En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.
"Paris, jeudi après-midi. Un petit malin qui proposait sur le Leboncoin.fr une place à 800 euros pour le concert surprise des Rolling Stones (achetée le matin-même pour 15 euros) a eu la mauvaise surprise de voir débarquer chez lui… un roadie du groupe. Le chèque était signé de la main de Mick Jagger, accompagné de ce mot : Now we’ve got your name [maintenant, on a ton nom].
Le roadie, raconte un témoin, s’est alors fendu d’un magistral coup de poing avant de quitter les lieux sans un mot, le précieux sésame dans les mains.
Le revendeur a encaissé le coup. On ne sait pas encore s’il a encaissé le chèque."
Elle aussi était venue pour un cinq à sept. Elle est entrée seule dans l'auberge, habillée de cinquante nuances d’un noir qu’éclairaient ses cheveux légèrement roux et finement frisés. J’aurais dû comprendre tout de suite qu’il ne s’agissait pas d’une touriste.
Nous avons monté l’escalier ensemble, mais contrairement à ce que dirait Clemenceau le meilleur était encore à venir. Elle m'a rejoint sur le seuil de la chambre du fond, où des corps nus s’enduisaient de peinture bleue. - Vous savez ce que c’est ? m’a-t-elle demandé. Je ne savais pas. Elle avait cette distance toute parisienne, entre froideur et timidité, contrebalancée par la chaleur innocente de son sourire. Ensemble nous avons regardé ces seins et ces fesses qui ne semblaient plus impudiques, puis nous avons consulté le programme. J’ai remarqué une chambre où l’on nous promettait de rêver éveillé. Mais où ? La jeune femme presque rousse ne savait pas. Nous nous sommes séparés une première fois.
Puis j’ai retrouvé S. et nous avons arpenté les différentes chambres, au hasard des expériences. Un peu plus tard dans le couloir, nous avons recroisé la jeune femme presque rousse. Elle m’a dit qu’elle avait trouvé la chambre de nos rêves mais qu’il fallait attendre parce qu’on ne pouvait y rêver qu’un par un…
[ici, bientôt, une photo]
... Quand arriva mon tour de rêver, c’est elle qui sortait de la chambre 302, le visage rayonnant d’un sourire d’enfant, remerciant l’artiste du fond des yeux. C’est là que j’ai pensé qu’il fallait absolument que je la revoie. Puis la porte de la chambre s’est refermée sur moi, je me suis allongé, j’ai tiré des cartes et inventé un rêve où la jeune femme rousse n’était pas – il était trop tôt, encore.
A sept heures, nous sommes descendus au bar de l’auberge. Nous sommes sortis un instant pour profiter de la douceur de l’été indien. Elle était là, seule, agenouillée auprès d’un arbre nu, cherchant son téléphone dans son sac. Sans attendre, bien sûr, j’aurais dû lui proposer de se joindre à nous. Un peu plus tard, je lui aurais demandé de me raconter ce rêve qui l’avait transportée. Mais le temps de chercher deux mots (apprendrons-nous jamais ?), elle s’était déjà levée et elle s’en allait dans la rue de Crimée, son portable à l’oreille. Elle n’avait même pas mon numéro.
Voilà donc l’histoire, ami voyageur. Quelque part dans l’une des rues de cette ville, à l’heure où tu lis ces lignes, il existe dans cette ville une jeune femme aux cheveux presque roux et au sourire lumineux qui se promène, le regard fermé mais les rêves grands ouverts. Si tu la croises, surtout, fais-moi signe. Pour ma part je serai ce soir, et les autres soirs, au bar du St Christopher’s, un bloc bleu devant moi, un livre à dans la tête et un stylo dans la main. Quoi de mieux qu’une auberge de jeunesse pour écrire des histoires de voyage ?
Vendredi dernier, j’ai retrouvé avec bonheur une Poucette pour notre cinq à sept annuel. Cette fois, nous n’avions pas rendez-vous à l’hôtel, mais à l’auberge de jeunesse du Canal de l’Ourcq. Après nos voyages de l’été, c’était parfait. Réunis par le collectif Dimanche Rouge, des artistes occupaient pour un soir les chambres du troisième étage - les uns chez les autres, c’est le principe.
Comme l’an dernier, il y avait à voir et à manger. A expérimenter, aussi : des corps nus qui s’habillaient de bleu, une chambre où l’on pelait des oignons pour récolter des pipettes de larmes, une autre où nous étions amicalement invités à enfiler une pièce de vêtement dans le noir, et au ralenti. Chambre 302, Jean-Marc Brétegnier proposait aux visiteurs de s’allonger sur un des lits du dortoir et d’inventer un rêve à partir de trois cartes tirées au hasard, avant de réinterpréter le rêve, crayon en main et malice dans l’œil. J’ai pensé aux tarots que je tirais à mes amis, il y a quelques années : c’est amusant, tout ce qu’on peut révéler sur soi en quelques phrases dès lors qu’un cadre est posé. Bien joué l’artiste.
Un peu plus loin, dans la chambre aux graffitis, le dessinateur Victor Hussenot proposait de partager les murs avec les touristes de passage que nous étions. Au marqueur bleu, il dessinait personnages et situations ; à nous de remplir les cases et autres bulles, avec les feutres rouges qui circulaient dans la pièce.
Quand j’avais lu ça sur le programme, j’avais cru à une blague potache. J’imaginais déjà les toilettes d’un bar, ou une table de la Sorbonne (on y retrouve globalement les mêmes messages). Mais non. Parce que le trait de l’artiste est précis et léger à la fois, parce qu’il était là, à sourire en silence, et parce que les premières bulles avaient été remplies avec finesse (ici un bon mot, là un dessin, là encore une blague), les visiteurs jouaient le jeu avec bonne grâce. Personne ne se sentait obligé de laisser sa trace sur le mur, nous étions là, le nez en l’air, à chercher une réplique à la hauteur, certains se lançant finalement, d’autres abandonnant, et tous avec le simple plaisir d’avoir été là.
Nous sommes tous sortis de l'auberge plus beaux et plus jeunes que nous n'y étions entrés. Il suffit de peu pour flatter les bas instincts d’un groupe d’anonymes. Il suffit de peu aussi pour en tirer le meilleur. Ça aussi, c'est un art.
(PS - vous étiez belle et rousse, habillée de noir avec un sourire éclatant. Où êtes-vous donc passée ? Je vous écris bientôt)
On m’avait promis de l’intelligence et du romanesque, du politique et de l’érotique, un don Giovanni moderne sachant lire le cœur et le corps des femmes tout en parcourant l’Europe du début du XXe siècle. … Et donc, aujourd’hui, cette question : comment diable ai-je pu, voici deux ans, abandonner la lecture de « G. » après trente pages ?
Vers la fin du siècle dernier, la classe dominante en Angleterre dut affronter une crise inhabituelle […] Son mode de vie apparaissait de plus en plus incompatible avec le monde moderne. D’une part, la taille de la finance, de l’industrie et de l’investissement impérialiste exigeait une image nouvelle du commandement ; d’autre part, les masses réclamaient la démocratie. La solution adoptée par la classe dominante fut conforme à sa nature : pleine d’esprit et frivole. Si son mode de vie était appelé à disparaître, elle le mènerait à son apothéose le transformant ouvertement et sans honte en spectacle : puisqu’il n’était plus viable, il deviendrait théâtre […] A partir de 1880, tel fut le sens sous-jacent de la vie mondaine : les Chasses à courre, les Concours hippiques, les Bals de la cour, les Régates, les Grandes réceptions. Le grand public accueillit favorablement l’apothéose. Comme la plupart des publics, il avait l’impression de posséder plus ou moins les acteurs en scène.
Entre malhonnêteté intellectuelle et soumission inconsciente aux vents dominants, on a tôt fait de relire (ou réécrire) l’Histoire à l’aune du présent. Mais quand on tombe sur un vieux manuel d’Histoire, on ne peut pas l’accuser de penser à la Grèce de 2012 et au dogme européen des mesures d’austérité… Ainsi donc, ce passage sur la crise de 29 :
Sans doute, dans les premiers temps de la crise, a-t-on tenté d’en, atténuer les effets en adoptant des solutions "classiques" conformes à l’orthodoxie libérale. L’Allemagne, le Royaume-Uni, la France […] ont choisi d’appliquer des mesures déflationnistes visant à défendre la monnaie par une réduction des dépenses publiques, et à rechercher l’équilibre de la balance commerciale par la diminution des coûts de production. Ces politiques ont vite tourné court […] Les recettes de l’Etat, amputées par la crise, diminuaient encore plus vite que les dépenses, annulant toute perspective de rééquilibrage budgétaire : la déflation ne faisait que creuser une dépression déjà liée à l’insuffisance de la monnaie et à la chute du pouvoir d’achat. Berstein – Milza, Histoire de l’Europe (2002)
(Angela, un commentaire?)
Sinon, à propos d’années 30 et d’aujourd’hui de demain, vous pouvez aller faire un tour là : http://www.roosevelt2012.fr/
Et si vous voulez vérifier que la sobriété est incroyablement plus forte que la recherche spectaculaire d’émotions primaires, il vous reste une semaine pour voir l’exceptionnel "Cinq caméras brisées – une histoire palestinienne" sur le site de France 5. La vie, sans commentaire.
- Eh, tu connais Tacata? demande ma nièce, 8 ans, avec des stars dans les yeux.
Je n’ai pas eu le temps de dire non qu'elle m’a déjà attrapé la main pour aller vers l’ordinateur. Elle s’empare de la souris, va sur Youtube, et lance la "vidéo officielle". Le grand frère, 9 ans, nous rejoint. - Ah ouais, Tacata ! Mais les meilleures choses ont un prix : avant Tacata, une pub pour Cocazéro squatte l'écran. Heureusement, c'est une de ces pubs qui s'accompagnent d'un bouton "Passer l’annonce". Je m’apprête à cliquer dessus, comme il se doit, quand ma nièce laisse échapper un cri du cœur : - Non, laisse ! - Mais c’est une pub, dis-je, professoral. - Ben ouais, j’aime bien les pubs, c’est marrant.
(imaginer ici le gif animé d’un monde qui s’effondre en arrière-plan tandis que je tâche d’effacer discrètement la larme qui me monte à l’œil gauche)
On se demande souvent quel monde nous laisserons à nos enfants. On peut parfois se demander quel monde ils nous laisseront, à nous, quand nous aurons les cheveux blancs et mal aux genoux. Mais ne désespérons pas tout de suite (ma nièce et mon neveu sont formidables par ailleurs). Dans un geste auguste, très pré-soixante-huitard, j'ai quand même cliqué pour faire taire Coca. La jeunesse allait-elle se révolter ? Eh non, car aussitôt sont arrivés Tacata et ses rythmes endiablés :
Bref. Du tout-venant dance. Pas bien finaud, pas déshonorant non plus. Mais quand même… ça vous a fait ça aussi, cet arrière-goût de pompage éhonté ? Ce plagiat d'un chef d'oeuvre bien de chez nous ?
Investi d’un rôle éducatif, je ne pouvais pas laisser passer ça. Ni une ni deux, comme un vrai vieux, je mets Tacata sur pause et j’annonce, drapé dans ma plus belle autorité d’oncle, que je vais leur faire découvrir le vrai Tacata. Celui de quand MOI j’avais 9 ans – sauf que je ne l’ai découvert que bien plus tard. Et sauf qu’évidemment, c’est vachement mieux.
Donc voilà, sans pub ni sample.
Et moi, emporté par la passion : Là, le couplet – c’est pas la même chose, là ? Hein ? Vous entendez ? Vous voyez que c'est tout pareil ? Fou que je suis ! J'aurais pu me mettre la jeunesse à dos et discréditer Bob Morane pour une génération... Et pourtant, je pense bien avoir obtenu ce que je pouvais espérer de mieux. Car après dix secondes, peut-être même onze, mon neveu a lâché, laconique : - Ah ouais, tiens, c’est marrant.
Gloire ! Evidemment, deux secondes plus tard, ma nièce profitant de ma béatitude (ah, le fol espoir de lendemains qui chantent juste) remettait Tacata. Et voilà les deux qui devant l’ordi se mettent à mimer la choré raffinée des danseurs du clip. En se trémoussant ma nièce lance : "C’est nul !", puis elle rigole et avance son bassin en avant. TACATA !
Magique, ce "C’est nul". Plus encore que la coiffure de Nicola Sirkis, c’est lui qui m’a ramené loin en arrière. D’aucuns auraient hurlé en voyant une gamine de 8 ans se déhancher en rythme devant une vidéo suggestive. Ils auraient eu tort. En entendant ce "C’est nul", j’ai revu la même scène, quelque part dans les années 80, avec une télévision à la place d’un ordi et des couleurs Polaroid, ça n’avait rien à voir mais au fond c’était pareil. Ce rire et ce goût pour le nul. L’apprentissage du premier et du deuxième degré, et leur combinaison qui fait les petits plaisirs inavouables, comme quand Bonnie Tyler s’invite dans mon autoradio. Bref. La musique se recycle et l’enfance est éternelle. S&R, je vous embrasse.
Bus, voitures, collégiens : mes fenêtres ont fini par s’insensibiliser aux bruits de la rue. Mais ce matin, une voix couvre tous les autres sons. C’est une voix d’homme, comme une engueulade entre amis sauf qu’il n’y a qu’une voix. J’entends : "Tu vas te calmer !" sur ce ton exaspéré qui jamais ne calme rien.
Badaud, j’ouvre la fenêtre. Sur le trottoir d’en face, un homme seul, téléphone à l’oreille. La quarantaine sèche et dégarnie, blouson et pantalon de costume, je parie sur un salarié du dépôt de bus, rue Belliard. Il s’y dirige tout droit. - TU VAS TE CALMER, JE TE DIS ! La démarche est rapide, le visage raide. Si quelqu’un se trouvait sur son chemin il ne dévierait pas de sa trajectoire. Mais qui voudrait se trouver sur son chemin ? Un peu plus loin, deux salariées en pause clope changent de trottoir. - C’EST TOI LA PUTE. T’ES UNE PUTE PARCE QUE T'ES UNE FEMME. T’ES UNE SALOPE ! Il raccroche et accélère encore le pas, puis tourne dans la rue Belliard. Une pensée pour la femme, un soupir pour ses collègues et je referme la fenêtre.
Quelques minutes plus tard, la voix de l’homme perce à nouveau les vitres. Toujours au téléphone, il retourne vers le boulevard au pas de charge. - JE REPRENDS LE TRAVAIL MARDI. Le ton a légèrement changé, pas le niveau de décibels. La rue entière s'est de nouveau arrêtée, tout le monde se demande s'il parle à la femme de tout à l'heure. - MARDI, JE TE DIS. A nouveau une pause, puis il reprend plus fort (c’était donc possible), en martelant chaque syllabe :
- JE REPRENDS LE TRAVAIL MARDI, MAMAN.
Il arrive déjà sur la place, notre bout de rue peut reprendre une activité normale. Au moins jusqu'à mardi.
Je ne la connaissais pas, mais au hasard d’une soirée qui se prolonge, nous nous étions retrouvés côte à côte à l’arrière d’un taxi, en route vers des quartiers où le demi est abordable, et le quidam aussi. En chemin elle m’a fait l’éloge d’un livre – il était question d’une femme qui gagne au loto et qui s’en va conquérir sa liberté. J’étais sceptique, elle m’a promis qu’elle me le donnerait, un jour, et que je ne serais pas déçu. Soit. Je ne devais comprendre que le lendemain qu’il ne s’agissait pas d’un premieroman français, mais du deuxième livre traduit d’Audur Ava Olafsdottir, l’auteur de ce Rosa Candida que j’avais vu si souvent sur les tables des librairies.
A la terrasse où nous avons échoué, les conversations se croisaient. Elle parlait de Primo Levi et de Pascal, d’autres se lançaient des cacahuètes. Alors, au milieu d’une phrase, elle s’est penchée en arrière, cahuète en main, l’épaule appuyée sur mon bras pour mieux viser la bouche ouverte d’un ami en bout de table. Levi, cette épaule qui s’abandonne et le rire qui a suivi – je savais déjà que j’allais l’aimer, ce livre. J’ai eu aussitôt envie d’être allongé nu dans le noir avec elle ; dans mes bras elle me raconterait sa vie, dans tous les détails même les inavouables, avant qu’ensemble nous n’imaginions la suite de l’histoire. … Mais je ne lui ai pas dit. Par timidité ou par conformisme, les deux sans doute. Ou parce que ces choses là ne peuvent se dire que dans la seconde où elles se pensent, après quoi l’image n’est plus pure, la pensée la déforme et l’autre et ajoute un point d’interrogation là où nous n’étions qu’affirmation.
Bref. Nous nous sommes retrouvés quelques mails plus tard, et j’ai ouvert L’Embellie, un soir sous la pluie, en attendant le bus de nuit. Je craignais un livre aride, rempli de descriptions de paysages et de monologues intérieurs, avec suspense factice et révélation finale en guise de morale littéraire. J’avais tout faux. D’abord parce qu’avec la finesse et l’humour qui va avec, un bon écrivain peut vous faire entrer dans n’importe quelle histoire, aussi ténue soit-elle. Ensuite parce qu’elle n’est pas si ténue, l’histoire de cette narratrice qui quitte son amant pour se faire le soir-même larguer par son mari (magnifique scène de rupture), qui regarde les hommes dormir et s’en va sur les routes avec sur le siège arrière un enfant handicapé qui n’est pas le sien. Thelma et le petit Louis, en somme.
Il y a une légèreté malicieuse dans l’écriture d’Audur Ava Olafsdottir, qui préfère l’ellipse aux effets soulignés. Et ce talent, comme dans le Sukkwan Island de David Vann, pour écrire des scènes où un scénariste dirait qu’il ne se passe rien, mais où tous les verbes sont des verbes d’action. J’ai pris des notes, comme un écolier. J’espère qu’il y aura un peu d’elle dans le prochain roman.
J’ai du mal à me concentrer sur ma lecture sous le regard mauvais de l’hôte nocturne ; la mort des héros elle-même ne parvient pas à me captiver. Je décide de veiller jusqu’au retour du propriétaire du faucon. Le chœur résonne à l’étage au-dessous. On est en train d’applaudir et le premier rappel ne va pas tarder à se faire entendre. Il semble néanmoins que je me sois assoupie un moment car lorsque je me redresse, des lambeaux de rêve me reviennent. Couchée dans l’herbe sous un pommier, je regarde les grosses pommes rouges et je m’entends dire : "Les éventualités vont bientôt me tomber dessus."
J’ai tourné les pages avec le plaisir de me faire balader, et l’impression d’entendre derrière certaines pages le rire amusé de l’auteur derrière son écran.
Tout à l’heure, j’irai dans un auditorium entendre ce rire-là. L’héroïne de L’Embellie deviendra un peu réelle, tandis que la jeune philosophe aux bras enjôleurs, allez savoir, pourrait un jour devenir personnage de fiction. Bonne soirée.
Parmi les choses qui comptent le plus, quand on ouvre un livre, il y a évidemment l’identité de celui ou de celle qui nous l’a conseillé. Ou prêté. Ou offert. L’effet est décuplé lorsque des sentiments sont en jeu – qu’ils soient partagés ou non – et que nous projetons immanquablement dans le roman. Une sorte de transfert de cristallisation , qui nous fait lire le roman avec une intensité particulière, comme un moment privilégié passé en tête à tête avec celle / celui qui. Encore faut-il que le livre soit à la hauteur, bien sûr. Je me souviens de J., de nos vingt ans, et des Cahiers de Malte Laurids Brigge qu’elle m’avait prêtés avec emphase. Je n’avais jamais pu entrer dans le roman. J’avais persévéré, bien plus que je ne l’eus fait pour tout autre livre, mais rien n’y avait fait : j’avais abandonné avant la page 100. Ce fut le début d’une lente décristallisation. (mais J. avant ça m’avait fait découvrir Cohen, et Gontcharov, et les Lettres à un jeune poète)
Les circonstances comptent aussi, et les mots qui accompagnent le geste quand on vous offre un livre. Parce qu’ils passent parfois ici, j’en profite pour remercier encore ML qui m’a un jour fait découvrir Jaenada, V. qui m’a fait lire Train de nuit pour Lisbonne, à M. la candidate-muse dont j’ai toujours le Lolita en VO, et le libraire de la Voix aux chapitres qui après E. m’avait vanté Un Dieu un animal de J. Ferrari. Je pense aussi à L., qui m'a vanté tant de livres que j'hésitais toujours à prendre dans sa bibliothèque. L’Eloge des femmes mûres de S. Vizinczey, par exemple. Je ne lui avais jamais emprunté. Pas assez mûr, peut-être.
Et puis cet été, à Budapest, j’ai rencontré Gabor, qui m’a présenté les grandes avenues et les contre-allées de son quartier de Pest. Il m’a raconté l’impasse politique du pays, populisme contre extrême droite, la place de la République qu’on rebaptise place Jean-Paul II. Puis à la terrasse d’un café nous avons parlé de livres, ceux qu’il avait lus et celui qu’il aimerait écrire. Gabor savait que je quittais la Hongrie le lendemain, alors au moment de nous séparer, de son sac il a sorti un livre. In praise of older women. Il tenait à me l’offrir.
J’ai délaissé Nicolas Bouvier pour lire l’histoire de Vizinczey – son père assassiné par les nazis, son adolescence après la guerre comme intermédiaire entre les soldats américains et les femmes hongroises qui se prostituaient pour assurer la pitance de la famille ; puis son histoire avec les femmes – les premières découvertes, les erreurs, puis les épouses délaissées, quelques marivaudages, la sagesse du plaisir, puis la fuite en Amérique, et l’écriture en anglais. Un livre magistralement sexuel sans être jamais érotique, ou presque – car ce n’est pas l’intérieur de la culotte des dames qui intéresse l’auteur, c’est leur personnalité toute entière, le rapport qu’elles entretiennent avec les hommes, avec leur propre sexe. Et puis ce chapitre épique sur l’âme hongroise, bercée de glorieuses défaites – cette Hongrie toujours envahie, dominée par tous les Empires qui se sont succédés en Europe, mais cette conscience profonde que la Hongrie est éternelle quand les Empires, eux, sont mortels. Contrairement à Nabokov, Vizinczey ne cherche pas à faire étalage de son vocabulaire, il n’épuise ni la langue anglaise ni son lecteur : il parle de lui mais c’est le monde qu’on voit, il a l’intelligence pour le comprendre, le talent pour le raconter et les mots pour le faire vivre.
Je n’ai pas mis longtemps – on ne fait pas durer le plaisir quand on aime un livre ; on dévore, puis on prête, ou on offre (c’est souvent pareil), ou on garde pour relire un jour. Je l’ai lu à la terrasse des cafés de Belgrade et Novi Sad, jusqu’à ce qu’une femme d’une trentaine d’années se penche vers ma table en me demandant ce que je lisais. Moment délicieux dont évidemment je ne parlerai pas ici, cette note est déjà trop longue, et ce serait aussi hors sujet qu’impudique. D’autant qu'il est bien possible que je l’aie inventé.
Mais demain, si vous le voulez bien, on pourra parler d’une femme mûre de pure fiction, et de la demoiselle bien réelle qui me l’a fait découvrir. L’Embellie, d’Audur Ava Olafsdottir, est un excellent livre. Les circonstances parfois ne font qu’ajouter du plaisir à la lecture. A très vite.