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  • Portrait de groupe avec Khalid

    Où l’on renoue avec des histoires souterraines, sans forcément y chercher une chute.

    Samedi, 22 heures, Porte de Clignancourt. Dehors il fait 4° sous zéro, en sous-sol le prochain départ est annoncé dans quatre minutes. Le métro est déjà à quai, quasi vide, je me suis installé à l’avant avec mon écharpe au cou et dans les mains, Un écrivain, un vrai, de P. Petersen, qui jusque là me paraissait très bon.
    C’est une de ces rames dernier cri où l’on peut avancer d’un bout à l’autre, et où résonne encore mieux le silence des terminus. Mais bientôt arrivent des hurlements de cour d’école : ce sont trois gamins, entre 5 et 10 ans, qui jouent à qui touchera en premier la cabine du conducteur. Deux gars, une fille. C’est la fille qui gagne (c’est l’aînée). Le père arrive quelques instants plus tard, la quarantaine noire avec déjà quelques poils blancs dans sa barbe. Il s’installe avec ses enfants de l’autre côté du couloir central, nous nous saluons discrètement, puis il explique le métro à ses enfants tandis que je reprends mon livre.

    imgpress?url=http%3A%2F%2Fjournalmetrocom.files.wordpress.com%2F2012%2F06%2F5faf292e4e179c56aafeef5bf5e5.jpg&crop=0px%2C0px%2C300px%2C198px&w=618&h=408Tout avance tranquillement jusqu’à Château Rouge où monte un jeune couple. Ils ont déjà bien entamé leur soirée, à moins que ce ne soit l’inverse, les joues sont rouges et ce n’est pas seulement à cause du froid. La fille est habillée avec goût, jupe, collants épais et bottines, mais l’alcool a eu raison de ce qui lui reste de classe, elle rit bruyamment et tout à trac demande à un passager assis sur un strapontin s’il n’aurait pas une clope. Il n’en a pas. Son compagnon tente de la calmer, non mais attends on arrive bientôt, tu pourras taxer Machine, mais la fille apparemment préfère taxer un inconnu, il doit y avoir une vieille histoire avec Machine – en tout cas je serais surpris qu’il y ait déjà une histoire avec son compagnon du soir ; jeans et pull en laine, regard transi (pas de froid) et petit rire gêné quand elle continue de parler trop fort, il n’a aucune chance. Quelqu’un aurait une clope ? tente-t-il pour se mettre au niveau, mais sa remarque tombe dans le vide, il a trop retenu sa voix, elle n’a même pas ri. La représentation est terminée.

    Pendant ce temps, à Barbès, un homme s’est installé en face de moi, la trentaine maghrébine. Il touche ma jambe et s’excuse, courtois. Puis il se penche vers les gamins, attendri, il discute avec les deux aînés tandis que le petit dernier le regarde fasciné. Le père assiste à l’échange sans rien dire, un sourire bienveillant sur son visage las.
    On échange des grimaces, les prénoms, les nationalités.
    Où l’on apprend que les gamins sont haïtiens et que Khalid, lui, est marocain.
    - Maroquoi ? demande le cadet.
    - Marocain.
    - Tu viens du Maroc ? demande la fille.
    Un sourcil du père vient trahir sa fierté, puis il sourit franchement quand mon voisin lève son pouce. C’est peut-être ça qui a mis l’ami Khalid en confiance. Alors il ajoute, sur ce ton bêtement complice de la discussion impromptue de boîte de nuit :
    - Eh oui. Maroc. Haschich !

    En disant ça il a tendu deux doigts joints dans le signe universel de la bonne petite fumette, le regard "cool, man" ostensiblement tourné vers le petit dernier.

    Il n’y aura pas d’autre parole.

    Le père n’a même pas esquissé de geste, un bref regard et son autorité naturelle ont suffi.
    Il a dû penser comme moi à tous les Khalid un peu idiots et tous ces autres moins gentils que son fils croisera dans les dix prochaines années.

    Lui et les enfants descendront à la prochaine station, sans un mot. Sans se retourner, ils passeront devant le petit couple enfin assagi, elle regardant dans le vague, lui tentant de croiser ses yeux.
    Khalid, lui, regardera ses pieds jusqu’à ce que je descende à mon tour.

  • De la bêtise nouvelle et éternelle

    9782919547166.gifC’est l’histoire de Bernard, sympathique grenouille de comptoir un peu bourin qui se prend pour un bœuf philosophique et qui, pour tenter de culbuter sa chef Christine, arpente cafés-philos et petites-expos-sympas. Un peu plus loin, il suit même le cul de Corinne dans un musée, et vient cette phrase éternelle : 
    "... Comme l’ennui l’envahissait peu à peu, il se disait que c’était le signe qu’il était en train de se cultiver."

    … Et puis soudain, le temps d’un chapitre, le narrateur cède la place l’auteur, et la philosophie paraît enfin limpide.

    "Si l’on admet, avec Hegel, que chaque époque dévoile un sens de l’humaine condition ; de sorte que les nombreuses facettes de l’Esprit scintillent l’une après l’autre à la surface de l’être ; ajoutons dès lors à cette histoire celle de la Sottise : chaque période exprime une bêtise qui lui est propre et qu’aucun temps ne manifesta de la sorte.
    Eternelle et immuable, la bêtise revêt idées et valeurs du moment pour les porter jusqu’au Grotesque Absolu (…)."

    Patrice Jean, La France de Bernard (éd. Rue fromentin), p.121

    Allez savoir pourquoi les mots "indicateurs de performance" et "info en continu" se sont aussitôt imprimés en gras dans mon cerveau.

  • Il faut vraiment que je vous parle de Fanny Salmeron

    fanny salmeron les étourneaux.jpgLa première fois que j’ai lu Fanny Salmeron, c’était sur un écran. C’était cette période effervescente de 2005 ou 2006, où l’on prenait plaisir à aller de blog en blog, où l’on découvrait de nouvelles écritures, souvent meilleures que bien des romans, où l’on tentait souvent de deviner l’auteur sous les récits codés, et où parfois, après quelques commentaires puis échanges de mails de moins en moins cryptés, on finissait par se rencontrer pour de vrai.

    Bref. A l’époque Fanny Salmeron avait un blog (ne cherchez pas, il est fermé depuis longtemps). Il y était questions d’amours impossibles et de vie de bureau – mais il aurait pu être question de n’importe quoi, l’important n’était pas dans le fond, mais dans la forme.
    Fanny Salmeron ne racontait pas, elle évoquait, elle créait des images qui n’appartenaient qu’à elle et qui parlaient à tous, tout en mélancolie et en tendresse, comme de l’amour brut qui aurait trouvé des mots tout neufs, et qui sonnaient juste.

    Parfois de sa page montait le son d’une playlist. Des chansons tristes et éthérées qui donnaient le sourire, un peu comme son écriture. Je me souviens notamment de celle-là, vers laquelle je revenais souvent :
    podcast

    Emiliana Torrini - Sunny Road. Voilà, ça c’est elle, avec de la musique pour maquillage.

    Bien sûr, à l’époque je ne connaissais pas le nom de Fanny Salmeron, seulement son pseudo (n'insiste pas). Son blog mentionnait aussi d’autres textes qu’elle n’osait montrer à personne, ou presque. Et puis, un jour, j’ai appris qu’un de ces textes serait publié dans la revue Bordel. Je l’avoue, j’ai d’abord eu peur que le charme soit rompu. Passer de la fulgurance de blog à la narration, même sur une nouvelle de cinq pages, beaucoup s’y étaient cassé les dents. Parce qu’écrire bien, voire très bien, et savoir mener une histoire, même très courte, ça n’a rien à voir. J’ai parfois l’impression que certains éditeurs français n’ont toujours pas compris ça – mais pardon, je digresse encore.

    Je suis allé écouter Fanny Salmeron lire sa nouvelle dans une soirée qu’organisait l’éditeur de la revue (Stéphane Million) à l’occasion de la sortie. Elle était habillée en robe à pois rouge mais elle avait envie de disparaître, bouffée de trac, sa voix était faible, mais dès les premières phrases on a entendu dans le fond de la pièce des mouches qui volaient admiratives. En dix lignes ou en cinq pages, l’écriture de Fanny Salmeron se diluait à peine.

    Il s’est passé quelques années, ensuite, pendant lesquelles Fanny lisait ses textes devant des assemblées parfois clairsemées, toujours touchées – et chaque trimestre elle étincelait au milieu du Bordel.

    si-peu-d-endroits-confortables-fanny-salmeron-9782917702208.gifPuis il y eut le roman, en 2010. Il y a si peu d’endroits confortables, c’était un beau titre, et il lui ressemblait. Là encore, j’ai eu très peur. Elle dont la voix se brisait après cinq minutes de lecture, tiendrait-elle la distance sur 200 pages ? Et là encore, j’ai été surpris : la voix était là, dès le début, et elle tenait, avec cette histoire de deux cœurs perdus qui ne ressemblait à aucune histoire d’amour connue. Elle y peignait Paris en nuances de gris et ajoutait à chaque page de petites touches de couleur – comme Hannah, sa narratrice, qui grave la phrase-titre sur tous les bancs publics - « J’écris ‘Il y a si peu d’endroits confortables’ dans son cou et Paris me répond. »

    Il y a eu un autre roman, l’année suivante (Le travail des nuages), où il était question, entre autres, de faire l’amour tendrement, sans s’y perdre et surtout sans s’y chercher.

    Et maintenant Les étourneaux, et ses trois personnages qui partent à la campagne fuir une série d’attentat à Paris, chacun avec son passé, ses casseroles et ses rêves. On retrouve ses thèmes fétiches : l’enfance, l’innocence, les triangles amoureux, et cette pluie qu’elle fait ressembler à un printemps. Et elle ne parvient toujours pas à me décevoir.

    Mais je ne trouve pas les mots qu’il faudrait pour vous parler de Fanny Salmeron. Je pourrais prendre ses mots à elle mais là non plus ce ne serait pas juste. Tirés de leur contexte, ses images pourraient ressembler à des formules. Elles n’en sont pas. La grâce ne se montre pas en échantillon, il faut entrer dans le flacon, avec ou sans ivresse. 

    Je ne peux que vous recommander d’aller voir par vous-mêmes.

    Certains peut-être n’y seront pas sensibles - j’en connais, je les plains.
    D’autres, plus nombreux, tomberont amoureux.
    Je vous le souhaite.

  • Il faut que je vous parle de Fanny Salmeron

    Il y a longtemps que j’aurais voulu le faire, d’ailleurs, mais je ne trouve pas le temps de faire court.
    Bientôt, promis.

    D’ici là bon week-end, et lisez bien sous la pluie. Les étourneaux ne font pas le printemps mais lire Fanny Salmeron, c’est toujours un peu de douceur en plus.

    Mots-1-86.gif

    A trois ans et demi, Brune Farrago accepta le monde tel qu’il était.
    Sa lourdeur et sa grâce, ses flaques et ses chutes, ses guêpes et son chocolat,
    ses compromis et sa comptine du soir.
    Le monde.
    Et puis grandir dessus.

  • Tout seul dans le métro

    Dans le métro, hier, m’apprêtant à suivre la looongue ligne 9 jusqu’à Boulogne, je m’installe au fond d’un carré en sautant par dessus les genoux d’une de ces voyageuses qui se muent en statue dès qu’elles sont assises en bord d’allée (les hommes font pareil).
    Face à moi, une jeune femme d'origine maghrébine d’environ 25 ans, habillée et maquillée avec un bon goût discret. Elle a revu sa position pour laisser un peu de place à mes jambes, en poussant un sac qui manifestement recèle les dernières bonnes affaires des soldes d'hiver.

    J’ouvre mon livre, distraitement, puis une idée me vient. Je rouvre mon sac pour y chercher un crayon. C’est un sac tout neuf, acheté pour 15 euros porte de Clignancourt, un sac tout bête mais comme on n’en trouve plus, sans nom de marque écrit en gros dessus, assez souple pour contenir n’importe quoi et assez rigide pour accepter un livre ou un document sans le transformer en chiffon – un an que je cherchais ça. Son seul défaut, c’est qu’il a tout plein de poches inutiles à l’intérieur, et que trouver le crayon qu’on y a jeté sans y prendre garde s’avère une entreprise délicate, surtout avec une voisine volumineuse et un livre à la main.
    J’y suis encore lorsque ma voisine d’en face m’interpelle.

    - Il est bien ? demande-t-elle.

    J’avoue : j’ai cru qu’elle parlait du sac. Parce que j’y pensais, parce que son sac à elle, parce que oui bon, je sais, c’est con.
    Elle parlait du livre.
    Par réflexe, j'ai regardé la couverture avant de lui répondre.
    Tout seul.
    Y a-t-il plus beau titre pour entamer une conversation avec une jolie inconnue dans le métro?

    - Il est bien, oui.
    - Je l’ai acheté mais je n’ai pas encore eu le temps de le lire, dit-elle.
    Elle a semblé déçue quand je lui ai dit qu’il y avait peu de passages vraiment croustillants. Puis elle a hoché la tête quand j’ai évoqué les passages les plus intéressants, sur la psychologie des personnages, la dimension affective au-delà de la seule performance, les trahisons...
    Ma voisine de droite est descendue à la Chaussée d’Antin, un touriste a pris sa place et le silence du métro a repris ses droits, j’ai renoncé à trouver mon crayon et suis retourné à ma lecture – il était question d’un voyage en Afrique du Sud et d’une main baladeuse.

    Deux stations plus loin, la jeune femme s’est levée pour descendre. Elle m’a regardé et m’a lancé un au-revoir muet, suivi de ce rictus auquel il faudrait donner un nom, lèvres plissées et menton retroussé – ce rictus parisien AOC, qui dit tout à la fois Je sais ça ne se fait souvent pas de parler entre inconnus je n’ai pas grand chose à ajouter mais ça m’a fait plaisir de partager ce moment avec vous bonne journée.

    J’ai voulu dire Bonne lecture mais les mots sont sans doute eux aussi restés silencieux, puis le train est reparti, j’ai cessé de chercher mon crayon et j’ai repris le livre où j’en étais.
    Tout seul, donc.
    Un livre qu’on m’avait offert pour Noel – Je suis sûre que tu ne l’aurais pas acheté, mais tu pourrais avoir envie de le lire, avait dit ma sœur. Elle avait raison.

    Et oui, c’est un bon livre - sur l’ego et la bêtise de vedettes surpayées, le pouvoir insidieux des journalistes, la lâcheté des dirigeants et d’à peu près tous les autres, le fonctionnement interne d’une équipe sous la loupe médiatique, et en creux le naufrage d’un type qui croit se cramponner à ses principes mais se noie dans un mélange de certitudes et de contradictions :

    domenechlivre.jpg

    Bonne lecture à vous, passagère de la ligne 9. Et allez la France, un peu.