Il y a des lecteurs qui pour rien au monde ne corneraient une page de roman (je soupçonne que ce sont les mêmes qui tiennent une bibliothèque bien rangée – il faudra vérifier).
Personnellement, je suis de ceux qui n'ont aucun scrupule à corner les pages. Un passage parfait, parfois juste deux phrases, une idée vraiment forte, et hop, une petite pliure, juste pour mémoire, au cas où un jour... Pourtant je relis peu les livres, mais va savoir, je continue. De sorte qu'en regardant mes rayonnages, il suffirait de regarder la tranche pour voir les livres qui m'ont marqué et ceux qui – même excellents, pour certains – n'ont fait que glisser.
Ils ne sont pas nombreux, les livres que j'ai abondamment cochés en 2016. Terzani, d'abord. Les Tifs, ensuite. Merindol aura sans doute la palme.
Et puis, maintenant, Mikaël Hirsch.
Quand nous étions des ombres, c'est un parallèle plutôt osé entre la vie de François Sauval, industriel millionnaire devenu aventurier, chasseur de records inutiles, et une histoire de l'Amérique Centrale vue à travers le destin des Charahuales, tribu en voie de disparition.
Idée parfaite : le narrateur principal du roman est le biographe de Sauval, embauché pour écrire la légende de cet aventurier de l'inutile mondialement connu qui finit par s'acheter un Etat entier (en Amérique centrale, bravo, tu as suivi). Un nègre qui écrit avec une distance mi blasée, mi consternée, bien forcé de reconnaître l'aplomb et le succès de Sauval, et composant au final un portrait implacable mais juste d'un Richard Branson, l'ego boursouflé par l'argent et l'écho médiatique, en quête éperdue d'un signe de reconnaissance de l'Histoire ou de Vanity Fair.
On a plié les gaules, rangé les petites voitures. La chambre d'enfant qu'est devenu le monde est maintenant bien rangée (…) L'année scolaire est maintenant terminée et François Sauval goûte un repos bien mérité avec le sentiment du devoir accompli, car ce sont de grandes choses qu'il a réalisées. Son palmarès compte à présent cent seize records du monde dans six domaines différents
(...)
Il faudrait inventer un nouveau terme pour décrire avec précision cette propension à braver des dangers inutiles dans un grand déballage d'argent et de publicité. [Autour de Sauval, ses concurrents envieux] forment un genre de club très exclusif et qui est à l'ennui ce que le groupe de Bilderberg est au pouvoir. Les membres du premier se recrutent d'ailleurs fréquemment dans le second.
On déjà parlé ici de la finesse de Mikaël Hirsch, de son talent pour brosser d'un même trait ou presque, le destin d'un individu et la vérité d'une époque. Ne manquait, parfois, que le souffle romanesque pour emporter l'ensemble, la fiction s'effaçant un peu devant la précision.
Le souffle est bien présent ici : il en faut, tout de même, pour raconter en quelques personnages, l'histoire d'un pan entier du monde. Toute une tribu indienne confrontée successivement aux missions catholiques, aux multinationales (tu cherchais d'où venait l'expression "République bananière" ? viens donc voir) et aux politiciens - jusqu'à l'époque moderne, et ce chapitre homérique qui résume en quelques pages la guerre entre le Salvador et le Honduras sur fond de match éliminatoire d'une Coupe du monde de foot...
… Et ces deux histoires qui finiront par se croiser sur fond de passion linguistique – comment, je te laisse le découvrir, de toute façon tu l'as bien compris : pour l'intelligence, pour l'histoire, pour ces phrases qui disent en quelques mots ce dont d'autres auraient fait trois pages, je te recommande Mikaël Hirsch.
Bon voyage.
Mikaël Hirsch, Quand nous étions des ombres, Intervalles