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Second Flore - Page 17

  • HHhH, enfin.

    ll y a des livres comme ça qu'on a chez soi depuis longtemps, qu'on a vraiment envie de lire et que pourtant on n'a toujours pas ouverts. Parce qu'il y en a toujours un nouveau pour le griller sur la pile, parce qu'on vient de nous prêter celui-là et parce qu'on sait qu'un jour, de toute façon... C'est étrange, comme un livre semble perdre de la valeur si on ne l'a pas entamé quelques jours après son achat. Je crois bien ne pas être le seul dans ce cas, et de loin. Du coup, désormais, je n'achète plus les livres qu'un par un.

    l-binet.jpgTout ça pour vous dire, donc, que deux ans après être ressorti tout content de ma librairie de quartier, j'ai enfin lu HHhH, de Laurent Binet.

    Vous connaissez peut-être l'histoire (perso, je n'en savais rien) : celle de la tentative d'assassinat à Prague, en 1942, de Reinhard Heydrich, bras droit et cerveau gauche de Himmler, par deux résistants parachutés de Londres.

    Laurent Binet mêle dans le livre les deux histoires : celle des deux héros tchèque et slovaque, et celle de Heydrich. Une ascension fascisante et fascinante, d'un bon élève appliqué qui deviendra à la fois chef de la Gestapo et planificateur de la Solution finale, un de ces cerveaux de l'ombre qui, en 1941, se fait nommer "protecteur" de Prague pour y mater la résistance (un peu comme un cadre qui demanderait à occuper une direction opérationnelle pour mieux grimper dans l'organigramme), et qui y gagne rapidement le surnom de "Boucher".
    La seule découverte de ce personnage de l'ombre, dont on semble retrouver la trace partout, justifierait la lecture du livre. Laurent Binet y ajoute une troisième dimension : celle de l'histoire de l'écriture-du-roman. On le voit à Prague cherchant les lieux de son histoire, pestant de ne pas trouver tel ou tel document, hésitant à romancer, confiant sa sympathie pour ses deux héros...
    Un parti pris complètement casse-gueule, aurait dit un éditeur que je salue. Le danger est tout proche de tirer la couverture à soi, de mettre son nombril en travers du livre (eh, pousse-toi de là que je lise ton histoire! crie parfois le lecteur). Je l'avoue, j'ai eu cette impression pendant quarante pages. Puis, miracle de l'invention formelle, ça marche. On finit par le suivre dans ses hésitations, elles enrichissent l'histoire, et le tout en crescendo jusqu'au final haletant dont je ne vous dis rien, mais que vous lirez dans un état de tension dramatique qu'une biographie, voire un roman historique classique, n'aurait jamais atteinte. Une incroyable tension alors même que l'Histoire a déjà écrit la fin, comme dans les dernières pages du Journal d'Hélène Berr – ou quand vous revoyez encore une fois le France-Allemagne de 1982, après le but du 3-1 et que vous vous dites que ce n'est pas possible, cette fois ils vont la gagner, cette demie.

    Bref ! HhhH avait été salué par la critique, Bret Easton E. l'a porté aux nues, je n'en rajoute pas trop. Juste pour dire que non seulement c'est bon, mais que c'est aussi réussi, et que ça vous fera deux raisons de le lire – en plus de l'édification historique.
    A ce sujet, je ne saurais trop vous conseiller de filer à Prague aussitôt après avoir fermé le livre, pour y retrouver des lieux, des noms, une ambiance.
    Je vous enverrai une carte postale.

  • Cher Christophe Barbier (3),

    Il y a longtemps que je ne vous avais écrit. Pour être franc, m'étant éloigné de la télévision et de la radio pendant quelques mois, je vous avais presque oublié. Et puis l'autre jour, je vous ai revu sur un écran. Je ne sais plus de quoi vous parliez, vous non plus sans doute, mais le hasard a voulu que quelques heures plus tard, dans un très vieux journal satirique, je tombe sur cette citation que Jules Barbey D'Aurévilly, qui semble bien vous connaître :

    "Ce n'était qu'un journaliste comme tant d'autres, touche-à-tout qui met audacieusement une main familière sur l'épaule des plus hautes questions, et de ces aspirateurs d'une minute et demie auxquels, cette minute passée, le monde qu'ils ont troublé ne pense plus."

    Etonnant, non ?
    Pour être franc, Barbey parlait d'Armand Carrel, directeur du National entre 1830 et 1836 - il faut croire que les siècles passent et que les archétypes restent.

    Bien à vous.

    (PS - avant d'être assassiné par la critique, Carrel fut tué dans un duel (pour une histoire de gros sous et de moeurs) par Emile Girardin, directeur de La Presse. Il leur aura manqué une chaîne d'infos en continu pour s'offrir une bonne petite polémique en live.)

  • Traîne-savane (20 jours avec Guillaume Jan)

    arton138-165x250.jpgIl y a cinq ans déjà, j'écrivais ce billet en rentrant d'un voyage en Afrique. Ce n'est pas moi qui étais parti, mais Guillaume Jan est ce genre d'écrivain-voyageur qui vous embarque dans ses bagages et vous balade avec lui.

    Du temps a passé depuis, j'ai plusieurs fois offert Le Baobab de Stanley, je ne suis toujours pas allé en Afrique, mais via Standard j'ai eu le bonheur de rencontrer Guillaume Jan. Lui est retourné au Congo, où s'était terminé son dernier voyage. Il n'était pas parti pour écrire un livre mais pour une série d'articles, sur le pays en général et les pygmées en particulier. Il en est revenu avec de la matière pour un roman, et bien plus que ça. Accompagné de Belange, fée et princesse congolaise, il avait fini par atteindre le village pygmée après un périple de cinq jours : deux jours à trois sur une moto, un peu de pirogue puis 110 kilomètres de marche à travers la jungle. Et là-bas, sur un ces coups de tête qui ressemblent à une vraie sagesse, tous les deux s'étaient mariés.

    C'est ce voyage qu'il raconte dans Traîne-savane. On y trouve de l'aventure, de l'amour pur, la débrouille de Kinshasa et les pièges de la jungle, des pygmées et un grand homme : David Livingstone.

    Après avoir suivi les traces de Stanley (celui du "Dr Livingstone, I presume" ?) dans son premier roman, Guillaume Jan s'est découvert lors de son deuxième voyage des points communs avec le premier grand explorateur du continent noir : la soif de découverte, une maladresse donquichottesque, le regard et cet amour d'un continent dans lequel Livingstone est mort et a voulu laisser son cœur. Leurs routes ne se sont croisées qu'en un point, mais il suffit pour que les deux récits se répondent et atteignent l'universel, en allant chercher dans l'histoire révoltante du Congo (que le bon Léopold, roi des Belges, s'était octroyé comme colonie personnelle pour en piller les richesses à son seul profit) et la vitalité débordante de son présent.

    Parti dans cette chronique comme Guillaume en voyage, un pas après l'autre et sans plan bien défini, je serais tenté à ce stade de vous dire toute l'admiration que j'ai pour lui. Mais à quoi servirait-il que je vous dise qu'il m'a appris à voyager, et que j'admire cette façon qu'il a de voir la vie, simple et généreuse, ouverte à l'autre, sans jugement ni fausse naïveté, cette façon de donner faim par sa seule gourmandise partageuse ? Ça ne servirait à rien, si l'on retrouvait pas toutes ces qualités dans son écriture, et dans son livre. A parfaite distance de l'analyse et de la sensation, il promène son lecteur avec lui et l'entraîne dans son histoire, dans l'Afrique des villes comme celle de la jungle qui disparaît, dans la crasse comme dans la grâce – ou les deux en même temps.
    Je connais Guillaume Jan, aussi aurais-je des scrupules à vous dire qu'il faut découvrir son livre.
    Mais de tout cœur, je vous souhaite un jour de le lire.

  • Un mardi soir à Paris, France

    gpsr-200-163.pngDes faits, rien que des faits.

    Marcadet-Poissonniers, 21h30. Dans le looong couloir de correspondance, un homme de couleur noire marche devant moi. Nous croisons deux jeunes femmes, prévenantes : attention, il y a les contrôleurs au bout.
    Je repense à ce comique du 9-3 (AOC) vu la semaine dernière, qui plaisantait sur les stéréotypes liés à sa couleur de peau et qui se demandait pourquoi tant de monde dans le métro lui signalait la présence de contrôleurs.
    Le type devant moi demande, Et alors ? Le deux filles se trouvent un peu connes, elles ne le diront plus.
    Un peu plus loin, le couloir forme un premier coude, ils sont là. Quatre contrôleurs, exactement. Avec eux, cinq treillis bleus de la Sûreté RATP, et un chien. Ils ne me contrôlent pas. Est-ce parce que je suis blanc ? Pas sûr : en passant j'entends un bip qui ressemble fort à un détecteur de Pass Navigo, l'impression étrange qu'on me fait les poches à distance.
    J'avance. Silence.
    Quelques secondes plus tard, alors que je m'engage dans le second coude à 90° qui mène au quai de la ligne 4, j'entends des cris, un pas de course façon sprint. C'est un homme, noir, jeune, jeans et t-shirt. Je me colle à la paroi, hors champ. Il me dépasse, dérape dans le virage. Derrière lui, deux types en rangers courent moins vite mais dérapent moins. A peine le temps de me retourner et ils l'ont plaqué au sol. Hurlements. Cri de panique, animal.
    - Je veux pas partir avec la police ! Je veux pas partir avec la police !
    Tais-toi ! crient les deux colosses en bleu tandis que deux autres arrivent en renfort. Pas de coups, ils tentent seulement de le maîtriser. Calmez-vous.
    - Je veux pas partir avec la police !
    Ils ne vont pas te faire de mal, lance un squatteur de quai dans l'escalier. Circulez, dit un homme en bleu, mécanique. Quelques personnes passent, personne d'indifférent mais personne ne dit rien, de la tristesse dans l'oeil mais surtout de la résignation, Circulez, et moi aussi, citoyen godillot, je finis par descendre vers le quai.
    Je veux pas... puis sa voix est couverte.

    Sur la ligne 4, un train passe toutes les deux minutes. Pour le confort de tous, merci de ne pas gêner à la fermeture des portes (sic). Je répète...

    Un train arrive, je ne monte pas. Je pense au gars. A moi, immobile, toujours pas clair avec moi-même sur ces questions de contrôles migratoires. Je repense à Ibrahima, mon élève de B.a-ba, qui me racontait les contrôles à Châtelet dans les années 90. Les flics nous connaissaient, à force, ils contrôlaient mais si on faisait pas le bordel ils s'en foutaient, des papiers. Et aujourd'hui les contrôles comme une loterie. A mes pieds court une souris, elle a l'air sympathique.

    Sur la ligne 4...

    Quelques minutes plus tard, je remonte. Il n'y a plus personne là où a eu lieu le plaquage. Plus personne non plus au point de contrôle. Au bout du couloir, je distingue le vert des contrôleurs. Les cinq types de la sécu sont là aussi (ce n'est que maintenant que je me souviens qu'ils ne sont pas policiers). Je les suis, les regarde prendre le dernier virage vers la sortie.
    Le jeune homme n'est pas avec eux.
    Cette fois la loterie est tombée du bon côté. Merci.

  • Il faut lire L'Ancêtre, de Juan José Saer

    Couv_ancetre.jpg… voilà, c'est à peu près tout ce que j'ai à dire.
    Mais comment vous en convaincre ?

    Peut-être pas en vous racontant l'histoire - quoique. Voilà donc un jeune mousse parti pour son premier voyage, à l'ère des Grandes découvertes. Quand le bateau accoste, quelque part en terre inconnue, les marins sont attaqués par une tribu indigène ; tous sont massacrés... sauf le petit mousse, convié à assister au banquet cannibale où les Indiens font griller ses compagnons et les mangent avant de se saouler frénétiquement. Le jeune mousse restera dix ans dans cette tribu, en témoin presque muet, oubliant sa propre langue avant d'être renvoyé à la civilisation, cherchant toute sa vie à comprendre ce qu'il a vu ce soir-là, et pourquoi on l'a épargné.

    Dit comme ça, je sais, ça peut faire peur.
    C'est dans ces cas-là qu'on a besoin d'un ami qui vous dit Si, si vas-y, plonge – et d'un éditeur au goût sûr (Le Tripode) qui réédite le livre parce qu'il sait que les chefs d’œuvre ne sont éternels que si on les fait vivre.

    Je pourrais aussi vous vanter le style de Saer, limpide et profond, mais je serais maladroit.
    Dans ces cas-là, il n'y a qu'à laisser parler le texte.
    Deux extraits, alors, tirés de la même page 16 :

    Dans cette situation déjà étrange, d'autres adversités attendent le mousse. L'absence de femmes finit par rendre plus sensible l’ambiguïté de ses formes juvéniles, produit de sa virilité incomplète. Ce à quoi les marins, honnêtes pères de famille, pensent avec répugnance dans les ports, finit par leur apparaître, au cours de la traversée, de plus en plus naturel, de la même façon que l'homme respectueux de la propriété, à mesure que la faim ronge ses principes, ne voit plus, en son imagination, le poulet du voisin que plumé, et rôti. Il est à remarquer aussi que la délicatesse n'était pas la qualité première des marins.

    Et quelques lignes plus loin, alors que le pauvre petit mousse, en un seul paragraphe, sera passé de mains en mains :

    Nous en étions là de ces va-et-vient lorsque nous aperçûmes la terre. La joie fut grande. Nous abordions, soulagés, à des rives inconnues qui laissaient présager la diversité. Ces plages jaunes, entourées de palmiers, désertes sous la lumière zénithale, nous aidaient à oublier la traversée, longue, monotone, sans accident aucun, d'où nous sortions comme d'une période de folie. Par nos cris d'enthousiasme, nous souhaitions la bienvenue à la contingence.

    Voilà. La puissance, la douceur, l'intelligence et les images les plus dures qui passent comme en glissant sous une plume de prix Nobel.
    La scène d'anthropophagie est exceptionnelle, la suite aussi, à explorer la tribu et ses rites avec l’œil du mousse qui nous prend par la main, à chercher à comprendre avec lui pourquoi – et y parvenir, ou presque.

    Dans un livre dont je vous causerai bientôt, il y a un passage que j'aime bien. Les personnages s'y demandent ce qu'est un grand livre. "Et si le grand livre, c'était celui devant lequel le lecteur se sent tout petit?" demande finalement le plus sage. 

    C'est cela, L'Ancêtre. Un livre devant lequel on se sent minuscule et heureux de l'être, non pas parce que l'auteur nous écrase de sa supériorité, mais parce que, tout en phrases sûres et en points d'interrogation, il nous fait toucher à ce qui nous dépasse.
    Où l'on interroge non pas sur ce que c'est qu'être un homme (on finira sans doute par le savoir, à force), mais sur ce que c'est que d'être des hommes, ensemble.

    Vaste question. Livre immense.

    Joyeuses Pâques.

  • Le Monde d'aujourd'hui

    Je sais, je sais, il manque un dernier épisode à ce feuilleton sur le monde des blogs – j'en écrirai un bonus, pour la peine. Mais là, allez comprendre, une impulsion...

    En cette semaine où se sont multipliés les micro-trottoirs d'électeurs, les expressions vidées de sens (salut à toi, "front républicain"), les mots d'ordre creux ("faire barrage au Front national") et quelques résistants auront été portés au pinacle (Olivier Py, ce héros) – bref, en attendant le Second tour, plutôt que de m'énerver contre la bêtise salonnarde et contre-productive des âmes pures qui avec courage se battent le slogan à la bouche contre la bête immonde et l'extrême droite, je leur conseillerais bien de lire deux livres.

    le-bloc.jpgLe premier est paru en 2011 en Série Noire : Le Bloc, de Jérôme Leroy. Le pitch est simple : sur fond d'émeutes généralisées, le gouvernement en place a fini par se résoudre à faire entrer au gouvernement des ministres du Bloc... et les protagonistes de revoir en flashback toute l'histoire de l'ascension du parti. On reconnaît là Le Pen père et fille, Stirbois et sa voiture, Gollnisch et plein d'autres, la trahison de Mégret, les manifs musclées, les premières victoires, la présidentielle de 2002...
    C'est surtout l'occasion pour l'auteur de donner la parole à deux cadres du parti – deux figures classiques de l'extrême-droite : le bourgeois patriote et provocateur d'un côté (compagnon de "la fille du Chef" qui a pris les rênes du parti), l'ancien skin de l'autre, p'tit gars du Nord minier devenu patron des "groupes de protection" du Bloc. Le FN en costume et le FN en rangers, en quelque sorte, réunis par une foi dans le Parti et un goût pour la violence. C'est étrange de les voir ainsi de l'intérieur, de s'identifier jusqu'à les trouver sympathiques – comme un défi à nos convictions, un appel à les réinterroger au-delà de la pensée unique et des phrases toutes faites. Au sens étymologique, on appelle ça de l'intelligence. Et à l'évidence, Jérôme Leroy n'en manque pas, qui réussit un roman sur le Front sans jamais tomber dans la dénonciation. Bravo.

    images?q=tbn:ANd9GcSEJX2Tmk6bvYy9a0LGplNW4FaO7GUj38mINXBHxSkCRLoQImPvw3WDQKUMon second un classique : Le Monde d'hier, de Stefan Zweig. Pour l'intelligence, évidemment, pour la sagesse, pour le style, pour l'Histoire. Dans le contexte, j'ai très envie de retenir les pages égrenant la montée des extrêmes dans l'Autriche des années 30 : la pression de l'Allemagne, l'antisémitisme qui revient, les premiers amis qui se détournent pour ne pas se compromettre avec un Juif, les policiers qui résistent et ceux qui déjà préparent le terrain pour l'envahisseur... Ce que montre Zweig aussi, c'est que la plupart des grands événements qui ont jalonné la route vers l'Anschluss sont restés invisibles à la population de Vienne ou de Salzbourg. Les glissements sont progressifs, les changements de mentalité ne se mesurent qu'en revenant de l'étranger, et les vrais batailles qui restent parfaitement invisibles au contemporain.

    J'étais à Vienne pendant ces jours historiques et je n'ai rien vu de ces événements décisifs qui s'y jouaient, et je n'en ai rien su, absolument rien.

    L'immense force de Zweig, c'est de noter, plus que les soubresauts de l'Histoire, les mécanismes humains qui font accepter l'inacceptable et basculer des pays entiers. Ca s'est passé en Europe dans les années 30, mais aussi un peu partout dans le monde et à toutes les époques.
    Aussi, à tous ceux, pénibles et godwiniens, qui ramènent invariablement la politique à Hitler et aux heures les plus sombres de notre histoire, je conseille ardemment de lire Zweig. On en reparle après.

    Bonne lecture, et bon vote.

     

  • Nostalgie, nostalgie (interlude)

    Pour d'assez sympathiques raisons, ce blog est actuellement dans l'incapacité d'assurer son service habituel.

    En attendant (bientôt, très bientôt) la suite de notre grande saga, cette petite réflexion en passant tirée d'une lecture en cours, pour nous réjouir d'avoir connu l'âge d'or plutôt que de le regretter :

    "La nostalgie du passé est une souffrance ; la nostalgie d'un passé qui n'a pas existé, une torture."

    97829195472341-270x395.jpegLa phrase est tirée du roman de Sigrid Nunez, Et nos yeux doivent accueillir l'aurore. Une fresque qui ne dit pas son nom sur l'apogée et la chute des idéaux contestataires américains, des campus des années 60 jusqu'aux années 80. De l'intelligence, de la générosité, du vrai, du sensible et toujours une petite lueur dans le désenchantement - en un mot, je le recommande.
    ... Et comme au bon vieux temps je me contenterai de vous orienter vers les chroniques sagaces de Daniel, Cafe Powell ou, en quelques lignes parfaites, de la librairie du Tramway, à Lyon.

    Allez, accueillons l'aurore, carpons le jour et fonçons vers demain (qui au moins nous éloigne des années 80)

  • Vous avez un Message

    A quoi peut bien servir l'actualité littéraire ? A humer le présent, peut-être, quoique souvent on s'en passe très bien (n'est pas Carrère ou Hellebecq qui veut). Et puis parfois, à défricher le passé. Quelques éditeurs au goût affirmé ressortent de vieux titres oubliés, comme un ami qui vous confierait un secret que jusqu'ici seuls quelques initiés s'échangeaient, ou une pépite trouvée au fond d'un grenier.
    002500942.jpgAinsi cette réédition par le Tripode du "Messager", de Charles S. Wright.

    Sur le bonhomme, j'en savais autant que vous : rien. Mais il y a ce portrait en couverture, comme une promesse, et la grande M. qui me l'avait mis en mains, sûre d'elle.
    Je l'ai ouvert comme on ouvre une porte en passant seulement la tête, et je me suis retrouvé à New-York au début des années 60, dans l'appart' miteux d'un jeune métis, vue sur l'Empire State Building et les putes de la 49e rue. Le frigo était vide à part quelques bières, et dans l'air flottaient une fumée de cigarette et une menace d'expulsion.

    Vous entrerez sans préambule, direct dans l'action.

    Les gosses des gitans eux aussi rôdent dans la rue. La gamine a cinq ans, le garçon six. Ils vendent des fleurs en papier. Un pigeon qui se balade avec une fille donne dix cents au gosse et lui dit de garder la fleur. Il prend le bras de la fille et ils s'en vont en riant, tous fiers d'explorer les bas-fonds. Le gosse au doux visage me regarde et marmotte entre ses dents : « Pauvres cons. » (Page 1. Et bim.)

    Passeront ensuite le copain junkie, la petite-amie-mais-pas-vraiment, la petite voisine aux yeux malins, le couple d'amis blancs, Claudia la transexuelle, etc.
    Charles, le narrateur, est au centre de ce petit monde et en dehors à la fois, observant les gens et la ville de son œil curieux, amusé ou désabusé, toujours bienveillant – acteur oui, mais de la vie des autres, comme son métier de messager. Le tout sans le moindre effet de style pour mieux laisser le lecteur se balader lui-même dans le décor, factuel jusqu'à la moelle.

    Vers la page 30, ayant déjà croisé dix personnages, vous commencerez à vous demander quand l'histoire va décoller. Page 40, comprenant que la ronde n'aura pas de fin, vous hésiterez à le reposer... Mais une seule page de plus et vous vous rendrez compte qu'il est trop tard, que vous êtes déjà dans l'histoire.

    Alors vous rencontrerez des hippies avant l'heure, vous éviterez in extremis le verre de trop, ou pas, vous irez tapiner dans un bar où les blancs sont toujours prêts à payer, vous irez porter un pli à Wall Street. Au milieu de tout ça, vous creuserez votre Charles Wright – son enfance dans le Mississipi, l'armée en Corée, les rêves new-yorkais – pour mieux coller au personnage.

    "Le messager", c'est un peu les Chroniques de San Francisco, sur la côte Est et en noir et blanc. En noir, surtout. En plus profond, aussi. Maupin faisait dans la disco, Wright est dans le blues, le pur.
    Lire ce livre, cinquante ans après qu'il a été écrit, c'est un peu comme ressortir un bon vieux blues – une guitare, un type et une âme –, remasterisé juste ce qu'il faut pour ne rien dénaturer, et qu'on écoutera ad lib jusqu'à le trouver bien plus fort que toutes les imitations et les reprises, alourdies par les arrangements, les overdubs et les afféteries de chanteurs à la mode.
    Tous les livres qu'on aime ne viennent pas du blues, mais quand il est joué comme ça, on en redemande. Ça tombe bien, c'est une trilogie, me dit-on. Et ils sont en train de traduire la suite.

     ---

    Allez, bonus.

    - Vous êtes la première personne de couleur que je connaisse, annonce soudain Peter en tâtonnant pour trouver une cigarette. Je veux dire... à l'exception de ma bonne.
    - Ça ne m'étonne pas, dis-je suavement.
    Je bois un gin tonic ; Peter, de la bière dans un gobelet d'argent ciselé.
    - Vous aimez le tennis ?
    - Non.
    - L'opéra ?
    - Non.
    - Vous vous intéressez à la politique ?
    - Non.
    Peter pose délicatement son gobelet d'argent et sourit :
    - Je parie que vous aimez baiser.
    Oh merde, me dis-je en sentant la dépression habituelle s'installer en moi. Je donnerais n'importe quoi pour rencontrer une fois quelqu'un qui me surprenne. J'ai étudié les gens pendant près de vingt-neuf ans et c'est un supplice que d'être capable de tous les classer d'avance, chacun dans leur fente, comme des sous dans un distributeur de cigarettes.

    ... Oui, des "sous". La traduction de ce premier volet est parfois un peu vieillotte sur le vocabulaire mais ça ne vous gênera pas. Elle est comme le léger crachotement sur l'enregistrement du disque mais seul le rythme compte, et l'ambiance. Gaffe au décalage horaire, avec les livres noirs les nuits peuvent être blanches.

  • Et les blogueuses niquèrent wikio (Du temps où l'on bloguait, 4)

    Février 2009. Dans le salon d'un grand hôtel, des professionnels du marketing 2.0 parlent de marketing prédictif et des nouveaux usages des consommateurs. Parmi eux, un jeune homme à tête de powerpoint et cravate fantaisie travaille pour un grand éditeur. Il représente la relève – ces nouveaux pros issus des grandes écoles qui peu à peu prennent le pouvoir dans les groupes d'édition. Devant ses pairs, le jeune mercateur explique fièrement que désormais, avec le nouveau classement Wikio, il est à l'écoute des attentes des lectrices (les lecteurs comptent peu, ils ne lisent que des polars) et des cibles prioritaires du nouveau marketing digital de la marque. Les autres acquiescent : si même l'édition se met à la page, se disent-ils, le monde est bien entré dans une nouvelle ère.

    blogueuses wikio… Mais revenons à la vraie vie, et à nos blogueuses.

    Ainsi donc, elles n'avaient tapé sur aucun bambou et elles étaient N°1. Dès la première édition du classement wikio, nos blogueuses se retrouvèrent au firmament de la rubrique Littérature.
    Mais au fait, qu'est-ce que ça rapportait, d'être N°1 ?
    Un petit boost à l'ego, sûrement, les premiers temps. Puis arrivèrent les premiers commentaires un peu aigres-doux au milieu des smileys, les "demandes d'ajout" rarement très fines et les mails vengeurs d'internautes aigries qui accusaient nos blogueuses (qui n'avaient rien demandé) de comploter pour conserver leurs places au classement... Autant de rançons à payer d'une gloire dont elles se seraient bien passé, et qui nuisaient considérablement au plaisir d'écrire.

    Quant au plaisir de lire, il était toujours là, mais là aussi, le classement changeait un peu la donne. Parce qu'être N°1, ça rapportait aussi tout plein de services de presse et autres demandes de partenariat de la part des maisons d'édition. Vous me direz, c'était plutôt une bonne nouvelle, des livres gratos, pour elles qui dépensaient chaque mois en romans ce que d'autres claquent en cafés au Flore (4ϵ80 l'expresso, me dit-on). Ça l'était un peu moins quand il s'agissait d'aller chercher à la Poste un colis non sollicité qui contenait le témoignage bouleversant d'une femme à douze doigts ou la biographie-confession d'une semi-célébrité.
    Comme elles sont polies, les blogueuses ont chroniqué ces livres, au début, puis elles en eurent assez des miniatures nombrilistes, des tribulations de jeunes trentenaires et des best-sellers autoproclamés. Et quand elles se plaignaient de la taille sans cesse croissante de leur PAL, c'était avec une petite pointe d'amertume.

    ... C'est que la cœur n'y était plus vraiment. Elles avaient beau s'en moquer, le Marketing avait posé sa main sur leur petit monde et rien ne serait plus comme avant. L'âge d'or était révolu et le Chiffre allait l'emporter sur les lettres - feuilleton connu.

    Au même moment, un peu partout en France, des lecteurs et lectrices montaient à leur tour leur blog littéraire, bien décidés à se brosser l'ego aux statistiques et à profiter de ces avantages que les blogueuses dédaignaient. Ceux-là guettaient leur progression au classement, concouraient très sérieusement au "prix des blogueurs" de Elle, et harcelaient les maisons d'édition (voire les auteurs) pour recevoir des livres (bonjour, votre roman m'intéresse, pouvez-vous me l'envoyer ? Grâce à moi vous serez célèbre car je suis sur la Toile). On vit même fleurir des agrégateurs qui se contentaient de recenser les quatrièmes de couverture des romans, on se demandait bien à quoi bon...

    … Et nos blogueuses finirent elles ussi par se poser la question : à quoi bon ? Elles s'étaient construit une position dominante et n'avaient aucune envie d'en abuser – un économiste ou un fondateur de wikio aurait sans doute jugé cela contre-nature. Ce qu'elles voulaient, c'était lire les livres dont elles avaient envie, s'amuser et partager.
    Alors elles firent ce qu'aucun autre blogueur, à ma connaissance, n'a fait dans aucune autre des catégories de wikio. Un truc tellement simple et à la fois tellement fou, qui m'inspire encore des applaudissements quand j'y repense...
    Qui fut la première ? Je ne sais plus. Mais elles furent plusieurs à écrire à M. Wikio pour demander qu'on les retire du classement. Et dès que l'une d'elles se retrouvait en tête, par abandon des copines, elle écrivait à son tour pour exiger qu'on la laisse tranquille, jusqu'à ce que le classement perde toute signification.

    Les blogueuses avaient niqué Wikio et retrouvé leur liberté.
    Ce n'est sans doute pas un hasard si, dans cette même période, plusieurs d'entre elles s'enhardirent jusqu'à changer de voie professionnelle. Elles devinrent journaliste, bibliothécaire ou libraire... L'une d'elles, si si, devint même Angéla Morelli.

    Mais de cela, nous parlerons la semaine prochaine.
    .

    J'allais oublier. Quelques mois après ce petit déjeuner 2.0, j'appris que le jeune loup de l'édition avait rencontré l'une de ces lectrices au grand cœur. Il lui fit ses avances avec l'aplomb et la délicatesse d'un ex ministre des finances. Inutile de préciser qu'elle sut l'éconduire comme un télémarquetteur indélicat. Les lettres venaient de prendre une belle revanche sur les chiffres. Hop.