Je suis arrivé un peu en retard, dans le couloir ils venaient de séparer les mâles des femelles.
J’ai repéré quelques spécimen Vivelle Dop, mais pour être honnête l’ambiance n’était pas à la gomina, nous étions juste une trentaine de jeunes types détendus attendant on ne savait quoi, un peu comme à l’armée, en somme. Dans ce genre de queues absurdes, on rencontre toujours Machin qui est à l’aise parce qu’il connaît les lieux. Je l’ai rencontré, évidemment. Sur le chemin du vestiaire je lui ai tenu la porte, alors il m’a dit qu’il était déjà venu trois fois, que maintenant il savait que ce n’est pas la peine de venir habillé classe mais qu’au début il av…
"Allez on se dépêche !" encourageait Lydie, la grande chef du public. "Antenne dans quinze minutes!"
Après le vestiaire, les mâles retrouvent leurs femelles, beaucoup sont venus en couple. Sauf Machin bien sûr. Rapidement, et avec une belle énergie, Lydie nous donne ses consignes : il ne faut surtout pas aller ici, là, là, là et la – mais à part ça on peut se déplacer comme on veut. La liberté, quoi. 1968 réinventé. Le Grand Soir, les soviets et la champagnisation. « On va vous donner du Champ’ mais n’abusez pas svp, n’oubliez pas qu’il y a quand même une émission qui se tourne au milieu et que vous êtes filmés ! »
Elle n’a pas à s'employer pour placer les gens – une saine régulation s’opère : certains sont venus pour être vus, on leur laisse les premières lignes. Seule une bonnasse en mini-short reste à l’écart, elle est vite repérée. Mademoiselle, vous avez de jolies jambes il faut les montrer, tenez venez là !
L’émission commence, cinq minutes de Philippe Starck avant le journal, tout se passe bien. Pro et sympa. Même pas drôle.
A la pause le public se rue sur les petits fours comme un commercial sur une commission.
On avait annoncé une soirée entièrement non fumeur, je n’ai aucune envie de fumer mais bien l’intention de découvrir la cachette des rebelles. Je n’aurai que quelques pas à faire – bingo ! Patrick Eudeline est là, déguisé en lui-même et discutant avec les journalistes de l’émission (sympathiques, concernés – décidément sur le contenu cette émission me plaisait de plus en plus). Le public, lui, obéit aux consignes en sirotant du champ’.
Après la pause, j’essaie de trouver une planque discrète hors du champ des caméras. Raté : je me retrouve à deux pas du PC Public – Lydie est derrière moi avec ses deux assistantes, prêtes à bondir pour intervenir en cas de problème. Et elle a l’œil, Lydie. Une fille qui tourne le dos à la caméra, un groupe qui reste assis à l’écart, une jeune con qui commence à bouger un peu trop et hop ! on envoie quelqu’un recadrer tout ça. Il a aussi fallu régler le cas de la bonnasse en short noir et de sa copine nombril à l’air, les déplacer régulièrement pour faire vivre l'ensemble. Ou alors se rendre compte que Machin s’est assis non loin du centre du plateau à côté d’une fille moche – tiens Coralie tu peux aller me chercher un petit couple mode et les mettre à la place de ces deux-là ? Ou encore se rendre compte que notre coin est un peu trop masculin et envoyer l'autre assistante chercher à l'autre bout du studio un décolleté indécent pour le mettre devant moi (on m'avait bien prévenu, que Lydie était une fille formidable).
C’est un souci de tous les instants, le public, une matière vivante qu’on modèle à façon, de la chair à télé, un décor éphémère à changer régulièrement. Une affaire de pro.
Dans mon dos le bruit était incessant, de tous côtés les gens commençaient à chuchoter sans perdre leur sourire forcé au cas où la caméra se pointerait vers eux, je tendais l'oreille pour écouter mais je sentais bien qu'on aurait préféré que je sourie en bougeant discrètement.
Ce qui nous vaut cette conclusion, finalement triviale : si l’on veut écouter l’émission, mieux vaut être à trois mètres de sa télé qu’à un mètre de l’action.
(A noter aussi, ce moment historique : à la faveur d’un nouveau remodelage du décor public, j’avise un siège libre. Celui sur lequel était Machin avant de se faire dégager - un poste stratégique sans doute, exposé et tout ça. Mais tant pis, j'ai mal aux jambes, je l’annexe. Lydie passe devant moi, me dévisage. Et ne me dégage pas. Un triomphe. Mon adoubement télévisuel. Jean-Victor (le héros d'Eliminations Directes) serait fier de moi.
Allez, à bientôt)