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Second Flore - Page 21

  • Sarajevo (le "truc" et la grâce)

    L'été dernier, à la fin d'un petit tour d'Europe, je me suis retrouvé quelques jours à Sarajevo. De toutes les villes que j'avais cochées sur une carte avant de partir, c'était celle que j'avais le plus envie de voir. Un peu pour voir les stigmates de la guerre (pour info : dans le genre exploitation morbide, l'office de tourisme de Sarajevo vend des "Srebrenica tours") ; mais surtout pour y voir la vie qui repousse.
    Au final, oui, ce fut l'une des étapes les plus marquantes du voyage – mais de tout cela je parlerai une autre fois, et ailleurs.

    Je me souviens qu'entre une visite au musée de la ville et une escapade dans les collines, avec ses salons de thé improbables et ses tombes blanches dans les jardins des mosquées, je n'arrêtais pas de penser que j'aurais aimé lire in situ le livre qui m'aurait parlé de la ville pendant le siège. Mais ce livre n'était pas là, même dans la librairie pour touristes du centre-ville.
    Jusqu'à ce que l'autre jour, je tombe dessus : Les Ailes de Sarajevo, de Bill Carter. Le livre est paru en 2008 chez Intervalles, je n'en avais jamais entendu parler – et après tout c'est tant mieux, ça nous rappelle que sous les flonflons de l'actualité littéraire il y a dans le monde des centaines de livres qu'on ne connaît pas et qui nous attendent, un jour. Bref.

    images?q=tbn:ANd9GcSEItY-9U_BO4fNTJZb3d6P60KkhUHM8SqxwTMty2FFhNSvnaNzqwLes Ailes de Sarajevo, c'est l'histoire vraie d'un Américain qui se retrouve, par hasard et par inconscience, embarqué en Bosnie avec une ONG un peu branque, et qui y restera une bonne partie du siège. Ce n'est pas la peine que je vous raconte en détail – disons seulement qu'il y a des checkpoints, des soirées enfumées avec des rockers bosniens, des types qui se pissent dessus de peur, des rencontres sans lendemain et d'autres pour la vie, d'autres checkpoints, des tunnels, des morts soudaines, des cigarettes roulées dans de vieilles bibles, des nuits comme si c'était la dernière, des courses sur snipers' alley, des négociations interminables avec l'ONU et les ONG pour entrer et sortir de la ville, de la corruption et la vie qui s'organise, de l'eau à aller chercher au puits, et U2 qui débarque au milieu de tout ça pour des directs par satellite au milieu de ses concerts.

    Disons aussi que le bouquin a beau être 100% vrai, Carter a ce truc qui fait qu'on le lit exactement comme un roman - ce "truc" difficile à définir, qui tient à la fois de la construction, de la langue et de la distance avec sa ropre histoire. Ce truc, en somme, qui fait que le singulier devient universel.

    J'ai lu le livre juste après Bye bye Leningrad. Difficile d'imaginer deux façons aussi différentes de raconter l'histoire d'une vie. J'avais imaginé Ludmila Shtern comme la femme qui vous kidnappe dans une soirée pour vous raconter mille anecdotes ; Bill Carter, lui, est carrément monté sur la table pour s'adresser à tout le monde, et personne n'aurait eu l'idée de l'arrêter. Parce que l'histoire est incroyable, et que sans artifice la tension narrative est constante.
    Parce que Bill Carter a la grâce.

    Difficile à définir aussi, la grâce. On pourrait dire qu'elle est là quand l'écriture entre en résonance parfaite avec le propos, sur un fil entre le brut et le sensible. On la rencontre parfois quand on écrit, quand un paragraphe vient tout seul sans qu'on ait jamais à chercher ses mots. On peut appeler ça inspiration – mais souvent ce n'est là qu'un affaire entre l'auteur et lui-même : C. Angot doit connaître ça aussi, ces passages qui viennent tout seuls et qu'on ne retouche pas, sauf que le lecteur, lui, s'en fout. Tandis que la grâce de Bill Carter est une grâce qui se transmet de l'auteur au lecteur. Ce truc qui fait que vous avez les yeux rivés sur le type qui cause, monté sur son tréteau, ou là-bas sur la scène.

    Mais je m'égare, pardon, je commence à chercher mes mots, c'est le signe que je n'ai plus rien de vraiment intéressant à dire. A part ceci, mais vous l'avez déjà compris : lisez ce livre, putain, et vous m'en donnerez des nouvelles.
    Et n'hésitez pas à faire un tour à Sarajevo, un de ces jours.

  • De la lecture, des cocktails et de l'Union Soviétique

    Ouvrir (presque) par hasard un livre écrit à la première personne, c'est un peu comme démarrer une conversation avec un/e inconnu/e dans une soirée.

    On pourrait voir la scène comme ça : il y a eu un bref échange de regards (la couverture), vous avez entendu des bribes de conversations (la 4e de couverture, ou un extrait), et au moment d'aller vous resservir au bar (la librairie), c'est vous qui avez brisé la glace (ouvert le livre).
    … Et puis vous vous rendez compte que la personne est bavarde. Très bavarde. Vous avez d'autres amis à voir dans cette soirée mais le narrateur, lui, semble n'avoir que vous, et vous savez bien que vous aurez du mal à l'arrêter...

    images?q=tbn:ANd9GcRr-86LWqbOWJMK6uL3NQeujj1n8hcN1DQy_4baBv50S-9QKR9yC'est un peu ce qui m'est arrivé avec Bye Bye Leningrad, de Ludmila Shtern – le roman autobiographique d'une scientifique soviétique et de sa fuite aux Etats-Unis dans les années 70.
    J'ai été séduit par nos premiers échanges, tout en ironie soviétique, avec des komsomols, un enthousiasme communicatif et des sourires en coin. Quand Ludmila a commencé à me parler de ses grands-parents, j'ai eu un peu peur que ça n'en finisse pas, mais j'ai continué à l'écouter, parce qu'elle parle bien et que ses histoires sont cocasses. Et puis, c'est vrai, j'aime bien quand on me parle de komsomols. Plusieurs fois, quand même, mon œil a glissé au-dessus de son épaule : j'avais des gens à voir, des choses à faire, je me demandais comment j'allais m'en débarrasser. Mais à chaque fois elle me rattrapait par la manche – il y avait toujours une nouvelle histoire : celle du retour de son oncle émigré aux Etats-Unis, celle du KGB lui demandant de l'espionner, celle des premiers amours du temps des Soviets, les tracasseries du quotidien, la vodka, les absurdités administratives, les romans de Dos Passos qu'on se passe sous le manteau... La vie, en somme – l'URSS en couleurs quand on nous a appris que la vie là-bas n'était qu'en noir et blanc (et rouge). Puis la fuite, enfin.

    Un ami s'est approché du bar alors qu'elle me racontait son arrivée aux Etats-Unis. Il m'a dit Salut, j'aurais pu en profiter pour laisser tomber Ludmila une bonne fois pour toutes, mais je me suis rendu compte que son aventure était devenue pour moi une sorte de suspense. Alors j'ai oublié les autres dans la soirée et je me suis résolu à l'écouter jusqu'au bout, pleinement concentré sur son sujet, et c'était comme un soulagement. En caleçon dans mon lit, un matin de semaine, je l'ai vue progressivement s'intégrer aux Etats-Unis ; pour être franc j'étais déjà un peu nostalgique de son URSS mais ce n'était pas grave, l'important c'est que Ludmila et moi, on est copains, maintenant. Si vous voulez je vous la présente.
    Bon week-end.

  • Une heure d'intranquillité

    images?q=tbn:ANd9GcQ-TIL62Ub8W18iiDpXDOb9-xTBdf6Aejfs8gBztcNDafOWZqwNThéâtre Antoine, samedi, 21 heures. Comme cadeau d’anniversaire pour le papa récent de jumeaux turbulents, Une heure de tranquillité, c’était une idée magnifique. De la pièce nous ne savions rien, sinon le nom de Luchini en énorme sur l’affiche.
    J’avais même oublié que la pièce était de Florian Zeller.
    Et quand bien même, me disais-je en québécois, ça ne pouvait pas être si pire.

    Eh bien si, c’était pire.

    Tentons de le dire en peu de mots : le théâtre était beau, le décor était plutôt réussi, malheureusement le texte était en carton-pâte.

    L'argument? Le voilà: Luchini rentre chez lui, il a enfin trouvé aux puces un disque qu’il cherchait depuis des années, il voudrait une heure de calme pour l’écouter peinard avant que n’arrive son vieil ami Pierre, oui mais voilà, son fils est annoncé pour le déjeuner, un plombier polonais bosse dans la pièce d’à côté et sa femme a très envie de lui parler pour lui avouer quelque chose.
    A partir de là, vous pouvez prendre cinq minutes pour imaginer comment la pièce se noue (ajoutez le voisin du dessous et la meilleure amie de la femme) et comment elle se termine, il y a de grandes chances pour que vous ayiez tout bon.
    (je suis à deux doigts d'ouvrir un concours)

    Vous me direz : pas facile d’être bien surprenant avec du théâtre de boulevard. Mais il y a du boulevard qui tient la route ! La pièce de Zeller relèverait plutôt du boulevard d’imitation, ou du théâtre d’autoroute : tout y est souligné, répété, prévisible, répété, surjoué. Les acteurs se débattent avec des personnages sans le moindre relief et crient pour faire oublier la faiblesse insigne d’un texte pauvre et sans la moindre nuance.

    Chéri, j’ai couché avec Pierre / Avec qui ? / Avec Pierre / Quoi ?? / Eh bien oui, avec Pierre / Mais comment as-tu pu ? Comment as-tu pu ? / Mon chéri laisse-moi t’…/ Pierre. / Oui. / PIERRE, NON MAIS, PIERRE ! / Etc.
    (texte non conforme)

    Alors évidemment, Luchini en fait des tonnes. Une journaliste enamourée du Monde, ce week-end, évoque à son propos un "art magistral", mais nous n’avons pas dû voir la même pièce. Parce que Luchini ne cabotine même pas : il fait le job comme il sait le faire, roue libre et volume à fond. J’avais plutôt l’impression qu’il s’en foutait (je le comprends), et sans doute quelques-unes des innombrables répétitions étaient-elles dues à quelques trous de mémoire.

    Pendant toute la pièce, j’ai pensé à ces auteurs amateurs qui écrivent sans prétention des pièces dix fois meilleures, qu’ils doivent jouer dans des petits théâtres qui demandent des textes courts pour pouvoir programmer deux spectacles dans la soirée. Je me suis même une furieuse empathie avec d’autres auteurs de boulevard qui doivent déprimer de voir le public affluer au théâtre Antoine. Parce que le public répond présent ! Le théâtre était plein, les dates à venir sont complètes. Et la salle a ri, oui. Un rire un peu mécanique, à chaque grosse ficelle de boulevard (il y en a quand même quelques-unes qui fonctionnent), mais un rire franc, le plus souvent. Mais le signe qui ne trompe pas : au moment des saluts, un petit rappel poli et déjà tout le monde se levait pour partir.

    Dans les escaliers, en descendant, j’ai croisé des aficionados comblés de Luchini, des visages plus neutres, puis un couple, trente-cinq ans peut-être. "Eh ben putain", disait le type en rigolant, avec une voix qui disait Quand même qu’est-ce que c’était mauvais, désolé chérie mais viens, allons rattraper ça. Dans mes bras, l’ami ! Je ne sais pas si ça peut servir à quelque chose mais ce serait bien qu’on passe le mot. La prochaine fois on ira au théâtre, plutôt.
    Je vous aurais bien conseillé deux pièces parfaitement rafraîchissantes vues ces dernières semaines. Elles avaient de l’humour, de l’intelligence, du rythme : là aussi les salles étaient complètes, mais pour quelques jours seulement, et elles ne sont déjà plus à l’affiche. Si elles reviennent, promis, on en parle.

    Oh, et à propos : le 14 avril, les critiques du Masque et la plume se pencheront sur cette Heure de tranquillité. Je serai là, les gars, faites-vous plaisir.

  • Plaisir de lire, joie d'écrire (avec de vrais morceaux de travail dedans)

    Quand j’ai commencé à écrire avec le fol espoir de publier quelque chose un jour, je me souviens, je lisais beaucoup, en prenant des notes mentales à chaque livre. J’alternais entre les classiques – pour m’inspirer - et des romans contemporains pris au hasard – pour voir que c’était possible.

    Dans le lot, je garde en tête quelques romans qui m’ont donné des indications sérieuses sur ce qu’il ne fallait pas faire. Et puis quelques bons souvenirs, que j’ai gardés dans ma bibliothèque. Parmi ceux-là, il y avait un livre de Fanny Chiarello : Si encore l’amour durait, je dis pas. Le livre était sorti chez un éditeur lillois, Page-à-Page, qui avait mis sur son site un long manifeste, genre "les manuscrits que nous aimerions recevoir" - un truc généreux que je n’ai retrouvé chez aucun éditeur depuis. Malheureusement Page-à-Page n’existe plus. J’ai tenté de retrouver le manifeste, le cyberespace n’en a pas gardé trace.

    9782879298290_1_75.jpgFanny Chiarello, elle, écrit toujours. Si ma mémoire est fidèle, son premier roman était une autofiction bien dans le ton de l’époque (l’année 2000, avec une référence à Beigbeder dans le titre – ça aura quand même duré un peu plus de trois ans). Je n’en avais pas relu depuis, jusqu’à ce que n’arrive entre mes mains son dernier livre – Une faiblesse de Carlotta Delmont.

    Aux antipodes de l’autofiction, le roman raconte la fugue d’une cantatrice américaine lors d’une tournée à Paris, en 1927. Il ne raconte pas vraiment, d’ailleurs. La première partie tient autant du puzzle que du roman, en compilant lettres, articles de journaux, télégrammes et fragments divers : un procédé rare, qui fonctionnait parfaitement dans L’éloge de la pièce manquante, d’Antoine Bello (1998)… et qui fonctionne tout aussi bien ici.

    Puis la cantatrice réapparaît (semi-spoiler), le récit flotte quelques pages mais Fanny Chiarello parvient à trouver le ressort dramatique pour faire rebondir son histoire. Elle en profite pour interroger la figure de la vedette, entre liberté (le privilège de l'artiste: l’affirmation de soi, disait Wilde) et pressions diverses (de l’impresario, du public…). Et surtout elle s’amuse, avec une deuxième partie en mode journal intime, et une troisième en pièce de théâtre pour le dénouement.

    Ce n’est pas si fréquent, de sentir un auteur qui s’amuse. Et il faut avouer que ce n’est pas toujours pour le meilleur : il y a des jeux littéraires qui n’amusent que leur auteur. Ou des exercices de style qui semblent n’avoir pour seul but que de dire "regardez comme je suis malin". Mais les années Beigbeder sont loin, pour Fanny Chiarello comme pour nous. Avant de s’amuser, elle a pris soin de laisser le lecteur monter à bord et se projeter dans son héroïne. Ça, c’est l’intelligence, et le travail. Alors seulement vient pour le lecteur le plaisir de se laisser balader. Ça, c’est le talent.

  • Hervé Guibert dans le métro

    Une amie m’a fait découvrir l’autre jour cette collection de croquis de métro de Paris et d'ailleurs. Comme un cadeau d'anniversaire parfaitement choisi.
    Le site s'appelle
    "
    De lignes en ligne" et je leur aurais proposé ma collaboration dans la seconde si j'avais su dessiner. Oui mais voilà, toujours pas... Et ce matin, bingo : travaux pratiques. Avec des mots pour seule couleur, mais vous n’aurez qu’à imaginer.

    Quand je suis entré dans ce métro matinal, Porte de Clignancourt, l’homme était déjà installé au fond de son carré, les deux mains sur son sac. Il avait le nez au vent mais semblait ne rien voir.

    On aurait pu écrire sa biographie en considérant un à un ses vêtements dépareillés, mais en l’absence d’indice tout tenait de l’énigme.
    D’ailleurs, pour un portrait, par où commencer ? Par le haut, ou par le bas ? Ce qui frappait le plus, chez lui, c’était ce contraste entre les deux.

    croquis de métro, barberon, hervé guibertUn pantalon bleu électrique trop court tombait sur des Nike montantes blanches, mais en remontant, on notait la qualité du cuir de la doudoune, et la fourrure au col et aux manches. Un béret et une écharpe encadraient un visage classique, la soixantaine rigoureuse rajeunie par des lunettes carrées sans montures. Sur ses genoux, un sac Freitag d’un bleu pétard. Et sur le sac, grand ouvert, un livre des éditions de Minuit, dont l’homme soulignait des passages avec un critérium, de ligne en ligne.

    Bien sûr, pour compléter le tableau on tenterait de voir le titre du livre, mais on s’arrêterait surtout sur les mains. Marquées par l’âge (la peau légèrement ridée, les veines apparentes), elles avaient encore toute leur force, et de la fermeté dans le soulignage. C’est qu’il en faut, de l’adresse, pour tracer un trait à peu près droit dans les cahots de la ligne 4.
    Alors on arrêterait de prendre l’homme pour un gentil hurluberlu, on oublierait le pantalon trop court et on ne verrait plus dans son attitude que les marques de la réflexion la plus puissante : la tête levée, le pouce et l’index écartés au-dessus du menton, et ce regard de juge suprême porté sur le texte – ça je garde, ça je jette. Comme un éditeur qui travaillerait sur le texte de son auteur fétiche. Ou comme un homme dont la vie serait dans le livre et qui ferait le tri dans son passé.
    C’est à ce moment seulement qu’on verrait le titre : Fou de Vincent, d’Hervé Guibert. 1989.

    L’homme est descendu à Châtelet. J’ai voulu l’attendre pour voir où il allait : il s’était arrêté au milieu de la foule pour enfiler des gants rouges cerise, puis je l’ai perdu.

    Illustration - Nicolas Barberon - De lignes en ligne

  • Ecriture vs Littérature : le match

    (note écrite d'une traite ; sinon ce serait tricher)

    Salon du livre match impro.jpgUn peu plus tôt dans l’après-midi, des jeunes gens énergiques m’avaient tendu un flyer – Le premier match d’impro littéraire ! criaient-ils façon festival d’Avignon. Rendez-vous était donné sur la Grande scène du Salon du livre à 15h30.
    Je suis arrivé à l’heure : il y avait plus de monde que pour entendre David Abiker interviewer Tatiana De Rosnay. Une centaine de sièges occupés et dix rangées de gens debout. On avait envie de voir.
    La mise en scène était clairement inspirée du théâtre d’impro : les bleus contre les rouges et le public comme arbitre, peignoirs de boxe pour les joueurs, et l’arbitre en nœud tatillon qui en faisait des caisses pour inspecter le centre de la scène : une table, deux ordis face à face, et une lampe en plastique.
    J’ai pensé qu’ils auraient vraiment pu s’amuser avec les clichés de l’écrivain-au-travail, que tout cela semblait assez peu littéraire mais après tout pourquoi pas, quand on ouvre une brèche autant casser les codes, seul comptait le plaisir qu’on allait prendre et ça partait plutôt bien.

    Le speaker a annoncé la première épreuve : l’incipit. Une première phrase imposée, trente secondes accordées à chaque équipe pour se concerter, puis deux joueurs qui s’avancent face à l’autre…

    Le suspense était déjà dans le dispositif : comment allaient-ils rendre ça vivant ?
    La réponse, c'était un écran géant tendu au-dessus de la table, synchronisé avec les deux ordis. Bonne idée. Sauf que la logistique n’a pas suivi, la connexion était foireuse (du coup le faux arbitre avait l'air un peu couillon). Pour meubler, le speaker a remercié le Labo des histoires, une des associations qui porte ce projet. Nous avons compris alors que les écrivains/joueurs étaient aussi les organisateurs… Un atelier d’écriture, en live! Le public est resté malgré l'interruption, un vent de fraîcheur soufflait sur le salon. Enfin la connexion a été rétablie, les deux joueurs se sont rués sur leur clavier, la foule attendait impatiente des prouesses littéraires tandis que sur l’écran défilaient les lettres…
    ... Et après dix secondes l’écrivain rouge a fait une faute de conjugaison en recopiant la phrase imposée.        (je sais. je sais. peux pas m'en êmpêcher)

    Pour être franc, la suite de cette première épreuve n’avait pas grand intérêt, en tout cas littéraire : on aurait aussi bien pu avoir un conteur improvisant à l’oral. Mais c’était un pilote, après tout, et un atelier, on n'était pas là pour juger. Des idées nouvelles flottaient dans l’air, je les ai notées dans mon carnet. Oui, l’expérience serait à retenter. En jouant sur le décor, par exemple, et avec des écrivains aguerris qui accepteraient le défi, qui joueraient avec les mots ET avec le public - en s’amusant à écrire des phrases puis à les effacer, par exemple, comme autant de fausses pistes… puis en accélérant le rythme une fois l’inspiration venue. Un jeu, de l’écriture et du plaisir, pour dépoussiérer le petit monde littéraire. Vraiment, ce serait bien.

    Je suis parti un peu trop tôt, avec ces idées en tête, et un ami à rejoindre. J’ai arpenté les allées, joué des coudes pour fendre la foule, fui des conférences où l'on parlait de littérature avec un grand L, découvert ou salué des éditeurs qui parlaient de leurs livres avec des étoiles dans les yeux (Anacharsis, Intervalles, L’Atelier, Zulma...), croisé d’autres amis (salut à toi, Erwan Larher), échangé les potins (t’as vu ? Myriam est venue sans Kevin…), acheté des livres. Bref, un dimanche au Salon. On y prend un peu goût.
    Mais en partant c’est surtout à ce match d’impro que je pensais, et à mon atelier à venir dans un collège. Vive la littérature avec des fautes d’orthographe, disait mon cerveau droit tandis que le gauche s’offusquait. Ils n’ont toujours pas réussi à se mettre d’accord (voilà sans doute pourquoi cette note est si longue).

    ---

    La suite se passe dans le métro du retour. Station Falguière, le conducteur prend son micro – je vais devoir me rendre dans la troisième voiture, on me signale un sac avec la carcasse d’un animal mort qui sent très mauvais. 
    - Ce doit être la littérature, a plaisanté quelqu’un.
    Après quelques minutes d’arrêt, le conducteur a redémarré en remerciant les passagers pour leur patience.
    - Eh, mais on veut la suite de l’histoire du sac ! me suis-je écrié en même temps que mon voisin.

    Nous n’en saurons rien.

    En tout cas ce n’était sûrement pas la littérature, dans le sac de la troisième voiture. Avec ou sans papier, avec ou sans fautes, tant qu’on aura envie de connaître la suite de l’histoire ou de savoir si Myriam est vraiment avec Kevin, elle sera toujours là.

  • La jeune fille et le clochard

    Elle n’était pas particulièrement jolie (je dis ça parce que certains s’imaginent, à chaque fois que je parle d’un visage croisé dans le métro, que j’ai flashé sur une jolie brunette). Elle n’était pas particulièrement jolie, donc, le corps un peu massif dans sa jupe en jean et ses bottes en cuir, mais dans la grisaille de cet hiver interminable, des collants multicolores et de longs cheveux frisés sur un visage antillais suffisaient à mettre un peu de soleil sur les quais de Jules Joffrin, au milieu des odeurs de tabac et de pisse.

    Je n’ai d’abord vu que son dos. Elle était tournée vers le fond de la station, comme si elle guettait l’arrivée de la prochaine rame, pourtant une intuition me disait qu’elle regardait autre chose. J’ai regardé dans la même direction : tout ce que voyais, c’était le campement de fortune d’une demi-douzaine de SDF redescendus sous terre avec la dernière vague de froid. Un des gars s’est levé – c’était le moins abîmé de tous, la quarantaine maghrébine et la démarche droite. Nous nous sommes croisés, il m’a semblé le reconnaître.
    Quelques secondes plus tard, je me suis retourné : il discutait avec la jeune femme.

    Je suis resté planté sur le quai, luttant pour ne pas trop les regarder. On a annoncé le prochain train dans une minute, je ne sais pas qui a pris la main de l’autre mais maintenant ils discutaient, distants mais tendres, comme s’ils se connaissaient depuis longtemps. Le métro est arrivé, ils n’ont eu aucun geste sinon un rapide salut de la main : elle est montée dans le wagon, il est resté sur le quai.

    Il me reste une demi-heure pour tenter de deviner le début de l’histoire.

  • Illusions

    J’avais le projet d’écrire des choses ici, des choses que je pensais vaguement intelligentes, ou surtout amusantes, et puis…

    illusions perdues, deux jeunes gens "L’un des malheurs aux quels sont soumises les grandes intelligences, c’est de comprendre forcément toutes choses, les vices aussi bien que les vertus.
    Ces deux jeunes gens jugeaient la société d’autant plus souverainement qu’ils s’y trouvaient placés plus bas, car les hommes méconnus se vengent de l’utilité de leur position par la hauteur de leur coup d’œil. Mais aussi leur désespoir était d’autant plus amer qu’ils allaient ainsi plus rapidement là où les portait leur véritable destinée. Lucien avait beaucoup lu, beaucoup comparé. David avait beaucoup pensé, beaucoup médité. (…)"

    Je vais plutôt continuer à lire Balzac, je reviendrai après, les illusions perdues et l’esprit libéré.

    Ce sera bien.

  • Camaraderie 1, copinage 0

    On a toujours un a priori, en ouvrant un livre. Presque toujours, disons. Parce qu’on connaît l’auteur, ou l’éditeur, parce que quelqu’un nous l’a recommandé, etc. Tout ça, c’est le crédit-pages.
    Et puis parfois, pour une raison anecdotique, vous vous retrouvez avec un livre en mains, sans rien en savoir, et vous l’ouvrez juste pour voir. Puis vous lisez, une page après l’autre… Bref, vous connaissez.

    camaraderie, matthieu rémy, larher, a prioriJe ne connais pas Matthieu Rémy. Pas même son nom.
    Je pourrais, pourtant : la 4e de couverture m’informe qu’il a écrit pour les Inrocks et fondé les revues Tout seul et Zooey. Bien. Si j’avais lu ou même connu ces revues, j’aurais eu un a priori en ouvrant le livre, mais là, rien. Juste un beau titre, Camaraderie, un peu de temps devant moi, et un résumé :
    De jeunes gens se croisent et déambulent dans une ville de province (…) Ils traversent cette période de la vie où l’on est censé prendre de grandes décisions : faire ou non des études, travailler ou s’en dispenser, vivre en couple ou poursuivre des aventures sans lendemain. Changer le monde ou s’y adapter.

    Hum.
    Je craignais fort le roman-trentenaire au narrateur hésitant (ne niez pas, vous aussi), mais il m’est apparu assez vite que Camaraderie était plutôt un roman d’apprentissage. Où les personnages certes semblent apprendre peu mais où le lecteur, lui, en profite pour accroître un peu son expérience du monde – en l’occurrence : des villes, des bars, des bandes, des groupes de rock, des quatuors à cordes ou encore des AG étudiantes.
    J'ai pensé à l’Abandon du mâle en milieu hostile, d’Erwan Larher – notamment dans cette histoire d’un jeune homme enrôlé contre son gré dans un mouvement lycéen :

    "Après ça, on trouva au bahut que j’étais un mec plutôt cool et une jeune fille prénommée Estelle commença à s’intéresser à moi. Elle était, par ailleurs, très attirée par le communisme. Comme nous étions allés voir un film impérialiste au centre-ville, je proposai de lui expliquer la baisse tendancielle du taux de profit – notion controversée, il est vrai – et elle m’embrassa. Je restai communiste jusqu’à l’université."

    (L’extrait ne fait pas complètement honneur à l’écriture tour en finesse de Matthieu Rémy. Rien à voir ici avec un de ces romans-trentenaires à l’épate où la recherche de la formule prime sur le fond. Ce qui intéresse l’auteur, ici, ce sont ses personnages, pas lui-même, et il se fait discret pour mieux les servir.)

    Je l’avoue maintenant, il m’a fallu près de 60 pages pour comprendre que ce n’était pas un roman, mais un recueil de nouvelles, et que les narrations des premières histoires ne se rejoindraient pas. Et pourtant, le livre n’a rien d’un recueil. Parce qu’aucune histoire n’est plus faible que les autres ; parce que toutes sont effectivement une variation sur un même thème sans jamais tomber dans l’exercice de style ; parce que le style, justement, est tenu tout du long, sobre et concret, sans un mot de trop, les adjectifs distillés en passant comme des virgules bien placées dans un thème musical limpide.

    On suit les camarades d’histoire en histoire et on se rend compte que le vrai héros du livre, ce sont les années 80 et 90, jamais nommées mais tellement présentes. Là encore, l’analogie avec Larher est frappante. Si on était Techikart, il ne nous faudrait pas plus pour titrer sur un revival 80 et 90s. On pourrait aussi se dire que c’est dommage que la littérature française contemporaine se tourne vers le passé plutôt de s’attacher à saisir la modernité.
    Dans un cas comme dans l'autre, ce serait con.
    Parce que ces deux livres ne se contentent pas de faire revivre des époques. Au contraire. Ils se concentrent sur l’essentiel : ce qui nous fait vibrer, détester, aimer, changer ; nos conflits intérieurs, nos relations aux autres, nos engagements, nos décisions, nos revirements. Et tout ça ne change pas vraiment, avec ou sans ipad, avec ou sans twitter, avec ou sans google.
    Deux livres qui parlent de la vie sans nous l’expliquer, et dont on sort enrichis.

    Matthieu Rémy, je ne vous connais toujours pas mais je vous dis bravo, et merci.