Chaque année depuis 2015, le département Statistiques du Prix de la page 111 se livre à une analyse cliniquement statistique des pages 111 de la Rentrée littéraire francophone, en quête de grandes tendances et de détails piquants.
Ce qu’on retiendra de 2020 ? Que jamais les pages 111 n’avaient autant parlé au (et du) présent, qu’on y est (beaucoup) moins malade qu’en 2019… et que la 2e Guerre Mondiale est (enfin) terminée. Voyons ça dans le détail.
1. LA NARRATION EN 2020
- Narrateurs : la 3e personne toujours devant
Ce qui m’étonne le plus chaque année, quand je compile les stats des pages 111, ce n’est pas ce qui change : c’est ce qui ne change pas.
Et donc, comme tous les ans, le "elle" et le "il" l’emportent de peu sur le "je" : 50 % contre 46 % ("tu" et le "nous" restent marginaux).
A noter : pour la 1e fois cette année, j’ai compté cette année 54 protagonistes masculins pour 46 protagonistes féminins (quand la narration n’est pas omnisciente, bien sûr - ce qui n’arrive que dans 15 % des cas) ; à voir si ça évolue l’an prochain.
- Temps de narration : présent à mi-temps
C'est une tendance de fond : la narration au présent progresse inexorablement (51% contre 50% l’an dernier - en 2015, il n'était qu'à 43%).
Le passé simple limite la casse avec 26 % contre 23 % en 2019. Mais en 2015, on le trouvait sur plus d’1/3 des pages. Lente érosion.
A noter le recul du passé composé (enfin) tandis qu’imparfait et plus-que-parfait restent stables à 14 %.
73 % des pages 111 de 2020 se passent (au moins en partie) en France. Vous me direz : pas surprenant. Eh bien, si !
Depuis 2015, on comptait 40 % de pages dont l’action se situait au moins en partie à l’étranger. Une stat étrangement invariante, qui venait démentir de façon flagrante un vieux préjugé sur une littérature un peu trop gauloise. En 2019, on avait atteint un pic avec 42 %. Mais en cette dernière année d’avant-Covid, il faut croire que les auteurs français avaient déjà limité leurs voyages : seules 36 % des pages ont un décor étranger. On ne serait pas surpris que a tendance se poursuive l’an prochain. A suivre.
C’est LE changement de 2020. Alors que bon an mal an, les pages 111 se situent toujours à 60 % dans le présent, cette année, boum : 73 %. On ne compte plus que 26 % de pages tournées vers le passé. Et ça, c'est historique.
Là encore, le suspense est total pour 2021 : les écrivains auront-ils fui dans le passé ou s’attaqueront-ils aux questions d’aujourd’hui (voire de demain) ? RV dans un an.
2. LES THEMES 2020
On ne va pas se le cacher : à lire plus de 200 pages 111 à la suite, on sort toujours un peu déprimé. L’humour y est rare - mais il est là, tout de même, entre les lignes dans les meilleures pages, titillant le lecteur, échappant aux statistiques… Mais globalement, disons-le : ce n’est pas la joie - et ce n’est pas la faute au Covid, puisque tous ou presque avaient été écrits avant...
En bref : on rit peu dans ces pages 111, et on pleure deux fois plus (5 rires en 2020, 9 larmes). On y baise encore moins que les autres années, on s’y embrasse à peine plus (7 baisers, dont 5 sur la joue). Et pour le reste, en vrac ou presque...
- Scoop : la famille recule (enfin) !
Le motif qui revient le plus souvent reste celui de la famille... mais jamais elle n’avait été aussi peu présente : on la retrouve dans 23% des pages 111 ; en 2019 (année record), c'était 45% ! Allez savoir, les auteur.es ont peut-être senti qu’on était allé un peu trop loin.
Autre curiosité : jamais il n’y avait eu aussi peu d’enfants qu’en 2020, ni aussi peu d’école. Nous nous garderons de toute interprétation.
En vedette en 2020 : le travail (13 %), l'amour (11 %), mais aussi la solitude et le mal-être (11%), et le terrorisme, quasi-absent l’an dernier et qu’on retrouve dans 4% des pages. Autres faits saillants : jamais on n’avait vu autant de personnages en plein changement de vie (7%)… et jamais on ne nous avait autant détaillé la façon dont ils étaient habillés (13 %). Sans qu’il y ait de lien entre les deux, notez.
- Les thèmes qui montent mais trèèèès lentement :
La littérature, reflet de son époque ? Il y a encore du boulot, et sacrément. Deux exemples :
- Les auteur.es se mettent enfin au web et aux smartphones, mais ça reste timide (5%). Dans les romans de 2020, on trouve encore plus de télévisions que d’ordinateurs. Et on n’envoie de mail ou de sms que dans 2 pages sur plus de 200...
- D’année en année, la nature est plus présente : en 2020, on la retrouve dans près d’une page sur 10… Mais comme l’an dernier, la transition écologique et les enjeux environnementaux sont totalement absents des pages 111. On trouve des véhicules à moteur dans 11 % des pages, pour seulement 2 % de transports en commun. Il y a encore du boulot.
- Les thèmes qui ne bougent pas
Comme toujours (mais vraiment, toujours), la littérature et/ou l’écriture reviennent dans 1 page sur 10...
... tout comme la guerre (10 %).
MAIS ! Cette année, miracle : la 2e Guerre mondiale semble enfin terminée. Alors qu’invariablement depuis 2015, elle figurait dans 4 à 5% des pages, elle est quasiment absente en 2020. Certes, on trouve toujours une petite mention de nazis dans un coin, ou une comparaison à la Shoah, mais comme thème principal : 0. Basculement historique.
- Ironie de l’histoire : jamais les personnages des pages 111 n’avaient été en aussi bonne santé physique que cette année : on ne compte plus que 5 % de malades, contre plus de 10 % l’an dernier. La mort elle-même ne rôde que dans 10 % des pages, contre près de 15 % en 2019.
- Depuis 3 ans, la question des migrations passionnait nos écrivains. On ne la retrouve plus que dans 3 % des pages. La religion aussi intéresse moins (2,5 %). Et le sport plus du tout (1,5 % contre 5 % en 2019). Mais le thème qui s’effondre le plus, c’est celui du voyage (1%). Dire que ces livres avaient été écrits avant le Covid !
BREF !
Je pourrais continuer longtemps encore, dire qu’on se drogue moins en 2020 (1,5%) mais qu’on boit plus (10 %). Qu’on trouve un peu moins d’animaux (7%) et autant d’argent (5%), qu’on y voit trois barbes, deux moustaches et une calvitie, quatre gilets jaunes, trois François et deux chevreuils…
... Mais les chiffres peuvent-ils vraiment témoigner d’une production littéraire ? De cette année, on peut aussi retenir qu’il y a eu des gens qui se transforment en animaux, un vol de pantoufles au Luxembourg, un incendie dans une boîte de nuit, des tailleurs d’épées sur une île déserte, un enfant enfermé dans la niche d’un chien, un piège à lapins dans une forêt, un gagnant du loto qui échappe à la police, un braquage, des schizophrènes inquiétants et des cartons de bites qu’on met en rayon, des fleurs qui changent de nom, de la douceur infinie, un céleri moisi et une voix de colorature.
On peut dire qu’elles parlent de tout ces pages 111. Ou de rien, c’est selon. Si vous voulez mon avis tout à fait subjectif : c’est un peu des deux.
A l’année prochaine.