... et nous avons les chiffres pour le prouver.
Depuis que j'ai l'âge de lire des magazines, je crois avoir toujours lu des articles sur le déclin de la littérature française. Des analyses qui manquent souvent, et cruellement, de bases tangibles. Il y a bien eu, en début d'année, ce long et réjouissant article de Laurence Marie, du Bureau du livre à New York. Mais pour un tel travail, combien de tribunes basées sur de vagues impressions ?
Résumons l'accusation : la littérature française oublierait de parler du monde. Elle serait parisienne, nombriliste et tournée vers le passé.
Pour voir si le cliché résistait à l'analyse, j'ai ressorti les 178 pages collectées cette année pour le Prix de la page 111. 178 pages, c'est peu. Mais 178 romans différents, voilà qui est sans doute plus représentatif de la production littéraire française que la liste des meilleures ventes.
Et donc, après un tamisage aussi objectif que possible, il apparaît que...
- Oui, la littérature française est ouverte sur le monde
Première surprise. Sur 165 pages 111 "localisables", 99 se passent en France (60%), 12 entre la France et l'étranger (oui, sur une seule page), 6 dans un pays imaginaire. Et 48 (soit presque 30%) ont pour décor un pays étranger.
> Si l'on en juge par la seule page 111, on arrive donc à ce constat : près de 40% des romans français de cette rentrée se passent, au moins partiellement, hors de France. Beau score, non ? Je serais curieux de savoir ce qu'il en est dans d'autres pays.
- Non, la littérature française n'est pas parisienne
Soyons honnêtes : sur les 99 pages 111 franco-françaises, un bon tiers ne peuvent pas être précisément géolocalisées. Reste tout de même 65 pages (bel échantillon statistique) dont on peut clairement dire, par exemple, si elles se passent à Paris ou ailleurs.
> Résultat, façon rugby : Paris 16 - Ailleurs 39 (dont 2 outremer). Victoire des régions avec bonus offensif.
Mieux : si on réintègre dans le calcul les romans qui se passent à l'étranger ou dans un monde imaginaire, seules 10% des pages 111 de cette Rentrée peuvent être localisées à Paris. Et pan sur le cliché.
- Non, les auteurs français ne parlent pas que de livres et d'écrivains
C'est l'effet collatéral de l'impression d'une littérature parisienne : les livres français parleraient beaucoup d'autres livres, les auteurs se regarderaient le nombril. Très franchement, c'est l'impression que j'avais eu l'an dernier. L'autre jour, Jérôme G., de Paris, en faisait sa tendance pour 2014...
> Eh bien, disons-le : en vrai, c'est faux. 10 pages sur 178 parlent de livres ou d'écriture (et je mettrais bien mon clavier à couper qu'il y en avait plus en 2013). Peut-être simplement en parle-t-on plus volontiers dans la presse spécialisée...
- Nombril, pas nombril ? A voir
J'aurais aimé dégager une stat sur le nombre d'autofictions, mais avec les seules p.111 c'est impossible. On peut quand même retenir ce chiffre : 53% des textes sont écrits à la 3e personne, et 45% à la première. A noter 3 narrations à la 2e personne... et une page étonnante où se mêlent je, il et vous. Tout ça pour dire qu'on ne peut rien en conclure. A moins de comparer avec d'autres pays (décidément, il va falloir le monter, ce PP111 à l'étranger)
- C'est vrai, la littérature française est (un peu) tournée vers le passé
Bizarrement, il est plus difficile de situer une page 111 dans le temps que dans l'espace. 47 pages ne laissaient aucun indice sur leur temporalité – ce qui en laisse tout de même 138 pour l'analyse. Bilan : 71 pages contemporaines (59%), 51 dans le passé (40%)... et une seule dans le futur.
> Pas sûr qu'on puisse en conclure que les auteurs français ne se tournent pas vers l'avenir. L'absence de futur révèle peut-être surtout les stratégies des éditeurs et des distributeurs, qui (comme pour le polar) cantonnent romans d'anticipation et SF dans des genres sans leur donner accès au label "littérature générale".
En revanche, même si le présent reste majoritaire, le tropisme du passé se fait clairement sentir quand on enchaîne les pages 111... 8 sur 175 qui évoquent la deuxième guerre mondiale, ce n'est jamais qu'un petit 5%, mais il pèse lourd. Pour le reste, on trouve à peu près toutes les époques, de la Grèce antique aux années 80, avec une forte présence du souvenir comme moteur narratif. Là encore, je serais curieux de savoir ce qu'il en est ailleurs.
- … Et sinon, en vrac
J'ai tenté de pointer d'autres critères plus ou moins objectifs, mais le text-mining manuel a ses limites.
Parmi ce qui peut être significatif, retenons une trentaine de pages 'immobiles' où la narration n'avance pas d'un poil, et 14% de pages riches en dialogues. C'est probablement moins que l'an dernier... mais on se fout un peu du chiffre. L'important, c'est l'unanimité du jury pour noter qu'à part quelques exceptions, le niveau des dialogues dans ces pages 111 est faible, faible, faible.
… Et pour conclure en restant dans la statistique subjective, notons ce phénomène étonnant : d'année en année, on pourrait penser que sur 200 pages la qualité moyenne se lisse. Mais l'autre soir, 100% des membres du jury (effectif:8) étaient d'accord pour dire que la qualité moyenne des pages 111 était meilleure qu'en 2013. Tendance ou hasard ? On verra l'année prochaine...
En attendant, à mercredi sur les ondes.
[EDIT : le podcast de l'émission est en ligne chez Nova. Enjoy]