Il y a les scientifiques qui pressentent des théories et passent des mois à tourner autour pour la valider, la préciser.
Il y a tous ceux qui se foutent des théories.
Et il y a une catégorie de branleurs un peu spéciale - les littéraires, qui tournicotent le nez en l’air autour d’une idée en attendant qu’une théorie leur tombe dessus comme une évidence.
L’avantage des théories simples, c’est qu’elles sont souvent vraies, que c’est parfois un plaisir lorsque soudain la réalité les invalide (le petit grain de sable est plus intéressant que la machine)… et qu’on les remplace facilement.
Je n’ai pas élaboré beaucoup de théories dans ma vie (je veux dire : des théories dont je me souvienne le lendemain), mais il en est une qui depuis dix ans ne s’est jamais démentie : celle du crédit-pages.
C’est une théorie qui vaut pour les auteurs qu’on n’a pas encore lus – par exemple les auteurs de premieroman (vous savez, ce truc devenu un genre-en-soi, dont on s’amuse à la rentrée).
Le principe est simple : à chaque fois que vous ouvrez un nouveau livre, sans en avoir exactement conscience, vous accordez à l’auteur un crédit de X pages pour vous intéresser à son histoire, faute de quoi vous le renverrez au fond de l’armoire de vos déceptions littéraires.
Ce « X » est une synthèse complexe de facteurs très divers – dans le désordre : le titre du livre, l’éditeur, l’illustration de couverture, le texte de 4e de couverture, une interview entendue à la radio, une critique lue dans un journal, un écho dans un dîner, le conseil d’un ami (essentiel), la trombine de l’auteur… Et j’en oublie, bien sûr (mais vous me le direz, bien sûr ; les théories, c'est quand même mieux à plusieurs).
Le crédit-pages dépend aussi de la personnalité du lecteur : certains n’ont aucune scrupule à abandonner un livre en plein milieu lorsqu’il s’y sentent mal installés ; d’autres sont capables de s’accrocher comme s’ils s’imposaient une épreuve (deux hypothèses : l’obsession de finir ce qu’on a commencé ; le fol espoir d’une grande révélation finale) ; j’en connais enfin qui lisent en sautant des passages entiers – même quand ils aiment le livre.
Dernier facteur : les conditions d’achat. A moins que vos moyens ne soient illimités, le crédit-pages sera toujours plus élevé pour un livre acheté neuf que pour une occase – a fortiori un livre emprunté en bibliothèque.
Et voilà. J’en étais là, tranquille avec ma petite théorie pas très utile, quand soudain elle m’a rattrapé avec une force que je n’avais pas imaginée.
Car il existe une catégorie de lecteurs un peu particuliers, pour qui le crédit-pages est un élément essentiel.
Des lecteurs qui n’achètent jamais de livres, croulant déjà sous le poids de ceux qu’ils reçoivent ; des lecteurs qui par essence mettent la barre très haut et fixent le X très bas (entre 0 et 10 pages, je dirais) ; des lecteurs qui plus que les autres (si j’ai bien compris) aiment en savoir plus sur l’auteur avant d’ouvrir son livre…
J’allais vous en parler, de ces lecteurs, mais je suis déjà long, mon crédit-lignes s’épuise.
J’y reviendrai, promis – ici ou de façon strictement confidentielle...
A bientôt.