Je n'ai pas envie de parler du FN. Trente ans qu'il progresse, et ce n'est pas à cause de ce qu'il propose. C'est bien que la solution est ailleurs. Combattre les idées du FN, faire barrage, c'est bien gentil, mais...
Dans les années 80, j'ai vu les débuts du Front National. Les premières affiches "La France aux Français", c'était étrange. D'ailleurs, ça ne mobilisait pas tant de monde que ça.
Au début des années 90, j'ai vu grandir les mouvements anti-FN. Ils parlaient haut, ils étaient fiers, ils avaient conscience de leur grande importance.
J'ai vu Ras l'Front devenir la principale école militante du PS : on apprenait à organiser des manifs, on enflammait des discours, on écrivait des tracts, on était prêts à tout pour apparaître comme celui qui s'opposait le mieux au FN : c'était l'engagement d'une vie : on luttait contre le fascisme, quoi de plus noble, quoi de plus beau, quoi de plus urgent ?
Evidemment, la Lutte laissait peu de temps pour penser au reste. L'économie, le chômage, la démocratie locale, les questions sociales ? Secondaire ! Mais construire des majorités, verrouiller un appareil, ça, on savait faire. Comment s'étonner qu'ils n'aient rien su faire du pouvoir une fois qu'ils l'ont eu ?
Mais je saute des étapes...
En 1997, j'ai vu la gauche pour la dernière fois faire naître un espoir. Ca a duré un temps, et puis l'usure. J'ai vu Lionel Jospin se laisser imposer une campagne par des Moscovici et des Séguéla. J'ai vu Jospin se retirer de la vie politique. Et ensuite, la chute.
Après 2000, j'ai vu le PS désespérer ses militants. J'ai vu le PS désespérer ses cadres. J'ai vu le PS désespérer ses électeurs.
Pendant dix ans, j’ai entendu les leaders de gauche parler de "tirer les leçons du 21 avril", j’ai entendu tous les éléphants du PS dire qu'il fallait "se remettre au travail".
Je les ai vus ne surtout rien faire.
Mais d'élection en élection, ça, on pouvait leur faire confiance, on allait être les meilleurs pour faire barrage au FN. Des mots, des mots, toujours les mêmes mots qui n'avaient plus prise ni sur la réalité ni sur les électeurs.
(quand on y pense, c’est étrange, ce parti majoritaire qui ne sait plus se définir que contre son plus petit concurrent, comme si son désir inconscient était de le voir grandir, encore et toujours)
En 2007, on a vu Sarkozy, et soudain la mécanique anti s'est remise en marche. Penser non, trop compliqué, mais dénoncer, ça oui, hein. On est entrés en résistance – t'as vu le slogan que je lui ai mis dans la gueule ? T'as vu ma tribune engagée ? Tout ça qui ne parlait qu'à des convaincus, l'entre-soi de la Résistance, comme une messe de l'anti-fascisme où on venait communier sans trop se soucier de ce qui se passait hors de l'église.
Pendant ce temps, les gens commençaient à voter FN non pas pour la France aux Français, mais parce que c’était le meilleur moyen de dire Merde.
Et on n'avait encore rien vu.
En 2012, j'ai entendu le discours du Bourget. Et pour la suite, eh bien, on sait : le vide, les renoncements, la démission face aux lobbies, les reniements en douce (qui est-ce qui sabote en sous-main les projets européens de taxation des transactions financières? la France! youpi.). Qui peut blâmer l’électeur de s’être dit « tous les mêmes » ?
Ce que je n’ai pas vu venir, en revanche, c’est la construction d’un discours officiel. Le discours bourgeois drapé de tendance, qui s'est mué en machine à exclure.
Une pravda plus moderne et plus libérale que celle de l'URSS, mais presque aussi absurde : si le FN disait blanc, il fallait dire noir, il fallait surtout faire semblant que tout allait bien, ou que tout irait mieux.
Pendant longtemps, il n’y a eu que des mots. Et puis on a commencé à dénoncer des dérapages, à exiger des démissions. A les obtenir.
2015 n’a fait qu’accentuer le mouvement.
Tu me diras que j’exagère, mais franchement, décentre-toi une minute, sens la morgue du camp du Bien, mets-toi à la place de celui que tu dénonces et tu verras qu’il n’a pas forcément tort de penser que c’est lui qui entre en résistance. En résistance contre cette unanimité "de bobo" (à chaque camp ses mots qui évitent de penser), le je-suis-charlisme comme un début de totalitarisme.
Alors dans l’isoloir, ils ont dit Merde encore plus fort.
Et pour dimanche prochain, on verra bien.
Alors, quoi ? me demanderas-tu.
Bonne question.
Je n’ai pas la réponse ici, en tout cas pas toute faite.
(Qu'on me donne des gens qui se demandent si, pas des gens qui pensent que!)
Je voulais peut-être simplement te dire que ça ne va pas suffire, d’être contre le FN.
Qu’il va aussi falloir de la force, beaucoup de force, pour être Pour quelque chose, et ne plus se contenter de mots – fussent-ils de bons mots. Je sais, ce n’est pas le plus simple. Voilà pourquoi il va falloir qu’on fasse ça ensemble.
Tu viens ?
Commentaires
Je veux bien venir. Le problème c'est que je ne sais pas où c'est, ni comment on y va. C'est le problème de beaucoup de monde, je crois. Et surtout, ça a l'air d'être fatiguant comme voyage. Ce ne serait pas grave si on était sûrs de ce qu'on trouvera à l'arrivée. Oui, je suis défaitiste. Est-ce que là aussi, l'important serait moins la destination que le voyage ? Pourquoi pas. J'aimerais bien qu'on me montre un panneau indicateur, mais là encore ce serait une idée toute faite. Je suis pas mal douée pour dénouer les pelotes de laine emmêlées, il faudrait peut-être que j'en trouve une et que je commence là, on verrait jusqu'où mène le fil.
Le plaisir du voyage est aussi dans la fatigue...
(quand on peut la partager)
... Tu as trouvé un panneau entre-temps ?