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  • Les goûts, les couleurs, et Ferrari

    Je n’ai jamais aimé le format étroit d’Actes Sud. Mais je dois reconnaître une vraie constance dans leur ligne éditoriale. En littérature française, au moins. Ferney, Bauchau, Gaudé, Cendrey, Tranh Huy – que du bon… mais je n’ai jamais pu finir un de leurs livres.
    Une histoire de goûts et de couleurs, sans doute.
    Du coup, quand on m’a dit que pour la rentrée il fallait que je lise Jérôme Ferrari (Où j’ai laissé mon âme), je n’ai pas écouté. Sauf qu’on me m’a redit, et avec force.
    Alors j’ai tenté.

    9782742793204.jpgL’histoire en très bref : en pleine guerre d’Algérie, deux officiers, et leur rapport au renseignement. L’un pratique le renseignement avec dégoût, perclus de mauvaise conscience ; l’autre torture consciencieusement. Arrive un prisonnier qu’ils vont se disputer…

    Je crois qu’il m’a fallu dix lignes pour savoir que j’irais jusqu’au bout. Le temps de comprendre que la voix du narrateur n’était pas celle qu’on aurait imaginé. Le temps de comprendre que ces pages sans paragraphes recelaient une prose sans temps mort, qui n'a pas besoin de faire des phrases pour viser profond.
    Je l’ai lu d’une traite, ou presque, en apnée.

    A mon tour de passer le message.

    Merci Erwan, merci Aude. Merci M. Ferrari, et bravo

  • Carte postale de Lisbonne

    Devant l’église São Domingos se retrouvent les africains des Lisbonne, saluant les amis en attendant de se faire embaucher pour la journée. Lisbon, city of tolerance, dit non loin une plaque, dans toutes les langues. Sur cette même place, cinq cents ans plus tôt, le peuple fanatisé s’en était pris aux juifs de la ville à la sortie de l’office. Quelques milliers étaient morts.
    L’église est aussi l’un des seuls édifices à avoir résisté au tremblement de terre de 1755, nous dit-on. A quelques incendies, aussi. Alors nous entrons – juste pour voir, comme on dit.
    Et on a vu.

    so-domingos-church-lisbon-(by-claudio-carneiro).jpgC’est rare, finalement, de voir quelque chose qu’on a jamais, mais vraiment jamais vu. Ni en vrai, ni en rêve, ni en photo.
    São Domingos, c’est un tableau d’Hubert Robert où l’homme aurait vaincu la nature. Grignotées par le temps, le feu et le ciel qui leur est tombé dessus, les colonnes sont encore debout, ruines assez solides pour tenir l’édifice. Statues et sculptures démolies n’ont pas été remplacées par des nouvelles – seul le toit, et l'autel ont été restaurés, comme un écrin rouge-or pour les ruines qui témoignent des siècles.
    Voilà, je m’arrête là, en écrivant j’ai encore la mâchoire qui tombe. Vous n'avez plus qu'à y aller.

    Sinon Lisbonne est belle un peu partout, on y monte et on y descend ruelles et avenues avec le même pas lent et enthousiaste, entre samba et fado. On y resterait bien, on y retournera.

    Et maintenant, un virage à –15°. Des touristes nous ont dit que Paris est une belle ville. Allons voir.

  • Pénibilité

    Beaucoup lu pour la Rentrée, donc, mais le meilleur livre que j’aie lu cet été est quand même sorti en 1978. Et c’est sans doute celui qui offre le plus de résonance avec l’actualité.

    9782707303295.jpg"L’établi" n’est pas un roman, mais un témoignage.
    Fin 68, Robert Linhart se fait embaucher dans l’usine Citroën de la porte de Choisy. Plusieurs intellectuels ont fait ça, à l’époque – on appelait ça s’établir. Pour témoigner, bien sûr, mais aussi pour agir. Passer des grands discours à l’action syndicale.
    Ha! C’est que ce n’est pas si facile, d’agir. Encore faut-il tenir le rythme. Le premier jour, Linhart teste deux postes – il est incapable de suivre la cadence de la chaîne. Et quand enfin il trouve un poste, il rentre chez lui trop fatigué pour tenter quoi que ce soit.
    Alors il décrit. Les postes, la division du travail par nationalités, la grille de salaires racistes, la peur des chefs et de la police maison qui tient le tout.
    Mais un événement survient, une injustice de plus, et Linhart et quelques camarades montent une grève. Il en faut, de l’énergie, pour faire bouger les gars – ils en ont. Le grand soir aura lieu le 17 février.

    Les occupations ordinaires de la lutte nous délivraient en partie de l’angoisse et de l’amertume. Tout prenait un sens. Pour une fois, les blessures et les humiliations de la vie quotidienne ne se perdaient plus dans le puits sans fond de notre rage impuissante. Les chefs pouvaient insulter, voler, mentir. Nous leur avions ouvert un compte secret, et chaque fois qu’ils l’alourdissaient d’une nouvelle injustice, nous pensions : rendez-vous le 17 février.

    Le 17, à 17 heures, les grévistes parviennent à stopper la chaîne.
    Alors c’est tout l’appareil Citroen qui se déchaîne. Pression des chefs, mutations, licenciements, puis les gros bras qui s’en mêlent, la chasse aux sorcières dans les foyers de travailleurs immigrés… Bref, grévistes contre direction, le combat est décrit de façon brute, factuelle, fascinante.
    Et c’était avant le chômage et le chantage de l’armée de réserve…

    La dernière partie du livre revient sur le parcours en quelques synthèses limpides et laconiques, d’autant plus frappantes que Linhart trempe rarement sa plume dans l’encre rouge du militantisme pur et dur.
    Linhart n’écrit pas un tract, il raconte. Et certaines de ces histoires font bizarrement écho en ce mois de réforme des retraites. La crise cardiaque du vieil Albert, par exemple, un mois après sa retraite.

    Le corps d’Albert avait été programmé pour 65 ans de vie par ceux qui l’avaient utilisé. Trente-trois ans dans la machine Citroën (...) mais un peu plus usé chaque jour. Et la stupeur d'arriver en bout de course.

    Clac.

    Claque.

    Merci à Cécile de m’avoir parlé de ce livre, merci au Castor de me l’avoir prêté. Merci à toi de le lire bientôt.

  • 17h54

    , j’avais dit.

    L’adresse était cryptée, mais après tout son blog aussi, je la pressentais joueuse, elle n’aurait pas de mal à trouver. J’aurai un paquet de feuilles avec moi, j’avais précisé. C’était vague, très vague même, mais à être trop précis bien souvent on s’ennuie. 
    D’ailleurs elle n’avait rien répondu.
    Qui sait, elle était peut-être à l’autre bout du monde.

    En arrivant, j’ai croisé Florence Aubenas, qui aidait la kiosquière du faubourg à ranger un présentoir. F.A., qui m’avait beaucoup aidé, sans le savoir bien sûr, à écrire ce passage de n°3 que je m’apprêtais à corriger en attendant l’heure dite, inch’allah.

    A 17h54 précises est arrivée une jeune femme, seule, regardant alentours. De son sac dépassait Courrier international et la reliure noire thermocollée d’un manuscrit. Tiens donc. Probabilité : 51%.
    Elle a demandé à s’asseoir non loin de là mais la place était déjà prise, hormis la chaise devant moi la terrasse était pleine. Hésitation… Puis elle est allée s’installer sur la terrasse d’en face. La proba chutait sous 40%.

    Elle a ouvert son journal, j’ai repris n°3. Elle a commandé une glace, j’ai repris un demi. Au milieu de tout ça, quelques regards croisés, très furtifs – comme ils auraient pu l’être entre deux personnes ayant vu que dans toutes la rue elles étaient les deux seules à être venues musarder sans compagnie.

    Pendant ce temps-là, dans la rue passait un type avec un t-shirt "Now or never".

    La demoiselle avait reposé son journal et sorti une feuille sur lesquelles elle prenait des notes.
    La probabilité remontait vers 80%.
    Mais c’est toujours dans les 20% restants que s’engouffre la fiction.
    J’avais imaginé plusieurs phrases possibles pour dissiper le doute, mais décidément non, bousculer cinq personnes sur une terrasse bondée pour une approche hasardeuse aurait manqué de relief. Et puis…

    Et puis ce serait comme une première rencontre - une heure partagée à distance, un passé commun entre deux étrangers.

    … Et si ce n’était pas vous, reine d’I, mais une parfaite inconnue, alors oui, elle était parfaite... Restera de toute façon la fiction qui augmentait la réalité de cette fin d’après-midi.

    N°3, lui, vous salue bien.

    A bientôt.

  • 701 sorties, une seule Rentrée

    Je ne suis pas critique littéraire. Aucune envie, d’ailleurs – comment peut-on chroniquer honnêtement une rentrée littéraire et prendre vraiment plaisir à la lecture des bons livres ? Je ne sais pas. Si un critique passe par là, qu’il me dise.

    Mais bon. Pour Standard  cette année, j’aurai lu une trentaine de livres de la Rentrée™. Je veux dire, j'en aurai commencé une bonne trentaine. Parce que déjà comme lecteur je ne m’oblige jamais à finir, et puis parce que…

    nombril.jpg

    J’exagère, certes. Il y a aussi les "tornades de 22 ans" lancées sur le marché par de grands éditeurs et qui en disent moins qu’une seule page de Zadie Smith. Mais ça, c’est pour passer à la TV.
    Notez qu'on les repère de loin, ceux qui écrivent avec leur nombril. Un premier indice : ils contiennent souvent le mot littérature. Parfois même leur inconscient se met à nous parler. Page 103 d’un livre Albin Michel, le narrateur dit soudain à la jeune femme qu’il entreprend depuis 70 pages : "Je vous ennuie, je suis désolé." Comme si l’auteur se souvenait soudain qu'il y a un lecteur de l’autre côté de la page.
    Bon, j’ai les noms, je les garde (ou je les oublie) – à quoi bon, ça m’étonnerait que vous tombiez dessus de toute façon.

    Et puis, ce serait malhonnête de réduire la rentrée à ça. Très malhonnête, même.

    Parce qu’il y a L’envers du monde, de Thomas B. Reverdy, par exemple - histoire croisée de 5 personnages autour du cadavre d'un ouvrier arabe découvert sur le chantier de Ground Zero. (ah, vous en auriez entendu parler, de ce livre, s'il était sorti en 2003... mais bon
    Parce qu’il y a des auteurs qui se soucient de vous faire tourner les pages sans artifice, juste avec du rythme et une histoire, avec de l'intelligence au milieu (Qu’avez-vous fait de moi, d’Erwan Larher (on en recause), Libre, seul et assoupi de Romain Monnery, L’entrevue de Saint Cloud d’Harold Cobert, Vies d’Andy de Philippe Lafitte...).
    Parce qu’il y a des polars parfois maladroits mais qui vous transportent ailleurs. Aux urgences de Lariboisière, par exemple (Les yeux des morts, Elsa Marpeau).
    Parce qu’il y a des petits livres que vous ouvrez sans enthousiasme et que vous ne refermez qu’après les avoir finis, étonné d'avoir ainsi été pris (La voie Marion, Jean-Philippe Mégnin).
    Parce qu’il y en a d’autres encore.

    Et puis surtout, parce qu’il y a tous ceux que je n’ai pas lus.
    (et ça, bizarrement, un critique officiel ne le dit jamais)
    A venir : Despentes et Houellebecq (je suis fidèle), Aymeric Patricot (Suicide Girls), Wallace again (La fille aux cheveux étranges)…
    ... etc.

  • Bien plus que de la chance

    Où l’on va quand même finir par parler de la Rentrée littéraire™…

    84626100733850M.gifBon. Pour la Rentrée, c’est simple : il y a plein de livres, et il y a celui-là.
    C’est de l’eau, de David Foster Wallace.
    150 pages à peine, certaines presque blanches, mais qui pourraient contenir facilement la moitié de tout ce qui obtiendra un prix dans les mois qui viennent.

    Je ne connais pas bien David Foster Wallace. Ce que je sais de lui, c’est que c’était une sorte de surdoué touche-à-tout, un type qui aime couper les cheveux en seize, qui a écrit une petite dizaine de livres et a fini par se suicider à 47 ans, en 2008.
    Aux Etats-Unis et au Québec, paraît-il, il est en passe d’atteindre le statut d’auteur culte mais bien sûr nous sommes au-dessus de ça.
    J’avais lu l’an dernier La fonction du balai : un maelström étrangement maîtrisé, avec des fulgurances, des inventions et du vrai n'importe quoi. Un vrai bon livre, oui, une découverte, mais pour le culte je restais mécréant. C’est que je n’avais pas encore lu C’est de l’eau.

    Ce livre n’est pas un roman, mais la seule allocution que DF Wallace ait jamais donnée devant des étudiants, à l’occasion d’une remise de diplôme.
    Imaginons : assis sur les chaises, quelques centaines d’étudiants avec leur jolie toque, et leurs parents tout fiers, qui espèrent qu’ils seront bientôt recrutés chez Merrill Lynch.
    Face à eux, Wallace parle d’ouverture aux autres. Il met en garde les étudiants contre leur configuration par défaut  et les appelle à faire des choix - n'importe lesquels, mais des vrais. A être adultes, en somme. Ha, le gros mot, pour des étudiants ! Mais à 20 ans, toque sur la tête, on ne sait pas qu’on risque fort d’être toute sa vie un étudiant qui attend d’avoir des bonnes notes – celles qui à 30 ans se nomment promotion, à 40 ans s’appellent bonus, et à 50 ans ne s’appellent plus parce qu’on ne se rend même plus compte qu’on est vissé à sa chaise, le nez collé au tableau.

    Evidemment, sur les bancs de l’université, en 2005, on aurait aimé ce discours, on aurait adoré, sûrement, mais on n’aurait sans doute pas capté la puissance du gars. Sa clairvoyance, sa générosité, ce qui lui restait d’espoir. On n’y aurait pas vu un nouveau Khalil Gibran qui saurait faire sourire pour faire passer son message.

    Mais grâce au Diable, on aurait pu le relire, avec le recul de quelques années, et là, forcément, on l’aurait offert autour de nous.

    « Il n’est pas question de morale, de religion, de dogme ou de grandes questions chic de vie après la mort.
    La vérité avec un grand V est celle de la vie avant  la mort.
    […]
    Voilà la valeur d’un véritable enseignement, qui n’a rien à voir avec les notes ou les diplômes et tout à voir avec la simple ouverture à ce qui est réel et essentiel, si bien caché, sous nos yeux, tout autour de nous.
    […]
    C’est incroyablement difficile de faire ça – de vivre conscients, en adultes, jour après jour.
    Ce qui signifie qu’un autre grand cliché est vrai : votre éducation est le travail d’une vie, et elle commence – maintenant.
    Je vous souhaite bien plus que de la chance. […] »

    David Foster Wallace – C’est de l’eau (Au diable vauvert)

    NB - J’ai fait exprès de laisser tout plein de […].
    Ils se transformeront en !!!  quand vous le lirez.
    En attendant, je vous souhaite […]

  • Made in France

    Poule20et20punk.jpg

    Je n’en ai pas vu à Varsovie, Bucarest ou Sofia, on pourrait presque croire l’espèce disparue mais il en reste encore, au centre de Paris.
    J’en avais rencontré il y a deux ans, avec Virginie T. – un petit couple punk qui grelottait vers Répu, avec une gouaille vindicative et des rêves de gamins sous les piercings.

    Celui d'hier dans le métro avait le visage buté de ceux qui tuent à petit feu l’enfant qui reste en eux. Assis au milieu du wagon bondé, une canette de Despé dans une main, une laisse dans l’autre, le t-shirt lacéré, du lierre en tatouage sur les bras, une toile d’araignée sur l’épaule gauche. Quand il s’est penché pour caresser son chien, découvrant sa nuque, j’ai vu un nouveau tatouage. Du texte, cette fois. Juste à l’arrière du crâne, endroit stratégique, comme un message au monde.
    Je me suis approché.

    Made in France, disait le tatouage.

    L’identité, tout ça.