurs ont lu sans elle (entre ici, Gavalda ! Entre ici, petit hérisson!). Eloge tardif mais appuyé : c'est ce livre-là qu'on retrouvera, à côté du Goncourt et de sa sémillante jaquette rouge, au pied des sapins de Noël. L'autre gagnant de la Rentrée.

     ... Maintenant la musique s'estompe peu à peu, une douce torpeur gagne la scène. Le temps est gris, l'estrade s'est vidée, les éditeurs ont regagné leurs bureaux. Devant la librairie, les coursiers portent de lourds cartons : quelques milliers d'invendus qu'on envoie au pilon pour faire de la place aux livres-de-Noël. Un auteur pleure dans un coin ses espoirs noyés. Pour les chroniqueurs littéraires, il est temps de partir en vacances ou de lire à tête reposée les romans qu'on avait vraiment envie de lire. On ne traînera pas trop : les romans de la rentrée-de-janvier font la queue devant les imprimeries.

    Rideau.

     

    Episodes précédents

    La Rentrée Littéraire pour les Nuls – Acte I (janvier-mai)

     

    La Rentrée Littéraire pour les Nuls – Acte 2 (mai-juin)

     

    La Rentrée Littéraire pour les Nuls – Acte 3 juillet-août)

     

    Brève interruption des programmes

     

    La Rentrée Littéraire pour les Nuls – Acte IV (septembre)

     

  • La Rentrée Littéraire pour les Nuls – Acte IV (septembre)

    L'agora s'est étoffée : une estrade à l'avant-scène, une télévision sur le toit du kiosque. Le marronnier est toujours là. Sur les écrans lumineux, les tweets et autres posts défilent de plus en plus vite (on y verra aussi les requêtes g**gle des auteurs qui en catimini cherchent leur nom sur la Toile).
    Côté cour, la librairie est pleine mais les cartons continuent d'arriver. Côté jardin, une table de banquet. C'est parti.

    Acte IV, Scène 1 : pour ou contre

    Parmi les traditions de la Rentrée, il y a le Débat-sur-la-Rentrée.
    - Quand même, c'est idiot, la Rentrée littéraire, non ? Tous ces livres qui n'auront jamais leur chance.
    - C'est vrai, mais en même temps ça donne un coup de projecteur formidable sur la littérature...
    Le débat n'ira guère plus loin mais chacun participe. Il sont peu nombreux pour défendre la Rentrée, à vrai dire, mais il se trouve toujours un écrivain à succès pour monter sur l'estrade et assurer sans ciller qu'il attend de cette fête qu'elle enchante le plus de lecteurs possibles. Alors tout le monde hausse les épaules parce que tout le monde sait bien, au fond, que rien ne changera.

     

    Acte IV, Scène 2 : champagne !

    Sur la table de banquet, les seaux à glace sont sortis, les flûtes empilées, les serveurs en livrée : tout est prêt. Un auteur remercie plein de gens dans un beau discours mais personne ne l'écoute : on n'est pas là pour ça.

    Septembre est encore jeune et déjà on remet le premier prix de la saison. Il fallait bien un prétexte (et un sponsor) pour déboucher les bouteilles qui attendaient depuis juin. Ambiance rentrée des classes : on retrouve ses amis, on échange les potins, on finit sur les lectures d'été - tiens, tu as lu le Machin ? Quelques noms reviennent sur les lèvres, il reste encore deux ou trois places à prendre sur les strapontins de l'avant-scène.
    Puis on sort les agendas, on fixe un déjeuner et on se donne rendez-vous aux prochaines réjouissances. La soirée d'un réseau de libraires, peut-être, ou un cocktail de lancement : dans l'édition, on paie peu mais on trinque volontiers.

     

    Acte IV, Scène 3 : la liste

    Sur l'estrade s'avance un porte-parole. A l'avant-scène, les acteurs se figent. A l'arrière on s'en fiche un peu mais on finit par tendre l'oreille quand même.

    alexia-anais-eddy-julien-et-vincent-sont-nomines-cette-semaine-10970935kxtde_2038.jpgStop!! On ne joue plus. Tous les livres ne sont pas encore sortis mais les principaux prix dévoilent leur première-liste. Celle du Renaudotarrive par surprise, les autres se suivent et se ressemblent, FeminaFloreetcaetera.
    On commente (parmi les poids lourds, qui a été laissé de côté ?), on compare (quels éditeurs sont le mieux représentés ?), on persifle (combien de journalistes ?), puis arrive la première liste du Goncourt, et les réseaux sociaux s'emballent : comment ça Truc n'y est pas ? / C'est quand même incroyable qu'ils mettent Bidule... / Tiens, qui est donc ce Machin qu'on ne connaissait pas ? Cette fois, la course est lancée.

    Acte IV, Scène 4 : le défilé

    Tout le monde s'agite sur scène... Et pourtant, bizarrement, les acteurs paraissent de plus en plus petits.

    Sur l'agora, les teasings et autres polémiques font enfin place à de vraies critiques.
    Les journalistes ont commencé par les suspects habituels (on n'oubliera pas l'encadré "premieromans" (la compète junior)). Il pleut des éloges, mais qui sait lire entre les lignes et dans les adjectifs repérera aisément les complaisances (un bon critique sait employer des mots très doux pour dire "ne lisez pas ce livre"). A noter : parmi les poids lourds annoncés, l'un doit jouer le rôle du bouc-émissaire. Un premier critique donne le signal vers la fin août, façon 'Habits neufs de l'empereur' (Mais... ce livre est nul!), et hop on se fait plaisir – Allez les gars, cette année on peut se faire Bidule !
    ... Et maintenant il est temps de mettre en avant d'autres romans : un petit génie précoce, une jolie petite effrontée qu'on annoncera comme la nouvelle-Sagan, deux Dupondt qui ont écrit sur le même thème et dont on propose une interview croisée, le livre-qui-divise, un auteur-qui-fait-le-buzz et deux romans-de-la-maturité et, bien sûr, l'ovni de la rentrée.
    ...
    Non mais franchement, ça devient ridicule, on ne parle que des mêmes ! On ne sait pas qui a dit ça, la voix provient d'un haut parleur, et puis soudain on s'en rend compte : ils sont des millions à le penser, et à le dire. Un marronnier participatif.
    La Rentrée n'a pas trois semaines et le public déjà se lasse.

     

    Acte IV, Scène 5 : les livres

    Le son sur l'agora diminue jusqu'à s'éteindre. Dans la librairie, on a posé deux cubis sur une table et des chips dans une assiette, on sort les verres en plastique, un inconnu dédicace quelques livres et d'autres inconnus se réjouissent déjà de les lire bientôt.

    … Et pourtant ! De l'autre côté des haut-parleurs on en trouve, de vraies chroniques qui donnent envie de lire de bons livres. Dans les journaux (si, si ! tournez la page après Eric Reinhardt et vous verrez), sur les sites, dans les librairies. Les romans circulent, les mots passent, Alors t'as lu quoi?, tout cela reste encore indistinct mais elle est là, la Rentrée, un peu partout, joyeuse et cacophonique.
     

    Acte IV, Scène 6 : la finale

    … Et soudain un grand boum ! Alors qu'on était tranquillement en train de lire un de ces livres dont on nous avait dit "vas-y, tu vas aimer ", le haut-parleur se remet à couvrir toutes les voix et annonce, "tant attendue", la Liste finale du prix Goncourt. Exit les rigolos et les coups de pub, cette fois c'est du sérieux. A moins que...

    (à suivre)

     

    Episodes précédents

    La Rentrée Littéraire pour les Nuls – Acte I (janvier-mai)

    La Rentrée Littéraire pour les Nuls – Acte 2 (mai-juin)

    La Rentrée Littéraire pour les Nuls – Acte 3 juillet-août)

    Brève interruption des programmes

    ... et

    La Rentrée Littéraire pour les Nuls – Acte V (octobre-novembre)

  • Brève interruption des programmes

    Nous voici donc début septembre à l'orée de l'acte IV, où l’éternité de la Rentrée télescope l'actualité du calendrier. Avant de poursuivre, précisons un point : j'ai dit que le scénario de la rentrée était immuable ; il l'est. Mais il faut reconnaître quelques variantes. Disons, pour simplifier, qu'il y a deux types de Rentrée :

    a. la Rentrée sans favori. C'est le cas le plus fréquent – je ne développe pas ici, on verra ça dans l'Acte IV (en résumé : on s'arrange pour en placer une dizaine sur la ligne de départ, et hop, on fait la course)*

    b. la Rentrée avec favori. Dès l'été, pour diverses raisons, on sait que ce sera "lui et les autres". Houellebecq avant qu'il n'ait la Carte, Little, Jenni, Carrère cette année... Dans ces cas-là, on scrute le favori, on monte une petite polémique sur le livre quand on l'a lu, ou sur son auteur (Houellebecq) – ou encore, pour Jenni, sur "le thème qu'il impose en cette Rentrée" (fascinante propension des rédac'chefs à considérer qu'un sujet s'impose à eux au moment même où ils décident de le mettre en Une) ; pour les autres, eh bien, ce sera en vrac.

    Il peut y avoir des surprises, dès le début de septembre.
    Prenez 2012 : Gallimard avait tout fait pour imposer A. Bellenger et refaire le coup de Jenni. Est-ce une surprise que ça n'ait pas marché ? On en parla, beaucoup, on storytella, on lança des extraits, puis on le lut et on l'oublia. Jolie fable.
    Prenez 2014 : au début de l'été, on ne parlait que du roman d'Emmanuel Carrère. L'auteur, le thème : tout concordait. Mais les jurés du Goncourt l'écartèrent de leur première liste, lui préférant des livres et des auteurs évidemment supérieurs (le seul que j'aie lu jusqu'ici de cette liste est hautement passable dans sa couverture bleue, mais je ne dois pas avoir le goût très sûr car on le retrouve nominé partout). Avaient-ils conscience en faisant cela qu'ils ne faisaient que renforcer le côté "lui et les autres" ? Je ne sais. Et puis, hein.

    Notez encore que ces surprises semblent bien dérisoire quand arrive soudain l'Evénement imprévu – le pavé dans la mare. Une crise aiguë de narcissisme vengeur d'une ex de président, par exemple, doublée d'un fameux coup d'éditeur. Mais bon : pour une fois qu'on promettait du sang, du vrai, une femme brisée et des dents cassées, qui aurait pu résister ?

    * Question d'un auditeur : mais au fait, pourquoi les journaux, avec cette profusion, parlent-ils tous des mêmes livres ? Et pourquoi retrouve-t-on les mêmes sur toutes les listes des principaux prix ?
    - Bonne question Michel ! La réponse est simple : c'est parce que ce sont les meilleurs livres de la rentrée (rires dans le studio). Plus sérieusement : il sort en septembre 400 nouveaux romans français ; à ce stade, les critiques les plus professionnels en ont lu/parcouru quelques dizaines au max, et ils ont commencé par les "poids lourds", soit par envie, soit par pression (amicale) des attachées de presse, soit par pragmatisme (ils ont un rédacteur en chef).
    Quant aux jurés de prix, qui n'ont pas de rédacteur en chef mais de solides accointances avec les grandes maisons d'édition, la question est plus pernicieuse, et cache un axiome dont on ne parle jamais : les jurés du Goncourt, comme les autres, ne lisent jamais que les livres qui se sont inscrits au concours.

    - Ah bon ! Il y a un formulaire d'inscription ?
    - Eh non ! C'est tout l'art français du plafond de verre : les règles sont strictes mais jamais écrites.
    - Mais alors, il faut faire quoi, pour s'inscrire ?
    - Si je savais! Disons, a minima : envoyer le livre aux jurés, les relancer pour s'assurer qu'ils l'ouvriront, les faire un peu saliver, orienter leur lecture au besoin (ils n'auront probablement pas le temps ni l'envie de tout lire), relancer amicalement à quelques jours de la première réunion du jury (dont on connaîtra bien sûr la date)... Tout ceci nécessite des moyens et de l'entregent. Tu comprends maintenant pourquoi les petites maisons ne sont quasiment jamais représentées ? Note bien que même chez les gros, la compétition est féroce dès les tours préliminaires : car ton éditeur, dans le secret de son bureau, t'aura peut-être préféré tel roman "taillé pour les prix" ou tel auteur tellement photogénique : ce sont eux, et pas toi qu'il inscrira à la course aux grands prix. Dura lex sed lex.
    - Je comprends. N'empêche que c'est dégueulasse. Les journalistes pourraient quand même sortir des sent... (etc)
    - Certes. Tu verras dans les deux derniers actes que tout n'est peut-être pas pourri au royaume de la Rentrée. En attendant, je te laisse avec cette question : si tu avais devant toi une pile de cent livres arrivés chez toi en une semaine, comment t'y prendrais-tu ?
    - Euh...
    - Je te laisse réfléchir et on reprend la pièce, ok ?
    - Ok.

     

     

    La Rentrée Littéraire pour les Nuls – Acte I (janvier-mai)

    La Rentrée Littéraire pour les Nuls – Acte 2 (mai-juin)

    La Rentrée Littéraire pour les Nuls – Acte 3 juillet-août)

    Brève interruption des programmes

    La Rentrée Littéraire pour les Nuls – Acte IV (septembre)

    La Rentrée Littéraire pour les Nuls – Acte V (octobre-novembre)