L'été dernier, à la fin d'un petit tour d'Europe, je me suis retrouvé quelques jours à Sarajevo. De toutes les villes que j'avais cochées sur une carte avant de partir, c'était celle que j'avais le plus envie de voir. Un peu pour voir les stigmates de la guerre (pour info : dans le genre exploitation morbide, l'office de tourisme de Sarajevo vend des "Srebrenica tours") ; mais surtout pour y voir la vie qui repousse.
Au final, oui, ce fut l'une des étapes les plus marquantes du voyage – mais de tout cela je parlerai une autre fois, et ailleurs.
Je me souviens qu'entre une visite au musée de la ville et une escapade dans les collines, avec ses salons de thé improbables et ses tombes blanches dans les jardins des mosquées, je n'arrêtais pas de penser que j'aurais aimé lire in situ le livre qui m'aurait parlé de la ville pendant le siège. Mais ce livre n'était pas là, même dans la librairie pour touristes du centre-ville.
Jusqu'à ce que l'autre jour, je tombe dessus : Les Ailes de Sarajevo, de Bill Carter. Le livre est paru en 2008 chez Intervalles, je n'en avais jamais entendu parler – et après tout c'est tant mieux, ça nous rappelle que sous les flonflons de l'actualité littéraire il y a dans le monde des centaines de livres qu'on ne connaît pas et qui nous attendent, un jour. Bref.
Les Ailes de Sarajevo, c'est l'histoire vraie d'un Américain qui se retrouve, par hasard et par inconscience, embarqué en Bosnie avec une ONG un peu branque, et qui y restera une bonne partie du siège. Ce n'est pas la peine que je vous raconte en détail – disons seulement qu'il y a des checkpoints, des soirées enfumées avec des rockers bosniens, des types qui se pissent dessus de peur, des rencontres sans lendemain et d'autres pour la vie, d'autres checkpoints, des tunnels, des morts soudaines, des cigarettes roulées dans de vieilles bibles, des nuits comme si c'était la dernière, des courses sur snipers' alley, des négociations interminables avec l'ONU et les ONG pour entrer et sortir de la ville, de la corruption et la vie qui s'organise, de l'eau à aller chercher au puits, et U2 qui débarque au milieu de tout ça pour des directs par satellite au milieu de ses concerts.
Disons aussi que le bouquin a beau être 100% vrai, Carter a ce truc qui fait qu'on le lit exactement comme un roman - ce "truc" difficile à définir, qui tient à la fois de la construction, de la langue et de la distance avec sa ropre histoire. Ce truc, en somme, qui fait que le singulier devient universel.
J'ai lu le livre juste après Bye bye Leningrad. Difficile d'imaginer deux façons aussi différentes de raconter l'histoire d'une vie. J'avais imaginé Ludmila Shtern comme la femme qui vous kidnappe dans une soirée pour vous raconter mille anecdotes ; Bill Carter, lui, est carrément monté sur la table pour s'adresser à tout le monde, et personne n'aurait eu l'idée de l'arrêter. Parce que l'histoire est incroyable, et que sans artifice la tension narrative est constante.
Parce que Bill Carter a la grâce.
Difficile à définir aussi, la grâce. On pourrait dire qu'elle est là quand l'écriture entre en résonance parfaite avec le propos, sur un fil entre le brut et le sensible. On la rencontre parfois quand on écrit, quand un paragraphe vient tout seul sans qu'on ait jamais à chercher ses mots. On peut appeler ça inspiration – mais souvent ce n'est là qu'un affaire entre l'auteur et lui-même : C. Angot doit connaître ça aussi, ces passages qui viennent tout seuls et qu'on ne retouche pas, sauf que le lecteur, lui, s'en fout. Tandis que la grâce de Bill Carter est une grâce qui se transmet de l'auteur au lecteur. Ce truc qui fait que vous avez les yeux rivés sur le type qui cause, monté sur son tréteau, ou là-bas sur la scène.
Mais je m'égare, pardon, je commence à chercher mes mots, c'est le signe que je n'ai plus rien de vraiment intéressant à dire. A part ceci, mais vous l'avez déjà compris : lisez ce livre, putain, et vous m'en donnerez des nouvelles.
Et n'hésitez pas à faire un tour à Sarajevo, un de ces jours.