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Cartes postales - Page 9

  • Servir sur un plateau

    Je suis arrivé un peu en retard, dans le couloir ils venaient de séparer les mâles des femelles.
    J’ai repéré quelques spécimen Vivelle Dop, mais pour être honnête l’ambiance n’était pas à la gomina, nous étions juste une trentaine de jeunes types détendus attendant on ne savait quoi, un peu comme à l’armée, en somme. Dans ce genre de queues absurdes, on rencontre toujours Machin qui est à l’aise parce qu’il connaît les lieux. Je l’ai rencontré, évidemment. Sur le chemin du vestiaire je lui ai tenu la porte, alors il m’a dit qu’il était déjà venu trois fois, que maintenant il savait que ce n’est pas la peine de venir habillé classe mais qu’au début il av…
    "Allez on se dépêche !" encourageait Lydie, la grande chef du public. "Antenne dans quinze minutes!"

    Après le vestiaire, les mâles retrouvent leurs femelles, beaucoup sont venus en couple. Sauf Machin bien sûr. Rapidement, et avec une belle énergie, Lydie nous donne ses consignes : il ne faut surtout pas aller ici, là, là, là et la – mais à part ça on peut se déplacer comme on veut. La liberté, quoi. 1968 réinventé. Le Grand Soir, les soviets et la champagnisation. « On va vous donner du Champ’ mais n’abusez pas svp, n’oubliez pas qu’il y a quand même une émission qui se tourne au milieu et que vous êtes filmés ! »
    Elle n’a pas à s'employer pour placer les gens – une saine régulation s’opère : certains sont venus pour être vus, on leur laisse les premières lignes. Seule une bonnasse en mini-short reste à l’écart, elle est vite repérée. Mademoiselle, vous avez de jolies jambes il faut les montrer, tenez venez là !

    L’émission commence, cinq minutes de Philippe Starck avant le journal, tout se passe bien. Pro et sympa. Même pas drôle.
    A la pause le public se rue sur les petits fours comme un commercial sur une commission.
    On avait annoncé une soirée entièrement non fumeur, je n’ai aucune envie de fumer mais bien l’intention de découvrir la cachette des rebelles. Je n’aurai que quelques pas à faire – bingo ! Patrick Eudeline est là, déguisé en lui-même et discutant avec les journalistes de l’émission (sympathiques, concernés – décidément sur le contenu cette émission me plaisait de plus en plus). Le public, lui, obéit aux consignes en sirotant du champ’.

    Après la pause, j’essaie de trouver une planque discrète hors du champ des caméras. Raté : je me retrouve à deux pas du PC Public – Lydie est derrière moi avec ses deux assistantes, prêtes à bondir pour intervenir en cas de problème. Et elle a l’œil, Lydie. Une fille qui tourne le dos à la caméra, un groupe qui reste assis à l’écart, une jeune con qui commence à bouger un peu trop et hop ! on envoie quelqu’un recadrer tout ça. Il a aussi fallu régler le cas de la bonnasse en short noir et de sa copine nombril à l’air, les déplacer régulièrement pour faire vivre l'ensemble. Ou alors se rendre compte que Machin s’est assis non loin du centre du plateau à côté d’une fille moche – tiens Coralie tu peux aller me chercher un petit couple mode et les mettre à la place de ces deux-là ? Ou encore se rendre compte que notre coin est un peu trop masculin et envoyer l'autre assistante chercher à l'autre bout du studio un décolleté indécent pour le mettre devant moi (on m'avait bien prévenu, que Lydie était une fille formidable).

    C’est un souci de tous les instants, le public, une matière vivante qu’on modèle à façon, de la chair à télé, un décor éphémère à changer régulièrement. Une affaire de pro.
    Dans mon dos le bruit était incessant, de tous côtés les gens commençaient à chuchoter sans perdre leur sourire forcé au cas où la caméra se pointerait vers eux, je tendais l'oreille pour écouter mais je sentais bien qu'on aurait préféré que je sourie en bougeant discrètement.

    Ce qui nous vaut cette conclusion, finalement triviale : si l’on veut écouter l’émission, mieux vaut être à trois mètres de sa télé qu’à un mètre de l’action.

    (A noter aussi, ce moment historique : à la faveur d’un nouveau remodelage du décor public, j’avise un siège libre. Celui sur lequel était Machin avant de se faire dégager - un poste stratégique sans doute, exposé et tout ça. Mais tant pis, j'ai mal aux jambes, je l’annexe. Lydie passe devant moi, me dévisage. Et ne me dégage pas. Un triomphe. Mon adoubement télévisuel. Jean-Victor (le héros d'Eliminations Directes) serait fier de moi.
    Allez, à bientôt)

  • N., entre deux âges

    C’est au comptoir que j’ai croisé N., Il y avait du rouge dans son verre, du blanc dans le mien, il fallait bien échanger.
    Pas de montre, pas de contrainte. Juste le plaisir d’une conversation légère et profonde, entrecoupée de quelques rencontres fortuites (salut à toi, F.), prolongée au gré des fermetures de bar. Je n’ai pas vu le temps passer, hormis dans les rides du front de N.
    Toute la soirée, j’ai regardé son visage, il y avait un truc que je ne parvenais pas à saisir. Ce matin, j’ai essayé de me le rappeler. Et enfin j’ai compris ! Toute la soirée, avec N., nous avons flotté entre deux âges.

    « Entre deux âges » : expression si classique et si vide ! Quand j’ai commencé à écrire, je devais l’utiliser souvent – c’est pratique, « entre deux âges », un joli passe-partout qui fait croire qu’on dit quelque chose quand on réalité on est incapable de définir un personnage.
    Puis j’avais lu un jour une chronique qui tournait l’expression en ridicule : « entre deux âges » n’existe pas, disait l’auteur, puriste, qui ajoutait, cynique et plein de bon sens, qu’on est toujours entre deux âges. Conquis j’avais suivi, bannissant l’expression de mon vocabulaire. Et quand ici ou là je la lisais dans un bouquin (fût-ce un best-seller) je me disais « hou, le mauvais ! ».

    Bref.
    Ce matin, entre aspirine et café, je viens de comprendre : N. EST entre deux âges.
    En fait, elle A deux âges.
    Quand elle rit de bon cœur, tendant son visage en avant, elle est exactement cette fille de 20 ans qui devait avoir les joues un peu rondes à force de croquer la vie avec confiance.
    Mais le plus souvent, ce sont les cernes sous ses yeux que l’on remarque, ces dents abîmées par la clope et ce regard qui tombe un peu quand elle conte les petits coups répétés que la vie lui a envoyés au visage : alors elle a déjà 40 ans, un corps encore jeune peut-être, mais les traces extérieures de jeunesse ont disparu.
    Quand elle sourit doucement, enfin, N. a juste son âge. Avec une certaine grâce. Mais l’instant ne dure jamais, de nouveau elle balance entre se deux âges, et on aimerait ne s’adresser qu’à la jeune fille, on voudrait lui dire de faire attention, de se préserver – je sais ce qui t’attend, petite, je le vois, prends soin de toi, lève le pied, un verre d’eau s’il vous plaît mademoiselle, c’est pour une amie ! Mais on a jamais le temps de lui dire tout ça. Ou pas le courage. Ou pas le droit ?

    Alors on commande un 7e verre, pour chasser la femme sombre et entendre à nouveau rire la jeune fille. Puis un autre verre, un autre bar, une autre rencontre un autre verre… Ensuite sans doute on finit chez elle, corps à corps, caresses et consolations mutuelles pour terminer en jouissance. Puis le réveil, difficile, à côté d’une femme au regard sombre, aux dents plus jaunes encore que la veille, aux cernes plus profondes. On se souvient des bons moments de la veille, on se demande, on n’est pas fier. On se rend compte qu’on a encore abîmé la jeune fille au rire clair pour n’en profiter qu’une nuit.

    Ce soir, promis, on sera sobre.
    Mais N., elle, remettra ça. Elle a besoin de cet oubli.
    N. s’abîme avec tout le monde, et on n’en profite qu’une fois.

  • Première carte postale

    medium_carte.jpegQuand j'étais petit, je partais en colonie.
    "Tu n'oublies pas de nous écrire, hein ? Au moins une carte postale, si tu n'as pas le temps."

    Je n'ai jamais envoyé de carte postale, je crois. Je ne voyais pas l'intérêt d'écrire si on n'a pas le temps. Mais ça, bien sûr, c'était avant. Avant que je comprenne que la carte postale était importante pour celui qui la reçoit, pas celui qui l'écrit. Avant que je comprenne qu'on pouvait envoyer une carte postale sans rien écrire dessus.
    Bref, avant que je ne reçoive des cartes postales...

    Alors aujourd'hui j'essaie de me rattraper...

    Chère XX, Cher XY,

    Ce week-end, j'étais loin de Paris avec mes amis, dans une très grande maison. La première nuit, c’était bizarre, on n’entendait même pas les voitures, alors forcément ça n’était pas facile pour dormir. Mais on s'y fait vite !
    On a beaucoup joué au foot, à la belote, au ping pong et à la cuisine. On a discuté et on a ri, on a même fait un peu de jardinage, et un très grand feu autour duquel on est restés toute la nuit. On ne pensait à rien, juste à regarder les flammes, mais on sentait bien qu'il se passait des choses à l'intérieur de nous, qu’on changeait et que c’était bien, au fond.

    Le lendemain, j’ai fini le livre de Tunström que m’avait prêté Lol V. Stein, et là encore c’était bon de se sentir vraiment proche de l’essentiel. Quand je l’ai fini, j’ai fermé les yeux pendant cinq minutes et j’ai pensé à moi, je me sentais fort, ensuite je suis allé faire une partie de pétanque, j’ai perdu mais j’étais content.

    Tout à l’heure, en rentrant, j’ai pris le métro. Avec le long voyage et la chaleur, je ne sentais pas très bon, en plus je n’étais pas rasé et j’avais un gros sac qui gênait un peu les gens. J’ai pensé qu’en temps normal je me serais fait tout petit en attendant d’arriver à ma station. Mais là je m’en foutais : j’avais mon livre à la main et mes souvenirs de week-end dans la tête, j’étais juste moi et le reste ne comptait pas du tout.

    J’espère que demain matin, avec mes coupures de rasage et mon beau costume sans cravate, je me dirai exactement pareil.

  • Carte postale de Charleroi

    medium_tncharleroi-1.jpegOn m’avait déjà prévenu plusieurs fois : cette étape à Charleroi était une hérésie. "C’est la ville la plus laide du monde", disaient-ils.
    La ville la plus laide du monde ! Il fallait absolument que je voie ça.

    Il faisait beau ce jour là sur les routes de France. Passé Valenciennes, le temps a commencé à se gâter. Puis vint Mons, et le premier panneau indiquant Charleroi. A ce moment précis, mon pare-brise a essuyé la première goutte.
    Depuis la nationale défoncée, on voit au loin de hautes collines vert de gris, qui pourraient sembler jolies à qui ne sait pas ce qu’est un terril. Et soudain un panneau jaune : nous sommes à Charleroi.
    A l’entrée de la ville, des faubourgs classiques – Lidl, Bricomarché et concessionnaires Toyota. Mais ensuite… Les habitations disparaissent peu à peu, quelques fumées se dégagent, puis c’est le Grand couloir, sur plus de 2 kilomètres. A gauche, de grands bâtiments industriels aux briques rouges et aux vitres brisées ; à droite, une ligne de chemin de fer surélevée cache mal une immense déchetterie. Et dans la voiture, une odeur de minerai. Sur ma droite, un signe a attiré mon regard, un grand « M ». Une station de métro, au milieu des usines? J’ai regardé son nom : "Providence". Et dire qu’on m’avait défié de trouver ici une quelconque poésie !
    Quelques hectomètres plus loin, au pied d’un grand terril, un rond point marquait l’entrée dans la ville elle-même.

    J’ai commencé par la Ville Haute. Au sommet de l’Avenue de France, la place Charles II s’efforce de faire mentir les contempteurs de la ville, avec ses façades Art nouveau et ses immenses jets d’eau pour fêter le retour du soleil. Un bon point. Autour de la place, plusieurs terrasses, vides. Seuls quatre hommes sirotent une Maes sous un parasol Coca Cola, près du beffroi. Un peu à l’écart, le Palais des Arts est à moitié caché par une fête foraine (fermée), et soudain je comprends ce qui me semblait bizarre depuis mon arrivée : dans les rues, je ne croise que des hommes. Il y en a de tous âges et de tous modèles, souvent en groupe, mais que des hommes. Etonnant...

    Je poursuis ma visite. Le centre piéton est agréable, maisons basses et rues pavées. Comme dans toute ville wallonne, rétorqueront les grincheux. Certes. Mais bien sûr, si vous ne trouvez pas de poésie à une rue dont la moitié des magasins vendent des chaussures à prix d’usine autour d’un marchand de glaces fondues, alors je ne peux rien pour vous.

    medium_tncharleroi-2.jpeg

    Lorsqu’au détour d’une ruelle une perspective s’ouvre sur la ville basse, ce sont encore les cheminées de brique que l’on voir au loin. Plutôt sympathique, finalement – l’impression d’avoir vraiment pris de la hauteur…
    Deux heures plus tard, je retrouve ma voiture. Un dernier détail me saute aux yeux : au bas du petit panneau qui indique « Avenue de France », une fine bande jaune : « TV-HiFi-Car Stéréo ». Il me manque vraiment un appareil photo.

    Un fleuve coule à Charleroi. Mais au cœur de la Ville Basse, la Sambre ressemble à un canal qui aurait été tiré là pour les besoins de l’industrie. Je poursuis néanmoins ma visite au milieu des vapeurs d’usine. J’ai un but, désormais. Je ne quitterai pas Charleroi avant d’avoir croisé une jolie fille. Mais où la trouver ? Je cherche dans les cafés, en vain. Puis finis par trouver un endroit prometteur : une Librairie.
    On dira ce qu’on veut de Charleroi, mais une ville qui possède une librairie si accueillante mérite le détour. [la librairie Molière, qu'on se le dise!] Pour sa cafétéria notamment, à l’étage, près du rayon Philosophie. Ayant pris un peu de hauteur, je vois enfin, dans les rayons, une jolie demoiselle aux jambes fines et au visage avenant. (et non l’inverse.) Je cours l’attendre à la sortie, mais quand elle ressort, elle fait des bulles avec son chewing gum avec deux petites frappes modèles local. Ils se dirigent vers le magasin suivant. Shoe Discount. Tout est redevenu normal.

    Il a bien fallu quitter Charleroi. Et c’est au moment précis où je sortais de la ville qu’il s’est remis à pleuvoir. Si ce n’est pas de l’accueil, ça !

    Mais l’averse a été courte, heureusement. Car après Charleroi, les routes sont belles et la Belgique se met à rire.