Dans les couloirs du métro, à l’heure de pointe, on se bouscule un peu, on se marche sur les pieds, on s’excuse, on fait de la place... Un petit concert de Merci et de Pardon, ponctué ici ou là par un Poussez pas ! énervant.
Tout cela se dit le plus souvent avec les yeux ou avec le corps, parfois on le murmure, mais au fond, quoi qu’en disent les râleurs, on communique. Les fluides passent, suffit de connaître les codes.
De ce petit concert, toutefois, une population croissante préfère s’exclure : les voyageurs affublés d’un baladeur ne disent ni Merci ni Pardon. Ils s’en foutent et ils l’affichent, ils se bouchent les oreilles pour mieux fermer les yeux. Le baladeur nuit gravement à la citoyenneté. Quitte à interdire quelque chose dans les lieux publics j’aurais plutôt proposé le walkman, mais on m’aurait envoyé balader, alors... Et puis, évitons l’amalgame – walkman ou pas on a tous notre façon d’être lâche.
Parmi cette population, il est des petits cons spécialement nuisibles : ceux qui écoutent leur zique (consternante ou énervante) à fond de casque et qui nous infligent leurs basses et leurs cymbales, avec ce rythme répétitif qui confine souvent à la torture chinoise. vous avez déjà essayé de penser à autre chose, avec un petit con à walkman en face de vous ?
Parfois pour m’éviter une colère malsaine je tente de m’apitoyer, Oh le pauvre petit il n’a pas les moyens de s’offrir un walkman bien étanche, mais en général le petit con (y a–t-il un lien ?) a un matériel dernier cri.
La plupart du temps, c’est moi qui craque, je m’en vais penser plus loin avant que la pulsion de meurtre ne soit trop forte.
Il m’est arrivé de lutter pied à pied : un claquement de doigt discret sous le nez du petit con, en rythme avec sa zique, et il finit par comprendre qu’il y a combat – et, pris par surprise, il capitule en maugréant. Minable, mais jouissif.
Une fois, enfin, j’ai fait ce truc fou, ce truc qui n’arrive presque jamais et qui marche presque toujours : j’ai regardé le type en souriant, je lui ai demandé de baisser un peu le son. Il l’a fait, puis il est retourné se cacher dans ses écouteurs. C’est fou comme la vie peut être simple.
Mais ce n’est pas un petit con qui est la cause de cette note improvisée.
C’est un gros blaireau.
Le gros blaireau se balade généralement en survêt et tient à bout de bras un mini-lecteur CD qui diffuse une grosse daube de type rebelle. Il se balade parfois en bande mais le plus souvent seul, suscitant dans tout le wagon à la fois pitié, haine et mépris. Un peu de crainte aussi. Si, si.
Hier soir, un spécimen classique est entré dans la rame bondée à Chalelet.
Fort de mon succès récent auprès d’un petit con à walkman, j’ai envisagé l’action directe – toujours avec mon arme fatale, la politesse.
- Dis, gars, tu pourrais éteindre ton truc
- Eh quoi, t’as un problème ? (ou approchant)
- Oui, et je ne suis pas le seul, tout le wag...
- Ben j’l’emmerde, tout le wagon.
- Ah oui ? on va voir ça.
Ni une ni deux, n'écoutant que ma rage et mon courage, sûr de mon fait je prends la rame à témoin :
- Qui vote pour que Monsieur nous fasse partager sa musique ? (Deux ou trois mains mollassonnnes s’élèvent au-dessus des têtes.)
- ... Et qui vote pour qu’il l’éteigne ?
- Nous !!
Dans un même mouvement les voyageurs lâchent leur rampe pour lever bien haut une main vengeresse, les passagers assis se lèvent et me crient des Bravo! je suis le héris de tout un peuple, on m'acclame, on me nomme chef ! Un instant magique.
En tout cas, ce fut une vraie récréation que de l’imaginer. Parce que bien entendu, je n’ai rien dit. Le gros blaireau me laisse toujours sans voix.
Epilogue : arrivé en bout de ligne, la rame se vide, le gros blaireau s’est assis. Face à lui, deux lascars (survêt d’un autre marque) ont commencé à le chambrer, lui et sa zique, et ils étaient bons dans leur genre. Ce n’est que par fierté que l’autre a laissé sa zique, mais l’humiliation était si parfaite qu’on en oubliait de s’énerver de son beat vulgaire. En sortant j’ai repensé en riant à mon petit scénario, je n’ai pas les bonnes armes je me suis dit – et j’ai comris aussi que parfois la politesse est une des plus hautes formes de mépris.
Bons voyages – et à bientôt sur nos lignes...