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Cartes postales - Page 7

  • La République des livres

    d763437b3e29812b2011031ca3518a75.jpgOr donc, entre deux Salons du livre, la petite colonie des zauteurs investissait jeudi les salons de la République – à l’hôtel Matignon, plus précisément, où François Fillon, de sa belle police de caractère, nous conviait à l’occasion de la Rentrée-littéraire(TM).

    Matignon, donc : ses gardes à l’entrée, sa Déclaration des droits de l’homme joliment projetée sur la façade et ses gardes à l’intérieur qui rivalisaient en nombre avec les huissiers en livrée, assaillant les nouveaux arrivants à coup de Bonsoir monsieur, de Par ici, et de S’il vous plaît.
    C’est sans doute à ces détails que les Etats affirment leur puissance – reste que quand on me dit pour la troisième fois "Par ici Monsieur s’il vous plaît" quand je ne peux qu’aller tout droit, l’envie de dire merci finit par s’émousser.

    Contournant les huissiers, j’ai finalement rejoint la petite colonie rassemblée dans le grand salon du rez-de-chaussée, au centre duquel trônait le pupitre d’où le grand homme allait bientôt s’adresser à nous. En attendant, les cous se tendaient pour chercher du regard les copains et faire la bise aux copines, un peu partout on se demandait comment allaient les petites affaires et pourquoi diable on nous avait invités.
    Cela, nous n’allions pas tarder à le savoir, car à peine arrivé François himself nous a lancé cette phrase historique :
    "Pourquoi vous ai-je réunis ? Eh bien d’abord parce qu’on m’a dit que ce n’était pas un rituel."
    (Pouvait-il y avoir meilleure raison ?)

    Pour le reste, François nous a montré ses qualités de lecteur de discours – reconnaissons-le, on aurait presque dit qu’il l’avait lu avant. Peut-être même en avait-il donné les grandes lignes à son nègre, tant le fond a joliment balayé tous les passages obligés d’un discours aux zauteurs – de la spécificité de la civilisation de l’écrit aux effets de la dématérialisation en passant par la défense de la diversité et de la librairie indépendante. Sans oublier un peu de brosse à reluire pour les éditeurs et ces auteurs qui nous bousculent, qui nous transforment et dont les mots nous servent ou nous animent.
    Vers la fin, il a annoncé que "Christine", sa ministre de la culture, lui avait fait des propositions et qu’il les accepterait, alors on a cru naïvement que Christine allait nous dire ce qu’il en était mais non, François a dit Merci tout le monde, les flashes ont crépité mollement, les fayots de la colo se sont approchés de lui pour être à côté sur la photo (ah, Boris B., hardi pourfendeur de trentenaires, tu m’a bien fait rire sur ce coup-là) pendant que nous autres nous dirigions tranquillement vers le buffet. Et là, disons-le, François avait bien fait les choses : il a beau être à la tête d’un Etat en situation de quasi-faillite, ça ne l’empêche pas de prévoir cinq fois trop de petits fours quand il reçoit des gens importants chez lui.

    Et donc autour d’un champagne décadent on a revu des gens, on a salué de nouvelles têtes, on en a évité d’autres… Et puis, ce qui est bien, avec la colo des zauteurs, c’est qu’on peut côtoyer des écrivains qui nous bousculent, comme dirait François, de ceux dont les mots nous servent ou nos animent. Des gens qui tutoient l’universel, comme ces deux futurs Victor Hugo que j’entendais sur le perron deviser sur nos destinées humaines :
    - Et toi, tu sors où ?
    - Ah ouais t’as raison, le Machin c’est vraiment mort depuis janvier, le truc maintenant c’est le Bidule.
    - Et sinon, tu défiles ?
    - Et puis il y a le Chose – en ce moment c’est le truc où faut aller, j’te jure, ça sent vraiment le cul là bas.

    Ailleurs ceux qui nous transforment parlaient de chiffres de ventes, mais finalement c’était un début de soirée joliment absurde, les zauteurs étaient là sans les monos, on a déconné un peu avec les copains, il n’y avait que les huissiers pour nous surveiller mais comme ils étaient drôles on a joué à leur obéir et puis hop, on est partis sagement sans trop penser à la République.
    François, lui, était déjà loin, notre avenir aussi.
    Ah oui vraiment, il avait bien fait de nous inviter, on avait bien fait de venir.

  • Colo des zauteurs et salon VIP

    Un salon du livre, vu de l’intérieur, c’est une colonie de vacances avec des adultes de tous âges et une proportion plus grande qu’ailleurs de gamins capricieux.
    La seule vraie différence, avec les colos de notre enfance, c’est que les monos n’ont plus de chouchous – à la place, il y a des "zauteurs VIP" qui ne se mélangent pas aux zauteurs lambda : quelques semi-vedettes de type vu-à-la-TV, que l’organisateur ira chercher en limousine et qui joueront aux divas (ah, le grand Mezrahi se retournant vers les bénévoles de la librairie en criant Mais qu’est-ce que vous foutez, les caissières ?).
    Cela dit, dans le petit monde des zauteurs, j’ai remarqué, on n’a pas besoin d’être connu pour se comporter en connard capricieux (ceci est un masculin générique).
    Heureusement on se fait quelques copains, dans la colo, grâce aux animations prévues par les moniteurs : le train des zauteurs, les rencontes-débats, le déjeuner des zauteurs, l’hôtel des zauteurs… Et puis avec ses nouveaux amis on fait le mur et on sèche le dîner-des-zauteurs et le discours du maire pour trouver un écran houblonné et assister à l’invention du catenaccio au rugby.

    Et sur le stand, alors ? Bah, si vous avez déjà vu un auteur derrière sa pile de livres, vous imaginez bien. Et puis je vous rappelle que j’étais là comme stagiaire, moi, pour observer les grands et faire des expériences - ce serait trop long de faire ici un rapport de stage.
    Donc, en bref : pas mal de rencontres, des expériences, des échanges impromptus, et quelques très beaux sourires entre les bâillements. Quelques découvertes, aussi. Comme ces « toilettes sèches », que d’augustes aînés m’avaient vendu comme le clou du Salon – de sympathiques toilettes écolo, où l’on recouvre avec une grâce féline ses petits besoins d’un monceau de copeaux de bois. Parce qu’il ne fait pas se mentir : pour l’auteur en petite forme les occasions de se faire chier ne manquent pas.
    Alors on comprend un peu pourquoi la demi-vedette ne reste pas très longtemps sur le salon. Apparemment il y a une règle en société, qui stipule qu’une une fois qu’on est passé à la télé, on ne chie plus dans des copeaux. On dit qu’on aurait mieux fait de garder la chambre et on préfère quitter le salon, vite rentrer à Paris pour trouver des toilettes à hauteur de son ego.
    Du coup, pour la prochaine colo, j’ai proposé une nouvelle animation (merci Ecaterina pur l’idée) : on pourrait mettre les VIP tous ensemble, dans un joli carré par exemple, et on les regarderait se marcher sur les dents. Voilà qui serait rigolo.

    Et sinon ? Sinon hier j’ai vu 99 francs, et c’est bon.

  • Liberté d'entreprendre

    b4c81fc4201bd5ab2fd871c7d24fadf5.jpgTss, tss !
    Je croyais que c’était le code des petits dealers à la manque, mais apparemment c’est une sorte de code universel, quand on n’a pas les mots il reste la langue, pour siffler entre ses dents.
    Tss, tss, Mademoiselle !
    Evidemment, les filles ne se retournent pas. Souvent elles se crispent, pressent le pas.
    Tss, tss, Mademoiselle, siouplaît !
    C’est la version urbaine du marketing téléphonique – ça ne marche qu’une fois sur cent, alors faut compenser par du volume. On ne sait jamais, d
    es fois qu’il y en ait une qui. (il doit bien circuler des légendes parmi ces pauvres types – ou alors le marketing télé-faux-nique les films porno suffisent)
    Tss, tss, Mademoiselle, t’es belle !
    Parfois, il y a un effort louable – parfois même la demoiselle se retourne, mais jamais longtemps ; au mieux le type a le temps de demander du feu. Pour la flamme, il peut toujours se brosser.
    Tss tss !
    Il y a aussi ce double claquement de langue, comme un beauf appelle son chien.
    ClcClc !
    Souvent il y a des baffes qui se perdent.
    La liberté d’entreprendre a ses limites.

    C’est peut-être une idée, je me disais, pour les professeurs de français : montrer aux gars qu’apprendre des mots, des vrais, ça peut être utile pour draguer les nanas.

    --------- (Edit, vend. soir)

    Cela dit, les mots ne sont pas tout.

    C’était la semaine dernière, ligne 4.
    Le terminus approche, le wagon se vide. A côté de moi une jeune femme triture nonchalamment son baladeur mp3. Face à nous, deux jeunes gars qui partagent la même couleur de peau mais pas celle du regard : l’un est éteint, obtus, l’autre brille intense, vivant.
    Depuis quelques instants il lorgne de plus en plus ostensiblement vers ma voisine. Elle a relevé la tête plusieurs fois, il n’a pas baissé les yeux. Des ondes s’échangent dans la rame mais je n’ai pas la bonne fréquence. Puis le gars fait un signe de la tête, un petit signe sec et sûr de lui, et je sens bien que la scène bascule. Mais alors que je commençais à peine à capter, l’émission s’interrompt soudain. Des ondes interfèrent, un portable sonne – c’est celui du mec. Il répond. Avec mes codes étriqués, ce serait la fin de l'histoire, mais...
    Bientôt le conducteur annonce le terminus. Je me lève, la fille aussi mais je la sens qui hésite. Elle ose un regard vers le type, sans quitter son portable il lui fait un nouveau signe de tête, puis se tourne vers son pote lieutenant… Puis tout va très vite : l'autre se lève, salue la fille maladroitement et lui prend son numéro de portable. Echange de sourires gênés, elle donne son prénom, regarde une dernière fois le type au portable et s’enfuit dans les escaliers.
    Quelques instants plus tard le type raccroche, l'autre lui livre ses infos, il note. Je n’ai toujours pas entendu sa voix mais la suite de l’histoire lui appartient.

    C’est bien ce qu'on me disait : les vrais caïds restent muets.

  • Porte de Clignancourt

    d3555baabdfa21bab3e42520b94b7c30.jpgLa première chose que vous verrez, c’est l’enseigne rouge du KFC. Puis vous baisserez les yeux et viserez les prospectus et gobelets McDo jetés par terre. En les relevant, vous serez étonnés de revoir des jeans neige (oui!), vous pesterez contre l’anarchie piétonne et bien sûr vous manquerez l’essentiel – parce que pour ce jeune maghrébin qui traverse au feu rouge, l’important c’est la main de sa copine qu'il tient maladroitement.

    En un saut de Puces vous voilà dans le métro, à contempler une jeunesse de toutes les couleurs unie dans le mauvais goût occidental made in China, l’addiction au sucre, les sonneries de portable et la graisse de fast-food – et souvent l’invective parce qu’on n’a pas les mots, et que l’amitié avance toujours masquée.
    Ça, c’est la Porte qui grouille.
    Mais à d’autres heures, la Porte de Clignancourt est un paisible bout d’Afrique.
    Ce matin, par exemple, lorsque face à moi sur la banquette s’est éclairé le visage fatigué d’un vieux sénégalais. Dans la rame venait d’entrer un autre homme – même origine, même veste élimée à la mode de jamais, même tricot. "ça alors, si je m’attendais !" Ils ne s’étaient pas vus depuis des années. Pas d’effusions, mais il y avait de l’émotion dans les yeux de ces hommes, de la sagesse aussi – on aurait eu envie d’écrire sur le champ l’histoire qui soudain les réunissait là et les ramenait si loin en arrière.
    La veille au soir, dans la rame immobile d’une attente de bout de ligne, l’ambiance était à la palabre. Autour d’un exemplaire froissé de L’Equipe, trois hommes se disputent sur le sens d'un mot en parlant foot, animaux et rois de France. Soudain l’un d’eux se lève, vient me voir, me montre l’article. Il était question de Marseille, dauphin de Lyon la saison dernière. J’explique, le gars me remercie et se retourne vers les autres – "C’est bien ce que je vous disais !" Et le débat reprend de plus belle.

    A l'air libre, la Porte n'est plus l’Afrique mais un petit bout de terre où les pays vivent en paix. Un peu moins de décolletés et de minois effrontés que dans le centre, sans doute, mais derrière la sape à dix balles se cachent parfois des traits magnifiques – celui de cette jeune slave, par exemple, qui lit en terrasse. Ou encore cette autre, là-bas, que je regarde en oubliant la foule autour.
    - Excusez-moi… On se connaît ?
    - Non, mais c’est dommage.
    - Hmmm... Peut-être !
    Et dans un sourire elle s’engouffre dans la bouche de métro.

    Un parfum de début d’été flotte sur dans l’air de la Porte de Clignancourt. Le temps glisse tranquillement – attention, on pourrait tomber
    amoureux.

  • Du (bon) pied

    894596246254d00ae96d3883a113bd13.jpgIl y a des réveils qui sonnent comme un ordre, des matins au radar à se presser pour une journée qui ne nous appartient pas. Ceux-là bientôt seront derrière.

    D’autres matins le soleil perce et les oiseaux si on sait les entendre couvrent les bruits de moteur.
    D’autres matins encore on se fout des oiseaux parce qu’on est réveillé par l’autre, en douceur, pour commencer la journée en pleine gloire.
    Ou alors, se réveiller avant elle, la regarder dormir et la trouver belle.

    Et puis, parfois, s’endormir seul et se réveiller plusieurs, avec en tête l’histoire du roman en cours. Ou un personnage, pour une histoire en gestation. Une machine qui s’est mise en route pendant le sommeil, l’inconscient créateur qui valide enfin les heures passées à hésiter, biffer, douter, mater, glander…
    Des matins où on n’a pas encore vraiment envie d’écrire mais où on s'en fout, parce qu’on sait que l’écriture se passe d’abord à l’intérieur.
    Ça faisait longtemps.
    Bonne journée.

  • "Tu me laisses un peu de temps ?"

    Alors oui, j'aurais pu pirouetter, genre "Bien sûr. Deux minutes ?", mais allez savoir...

    Nous serions-nous embrassés, je serais rentré chez moi encore tout frissonnant du moment écoulé.
    Mais il était sans doute écrit que les choses ne se passeraient pas ainsi.
    Alors j'ai gravi puis redescendu la montagne avec le pas léger de tous les avenirs possibles.
    Ce fut une belle soirée.

  • De noir et de rose(s)

    615d1da95e614fd3854d71f7a9bdca78.jpg… et après quelques semaines enfermées dans mon for intérieur, je suis enfin sorti voir la vie, un peu au hasard.

    La première étincelle jaillit sous terre, assise face à moi, à quelques mètres.
    Une robe d’été légère mais son visage s’accorde mieux avec ce blouson en cuir noir qu’elle porte clouté, sans doute en toute saison. Sur le revers, un pin’s rond, tout rose, avec une inscription majuscule. Une militante d’un nouveau genre ? Je fronce les sourcils, je regarde mieux, je lis : "Au régime".
    En vain j’essaie d’imaginer ce qui peut se passer dans la tête d’une punkette coquette au moment où elle décide d’arborer ce pin’s… Je n’en saurai pas plus, le Palais Royal approche et j’y ai rendez-vous avec elle qui fut Elle.

    Ensuite c’est le soleil, un banc, des roses, des mains, et sous les mains des yeux qui se ferment pour entendre commencer l’été dans toutes les langues.
    Quand je rouvre les yeux, ils sont prêts à voir le monde autrement. Et le monde est complice : voici qu’au loin je repère un homme en habit noir. Parapluie dans une main, éventail dans l’autre, il avance très lentement dans les allées du jardin. Le temps de le détailler et ils sont déjà une dizaine à ses côtés, aussi noirs, aussi lents. Ils poussent la porte de notre square. Silencieusement une femme s’approche. A un mètre de moi elle lève lentement un long tube noir, qu’elle place près de mon oreille. Un court silence nous place hors du temps, puis un souffle, puis une voix, douce.
    Mignonne, allons voir si la rose...

    Dans le petit square le temps s’est arrêté. Un jeune ado à casquette s’approche des costumes noirs mais ils restent muets – qu’est-ce qu’ils font ? demande-t-il à tout le monde. Quand je lui dis, en souriant, il ne me croit pas.
    Les poètes s’en vont maintenant sans un mot, lentement, consciencieusement absurdes ils savent qu’ils viennent de remettre de la vie dans le square. A une vieille dame toute fraîche sur le banc voisin ils ont laissé une carte. Je me renseigne.

    Les souffleurs – commandos poétiques.

    Alors elle qui fut Elle me raconte un jeu de piste, celui qu’un soupirant a inventé pour obtenir ses faveurs. Dans l’histoire il y a des messages codés, des fleurs, des chansons, des complices…
    Au début j’ai cru que c’était toi, dit-elle, et je prends conscience qu’il y a bien longtemps que. Mais je ris, surtout, parce que j’ai senti à l’intérieur la machine se remettre en marche.
    Il est temps de saluer la petite dame toute fraîche et de profiter d'aujourd'hui en parlant de demain.

    Laisser le monde dominer encore une semaine, puis redevenir romanesque.
    L’été ne fait que commencer

  • La petite dame, la bouée et la mare aux connards

    Ça se passe à Paris, France, sur la ligne 5, vers 14h30.
    Le métro vient de replonger sous terre vers la Bastille et une petite dame a fait son entrée dans la rame, elle déclame un poème inspiré de Prévert. Je la connais, cette petite dame à la voix énervante, je l’ai entendue souvent sur la ligne 4 – elle dit toujours le même poème, sans talent mais avec vitalité, en déambulant dans le wagon comme une actrice sur scène. J’ai fini par comprendre que ce poème était sa bouée de sauvetage, qu’elle le traînait avec elle toute la journée. Alors quand je la croise, je n’ai pas le cœur à faire semblant de lire et souvent je salue son chapeau d’une pièce.

    Donc elle est entrée, cet après-midi, et j’ai reposé le Canard sur mes genoux, résigné.
    Derrière moi un connard avec une vraie tête de connard ne l’entendait pas de cette oreille. Il aurait préféré être sourd. C’était un connard bien rasé mais il maugréait dans sa barbe, il cherchait l’approbation de ses voisins sans doute, mais elle ne venait pas, alors il a précisé : « y en a marre des cas sociaux. » Pas assez fort pour qu’elle l’entende, bien sûr, juste assez pour que j’aie envie de lui mettre mon poing dans la gueule.
    Mais je n’en ai pas eu le temps parce que, dans le fond de la rame, un jeune enculé, moins jeune qu’enculé (mais aussi moins lâche) a commencé à crier : « elle nous fait chier ! »

    Tout petit sur ma banquette, j’essayais en pensée de faire tampon entre la petite dame et le monde, je savais qu’elle avait bientôt fini, j’espérais secrètement que sa bouée l’empêchait d’ent…
    « Va prendre des cours de théâtre ! » a gueulé le jeune enculé.

    Elle s’est arrêtée, peu après, découragée comme je l’avais déjà vue, un soir vers minuit. Très digne, elle n’a pas répondu. Très digne, elle n’a pas cherché à tendre son chapeau aux voyageurs. Très dignement elle est sortie en se parlant à elle-même : « ah non, il y a trop de monde, il y a trop de monde. »
    Connard et enculé étaient encore là quand je suis sorti, silencieux et solitaires, les yeux sur les genoux.

    Ça c’est passé il y a une demi-heure et je me demande si la dignité n’est pas une valeur en baisse.

  • Acte gratuit

    23h40, ligne 4, Gare du Nord.
    La rame vient de s'animer d'une énergie inhabituelle à cette heure, dans mon dos la jeunesse a pris le pouvoir. « A nous Paris ! » clament des voix étudiantes.
    En fait de jeunesse, ils sont deux. Elle, blanche, chevelure sage, jolie dans sa détermination. Lui, noir, casque sur le cou et cheveux en bataille. Ils ont dans les mains une quinzaine d’exemplaires de A Nous Paris à distribuer.
    Elle passe devant moi, accepte mon refus poli sans un regard. Elle va vite, il prend son temps. De l’autre côté du couloir, un Chinois solitaire semble ne pas comprendre ce qui se passe, alors il lui fait l’article – une tchatche maladroite, le ton parfait pour vendre un truc gratuit.

    Ensuite il se retourne vers moi. Je remarque son carton à dessin sous la pile de journaux.
    - A Nous Paris ?
    - A vous oui, mais pas pour moi, merci.
    - Attendez, vous avez 4 pages sur la mode de cet été !
    - C’est bien pour ça que je ne vais pas te le prendre.
    Nos sourires s’élargissent.
    - Justement… C’est l’occasion unique de voir tout ce que tu vas rater !
    Nous poursuivons le jeu quelques instants mais du fond du wagon déjà sa coéquipière revient, le quai de Barbès est imminent. Elle n’a plus un journal dans les bras, lui en a encore dix mais il a réussi à convaincre le Chinois.
    Nous nous quittons à regret.
    A Château Rouge, le Chinois repose le journal sur la banquette. Quand le terminus arrive, j’ai toujours le sourire dans une rame en pagaille.

    Des gens pour fabriquer un journal qui ne vaut rien, d’autres pour concevoir des pubs, des étudiants pour les refourguer, des lecteurs pour faire semblant de lire et des agents de la RATP payés pour ramasser les journaux abandonnés.
    Au fond, c’est aussi simple que ça, la croissance économique.