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  • G. Gospodinov, Un roman naturel

    gospodinov, intervalles, un roman heureuxC'est un court roman, le premier de son auteur, que les éditions Intervalles republient hardiment (le mot n'est pas usurpé) en format poche. Un roman qui ne se laisse pas définir et dont la 4e de couverture s'achève sur cette phrase énigmatique :

    "Des livres à succès, il y en a beaucoup, mais les livres heureux sont moins nombreux"

    Le moins qu'on puisse dire, c'est que Guéorgui Gospodinov ne s'embarrasse pas des recettes du livre à succès. Confusion savante des narrateurs, récit joyeusement non-linéaire entrecoupé d'une "Histoire naturelle des WC" ou d'une "Liste des plaisirs durant les années 70" : de ce côté-là, il s'est mis à l'abri.

    Un roman naturel commence par la fin d'une histoire d'amour et multiplie les débuts d'histoires possibles. On y croise un fauteuil à bascule, des cendriers pleins, Dieu et Salinger, des souvenirs d'enfance, des chats, des roses, des mouches, on y écrit des nouvelles, on y boit entre amis et on débat furieusement de questions brûlantes et souvent occultées, comme la place des toilettes au cinéma, dans un couple et dans une société totalitaire.

    Je vais te dire une chose : tu ne peux piger si un film est bon que si la caméra entre dans les chiottes. Tiens, prends Pulp Fiction...
    (…)
    - A Berlin, dans des chiottes, c'était écrit : « Bouffez de la merde. Il n'est pas possible que des millions de mouches se trompent. » En allemand, naturellement.
    - Est-ce que quelqu'un veut encore de la sauce ?

    Par un pur hasard de calendrier, j'étais en train de lire Un roman naturel quand je suis allé voir Glory, comédie sociale bulgare plutôt réussie où un cantonnier bègue à la limite de la clochardisation se confronte à la machine bureaucratique d'un ministère corrompu. Dans Glory, la caméra entre dans les chiottes, on n'hésite pas à montrer les personnages sans pantalon, et la société sans fard.

    C'est ça aussi, le plaisir de lire Gospodinov. C'est la vie comme elle est, dans le désordre, où l'on cherche à trouver un sens à tout le bordel et où la joie est dans la recherche et non dans le sens lui-même – un roman qui part dans tous les sens sans oublier le toucher et l'odorat. Un roman heureux, quoi.

    Guéorgui Gospodinov, Un roman naturel, éd. Intervalles (9,90€)

     

  • Neuf tranches d'Eva Thorvald

    stradal, cuisines, rue fromentin, lieu jauneUn bon petit livre vous accroche souvent dès le départ avant de s'étioler – un peu comme un vin de soif : attaque franche mais sans longueur en bouche.
    Un grand livre s'ouvre plus lentement au lecteur. L'attaque est plus lente, l'auteur pose les bases avant que les ingrédients se mélangent et que la mécanique s'enclenche.
    On m'avait prévenu que le roman ne commençait pas pied au plancher. C'est vrai. Mais après moins de 30 pages, bim ! j'étais dedans sans m'en apercevoir.

    "Elle n'avait pas besoin que ses parents soient fiers d'elle, du moment que Randy l'était, et en sa présence, elle sentait qu'elle faisait partie d'un univers adulte et sophistiqué. L'amour qu'il éprouvait pour elle lui donnait l'impression de porter des lunettes de soleil, même quand elle n'en portait pas."
    J. Ryan Stradal, Les cuisines du grand Midwest, éd. Rue Fromentin, 2017

    Les cuisines du grand Midwest, c'est l'histoire d'Eva Thorvald, une surdouée de la cuisine aux apparitions aussi rares que sublimes.
    Une histoire racontée non à travers ses yeux (qu'elle a vairons), mais par le regard de neuf personnages qui l'ont connue, de son enfance compliquée jusqu'à la gloire (qu'elle a modeste) : un éphémère petit copain, une amie jalouse, une pâtissière plutôt salée, un chasseur ne sachant pas chasser...
    Neuf chapitres comme autant de nouvelles qui finissent par converger sans qu'on l'ait vu venir, avec un art consommé de l'ellipse et du non-dit.

    Les grands-romans-américains (TM) sont souvent roboratifs, riches en goût mais aussi en graisse, pénibles à force de vouloir trop en dire. Les cuisines du grand Midwest donne plutôt dans la finesse, intelligent dans ce qu'il dit, puissant dans ce qu'il ne dit pas, en variant les saveurs jusqu'à ce final où les épices explosent.
    Je n'ai pas pleuré mais c'est parce que je suis très fort. Avant ça, j'avais pris des notes mentales sur la fluidité de la narration, l'art délicat de donner voix à des losers sans jamais juger, et la préparation du lieu jaune (entre autres). Et je compte bien m'en servir bientôt.

    Bon appétit

     

    [Minute pro : les Editions Rue Fromentin ont décidé de ne plus publier que quelques livres par an. Et ça leur réussit. Un jour, comme Eva Thorvald, on finira par leur demander les secrets de leur approvisionnement, parce que sans que les romans se ressemblent, il y a clairement une ligne qui se dessine. Rendez-vous au prochain.]