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Mon rêve même pas secret, c'est d'un jour parler à une éditrice (ou un éditeur, hein) de la Biélorussie, de la Macédoine ou du Turkménistan et qu'elle/il me dise : « Ah mais oui, va donc voir comment on vit là-bas et fais-nous un livre ! »
Bien sûr, je serais dépendant de ce que je trouverais sur place. Pendant longtemps, cette pensée m'a bloqué. Mais maintenant je sais que ce n'est rien. Ce qui compte n'est pas de trouver, c'est de chercher.
Prenez Julien Blanc-Gras. Il part au Qatar pour y trouver "l'homme de la rue" au-delà des clichés. Problème : l'homme de la rue est rarement qatari à Doha, le Qatari moyen n'existe pas vraiment, et il est fuyant... Comment dès lors faire un roman de 200 pages – et un bon roman, si possible ?
Voilà une douzaine de pages que je suis au Qatar et je n'ai toujours pas adressé la parole à un Qatari. Ah si, peut-être au douanier de l'aéroport. Quoique, à la réflexion, non, nous ne nous sommes pas parlé.
Eh bien oui, c'est possible. Il faut le talent insolent de l'auteur pour parler avec légèreté de sujets qui le sont moins, son regard pour trouver le sel dans une conversation peu épicée avec trois types au coin d'une rue, son inconscience pour s'aventurer dans un raid en 4x4 avec des inconnus, sa sympathie opiniâtre pour finalement trouver... je ne dévoilerai rien, mais on finit toujours par trouver quelque chose.
Un jour, mon rêve même pas secret se réalisera, je le sais. En attendant, les jours de septembre froid, pour me réchauffer, je lis Julien Blanc-Gras. Et vous ?
Arrivé à l’apogée de son amour avec Marie, le narrateur décide de se faire passer pour mort afin que leur amour reste éternellement pur. Evidemment, quelques chapitres plus loin, il rencontre quelqu’un d’autre… Il y a plein de choses dans ce roman : un cimetière, des bars, une agence immobilière, de l’amour, encore de l’amour, de l’humour, des sdf, un brin de fantastique, et surtout, surtout : de la fantaisie. L’Amour est une maladie ordinaire, c’est un peu comme les bons Woody Allen : quelques ingrédients qui s’emboîtent à la perfection, un zeste de surprise pour relancer le rythme quand il le faut, et le plaisir d’une intelligence avec le sourire en coin. Osez le slip, et portez-vous bien.
François Szabowski, L'Amour est une maladie ordinaire, Le Tripode
C'est une arrière-grand-tante dans une famille qui tait ses secrets. Une femme peintre née en 1879, épouse d'un as de la Grande guerre, amie de Nungesser, morte sans descendance à Ravensbrück sans que personne ne sache vraiment pourquoi elle a été déportée. De cette arrière-grand tante, Marie Charrel ne connaît que quelques tableaux – les mignons petits chats avec lesquels elle s'est fait une petite réputation au début du XXe siècle, puis des portraits de femmes algériennes, plus sombres et lumineux à la fois – et les silences des neveux. Alors elle part en quête de ce qui pourrait rester de cette fameuse "Yo Laur", entre les lacunes des archives et l'Alzheimer des derniers témoins nonagénaires.
Partant de là, le roman est double. Une enquête d'abord, entre les lacunes des Archives et l'Alzheimer des derniers témoins nonagénaires. L'auteure voyage dans le passé, à Alger, à Ravensbrück, elle découvre des trésors oubliés dans des coffres oubliés de maisons familiales où se cachent aussi de vieux fantômes, et on suit ça avec elle comme un jeu de piste. Une fiction, aussi. Entre deux recherches, l'auteure insère comme des extraits d'une autobiographie imaginaire, tout en ellipses et en sensibilité pour tenter d'approcher le plus fidèlement possible ce qu'aura été la vie de Yo Laur, des lolcats Belle-Epoque aux dessins de charbon qu'on fait sortir clandestinement du camp de concentration. ... Et tout ça, sans jamais tomber dans le piège classique qui consisterait à faire à tout prix de son sujet une héroïne, ou un talent fabuleux à côté duquel le monde serait passé, bla bla bla. Et c'est encore plus fort comme ça.
Yo Laur n'est pas une grande peintre. Sa technique frôle la perfection mais elle n'appartient pas à l'avant-garde. Ses tableaux n'ont pas la force de Delacroix ou de Fromentin. Ils ne délivrent pas de message. Ils offrent un regard sur le monde. Ils ne bouleversent pas l'ordre établi : ils témoignent. Yo Laur n'est pas une grande peintre. C'est une femme libre. Une audacieuse (...).
Avec ce livre entre les mains, j'avais l'impression étrange de tenir un objet fragile au milieu d'une rentrée littéraire de bulldozers. Le roman d'une tenante de la ligne claire dans une époque qui, quoi qu'elle en dise, préfère l'esbroufe. Un roman qui ne se paie pas de mots, qui creuse son sillon en cherchant la vérité et non l'effet, qui va en profondeur sans le souligner, un roman parfaitement construit sans jamais dire "Regardez comme je suis complexe", un livre à multiples niveaux où réel et fiction se répondent sans s'alourdir de ce métatexte qui fait saliver les critiques.
On prend tellement pour léger ce qui se lit facilement. C'est pourtant ça, le talent de l'élégance : donner une forme simple à ce qui est profond, parvenir à contenir son sujet alors qu'on sent qu'il déborde, ménager les silences et laisser la place au lecteur.
Je suis ici pour vaincre la nuit est un objet fragile, disais-je, au milieu d'une Rentrée de bulldozers. Je genre de livre qui donne envie de se battre comme on protège un plus petit que soi (alors qu'il n'a de petit que l'apparence), un roman qui mérite qu'on le prenne par la main – je vous promets qu'il le rend bien.
Message personnel C'est aussi ça les livres qui comptent : ceux qui vous renvoient à vous-même sans le faire exprès. Tout au long de ma lecture, une petite voix ferme et bienveillante ne cessait de me dire qu'il serait peut-être temps d'arrêter de peindre des petits chats pour courir le monde et trouver mon sujet comme Marie Charrel, à l'évidence, vient de le trouver. Il est sans doute là, quelque part, en tout cas pas sur un écran d'ordinateur. Restera ensuite à trouver la bonne distance, et un peu de courage. On n'en est peut-être pas si loin.
(avec du Jaenada et du Bollaert dedans, c'est un peu long mais quand même, elle s'annonce chouette, cette Rentrée)
Je ne saurais dire depuis quand je me suis mis à lire des romans avec un œil d'artisan. Toujours est-il que c'est devenu comme un réflexe : quand l’œil gauche ne demande qu'à plonger dans l'histoire, le droit ne peut s'empêcher de décortiquer, de repérer les procédés, de se demander « mais comment fait-il/elle ? » Ça peut être gênant, quand les ficelles se voient trop. Il y a quelques années, après avoir abandonné plusieurs livres sans les finir, j'ai eu peur que ma capacité d'émerveillement se soit émoussée à force d'écrire moi-même.
… Et puis non, en fait. Parce qu'il est encore, et toujours des auteurs qui me bluffent.
En cette Rentrée, par exemple, prenez La Serpe, de Phlipppe Jaenada. J'avale cul-sec les 300 premières pages, je me laisse prendre comme toujours, j'ai l'impression qu'il est allé au bout de son histoire mais il lui reste 350 pages, et là, mystère : comment va-t-il faire ? Et là, boum, en quelques paragraphes le vieux chameau retourne son livre façon judoka, et c'est reparti. Je n'en dis pas plus, d'autres vous en feront des éloges admirables et ils auront raison – et mon petit doigt me dit que quand l'hiver sera venu, le roman pourrait se retrouver sous bien des sapins – ça tombe bien, il tient chaud.
… Et puis Sorj Chalandon, donc. Lui non plus n'est pas un écrivain bluffeur. Grand reporter, vieux compagnon de Libération, c'est un écrivain les deux pieds sur terre, que la vie intéresse plus que les phrases.
Je l'avais suivi en Irlande avec Mon traître, au Liban avec Le quatrième mur, nous voici dans le Ch'nord, à Liévin, en décembre 1974. La dernière grande catastrophe minière en France – 42 morts.
La quatrième de couverture est romanesque en diable :
« Venge-nous de la mine », avait écrit mon père. Ses derniers mots. Et je lui ai promis, poings levés au ciel (…) J'allais venger mon frère, mort en ouvrier. Venger mon père, parti en paysan. Venger ma mère, esseulée à jamais. J'allais punir les Houillères, et tous ces salauds qui n'avaient jamais payé pour leurs crimes. »
It's throwing some, comme on ne dit pas au Pays-de-Galles !
Et pourtant. Pendant 150 pages, j'ai vraiment cru qu'il s'agissait d'un récit, que Sorj Chalandon était vraiment né à Vaast-les-Mines, que son frère aîné était réellement devenu mineur et que la mine l'avait tué. Je n'ai pas souvenir d'avoir lu un texte à la première personne qui sonne autant comme un récit – les détails, la mémoire fractionnée, la voix intérieure... Et puis ce ton. Factuel sans jamais rien en rajouter, aux antipodes du "je" compassionnel que je ne supporte plus, où le pathos qui dégouline au coin des phrases est toujours celui de l'auteur et non celui du personnage.
Il faut avoir beaucoup vécu, beaucoup observé et beaucoup écouté, pour oser un « je » qui soit aussi vrai, pour que l'accent du Nord perce dans les dialogues avec un minimum d'artifice. Less is more, less is surtout tellement mieux. Passé ces 150 pages, le romanesque reprend le dessus, la surprise fonctionne et on y est encore, non pas dans la mine mais autour, dans les corons, au café où les anciens mineurs trinquent et crachent leur silicose, avec cette relation ambiguë à la mine, au patron, au boulot, au charbon.
Je n'en dis pas plus parce que less is enough – j'oserai juste en bonus, pour tenter de vous donner une idée de la force du roman, cette vidéo. Le narrateur du livre n'approuverait peut-être pas, lui qui constate, quarante ans après, que la mine n'est plus qu'un vieux souvenir du côté de Liévin. L'auteur, je ne sais pas. J'en doute un peu. Mais tout de même.
Nous sommes au stade Bollaert, à Lens. Dans le public, ils sont tous anciens mineurs, fils ou petits-fils de, ou cousins de. Les puits sont comblés mais la mine ne laisse personne indifférent. Et les voilà qui depuis quelques années, à 20 ou 30 000 voix, reprennent le refrain des Corons avant la reprise de chaque match – sans (trop) crier, par respect. Il n'y a rien d'aussi fort qu'une foule qui chante avec retenue, hormis quelques films, et quelques rares romans.
C'est un grand livre de 198 pages, dont l'histoire tient dans le titre.
Un livre à hauteur de peuple, qui raconte un immense coup de chaud collectif en donnant vie à des archives froides – rapports de police, registres ou carnets d'anonymes. C'est un talent en soi, que de savoir faire parler ces documents, comme Carrère l'avait fait avec les Actes des Apôtres (Le Royaume), Philippe Jaenada avec les archives de Pauline Dubuisson (La petite femelle) ou encore Sylvain Pattieu avec un obscur meurtre des années 20 à Marseille (Le bonheur triste rengaine).
C'est un talent, mais il n'est rien, ou presque, sans ma vision, et l'intelligence des situations. Parce Vuillard ne se borne pas à l'anecdote. Ce qui l'intéresse, ce ne sont pas "les petites histoires qui se mêlent à la grande Histoire" (ça, c'est le principe des romans historiques qu'on écrit à la chaîne), ce sont les mécanismes qui font que les histoires individuelles convergent en une Histoire collective – ce mécanisme universel qui fait que parfois les hommes se dépassent et se surprennent eux-mêmes, sans conscience qu'ils sont en train de "faire l'Histoire".
A l'opposé de la fresque, Eric Vuillard écrit comme on compose un tableau. On a tous en tête – vraie ou fantasmée - une image de la Bastille de 1789. Lui isole quelques scènes, s'arrête sur un détail (ici un gars qui a trouvé un canon, là la foule qui s'affole face aux coups de fusil venus des remparts, là encore le fiasco d'une négociation menée par des bourgeois de l'Hôtel de ville), il zoome et dézoome à l'envi, et après 200 pages, miracle, on a soudain en tête le tableau d'ensemble. Pas seulement celui de la prise de la Bastille, mais le portrait de toutes les révolutions, quand le peuple se surprend lui-même, un portrait dont l'écho reste longtemps après la lecture. Et c'est là qu'Eric Vuillard est grand.
La 4e de couverture promet la découverte d'un "jardin méconnu" du côté de Nogent, entre la Porte Dorée et le Bois de Vincennes – une ancienne vitrine du sémillant Empire colonial français, aujourd'hui en ruines. On nous annonce les aventures du fondateur de ce jardin – le mystérieux Jean Thadée Dybowski, aventurier et technocrate.
Mais bien sûr, ce livre est bien plus que tout ça. C'est surtout la plus limpide des réflexions sur notre époque de guerre qui ne dit pas son nom – ou qui le dit trop sans qu'on y croie vraiment, au choix.
On a tous eu l'envie, après 2015, d'écrire "quelque chose" sur ce qui venait de se passer, et sur ce qu'on voyait venir. On en a tous eu envie, certains l'ont fait et pas toujours avec bonheur. Bizarrement, les deux livres les plus convaincants que j'ai lus sur le sujet ont été écrits à deux : Prendre dates, d'abord, de Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet (petit livre limpide sur le « nous » avant, pendant et après les événements) ; et ce Jardin des colonies, donc.
Le temps d'une déambulation dans le temps et les allées du jardin, le livre organise un ballet entre le passé et le présent (les colonies d'hier et la France d'aujourd'hui, en passant au large des raccourcis hâtifs), la mémoire et l'oubli, la peur et les illusions, la tolérance et ses abus (magnifiques pages sur le "respect" érigé comme valeur jusqu'à justifier la pire bêtise), et nos vérités qui se côtoient sans se parler.
Sur la forme, c'est un petit miracle : le livre écrit à quatre mains parlent d'une seule voix, les 200 pages aérées par le jardin et les détours par le roman d'aventure. Sur le fond, le livre ne cesse de poser des questions sans forcément donner les réponses – deux auteurs ouverts au dialogue avec le lecteur tout en restant fermes sur leurs valeurs fondamentales.
J'aurais aimé écrire ce Jardin des colonies, je crois. Je suis heureux qu'il ait été écrit par ces deux auteurs-là : Thomas B. Reverdy, assurément l'un des romanciers contemporains les plus intéressants. et Sylvain Venayre, historien des "Origines de la France" qui s'amusait déjà, au temps de ce fameux et minable débat sur l'Identité nationale, à déconstruire l'exploitation qu'on pouvait faire de l'Histoire. Un romancier et un historien. Comme Boucheron et Riboulet, tiens.
Si tu es historien et si tu veux écrire à quatre mains, fais-moi signe.
En attendant, je file voir ce Jardin – c'est à ça que ça sert, les bons livres, à sortir de chez soi. Salut.
C'est un court roman, le premier de son auteur, que les éditions Intervalles republient hardiment (le mot n'est pas usurpé) en format poche. Un roman qui ne se laisse pas définir et dont la 4e de couverture s'achève sur cette phrase énigmatique :
"Des livres à succès, il y en a beaucoup, mais les livres heureux sont moins nombreux"
Le moins qu'on puisse dire, c'est que Guéorgui Gospodinov ne s'embarrasse pas des recettes du livre à succès. Confusion savante des narrateurs, récit joyeusement non-linéaire entrecoupé d'une "Histoire naturelle des WC" ou d'une "Liste des plaisirs durant les années 70" : de ce côté-là, il s'est mis à l'abri.
Un roman naturel commence par la fin d'une histoire d'amour et multiplie les débuts d'histoires possibles. On y croise un fauteuil à bascule, des cendriers pleins, Dieu et Salinger, des souvenirs d'enfance, des chats, des roses, des mouches, on y écrit des nouvelles, on y boit entre amis et on débat furieusement de questions brûlantes et souvent occultées, comme la place des toilettes au cinéma, dans un couple et dans une société totalitaire.
Je vais te dire une chose : tu ne peux piger si un film est bon que si la caméra entre dans les chiottes. Tiens, prends Pulp Fiction... (…) - A Berlin, dans des chiottes, c'était écrit : « Bouffez de la merde. Il n'est pas possible que des millions de mouches se trompent. » En allemand, naturellement. - Est-ce que quelqu'un veut encore de la sauce ?
Par un pur hasard de calendrier, j'étais en train de lire Un roman naturel quand je suis allé voir Glory, comédie sociale bulgare plutôt réussie où un cantonnier bègue à la limite de la clochardisation se confronte à la machine bureaucratique d'un ministère corrompu. Dans Glory, la caméra entre dans les chiottes, on n'hésite pas à montrer les personnages sans pantalon, et la société sans fard.
C'est ça aussi, le plaisir de lire Gospodinov. C'est la vie comme elle est, dans le désordre, où l'on cherche à trouver un sens à tout le bordel et où la joie est dans la recherche et non dans le sens lui-même – un roman qui part dans tous les sens sans oublier le toucher et l'odorat. Un roman heureux, quoi.
Guéorgui Gospodinov, Un roman naturel, éd. Intervalles (9,90€)
Un bon petit livre vous accroche souvent dès le départ avant de s'étioler – un peu comme un vin de soif : attaque franche mais sans longueur en bouche. Un grand livre s'ouvre plus lentement au lecteur. L'attaque est plus lente, l'auteur pose les bases avant que les ingrédients se mélangent et que la mécanique s'enclenche. On m'avait prévenu que le roman ne commençait pas pied au plancher. C'est vrai. Mais après moins de 30 pages, bim ! j'étais dedans sans m'en apercevoir.
"Elle n'avait pas besoin que ses parents soient fiers d'elle, du moment que Randy l'était, et en sa présence, elle sentait qu'elle faisait partie d'un univers adulte et sophistiqué. L'amour qu'il éprouvait pour elle lui donnait l'impression de porter des lunettes de soleil, même quand elle n'en portait pas." J. Ryan Stradal, Les cuisines du grand Midwest, éd. Rue Fromentin, 2017
Les cuisines du grand Midwest, c'est l'histoire d'Eva Thorvald, une surdouée de la cuisine aux apparitions aussi rares que sublimes. Une histoire racontée non à travers ses yeux (qu'elle a vairons), mais par le regard de neuf personnages qui l'ont connue, de son enfance compliquée jusqu'à la gloire (qu'elle a modeste) : un éphémère petit copain, une amie jalouse, une pâtissière plutôt salée, un chasseur ne sachant pas chasser... Neuf chapitres comme autant de nouvelles qui finissent par converger sans qu'on l'ait vu venir, avec un art consommé de l'ellipse et du non-dit.
Les grands-romans-américains (TM) sont souvent roboratifs, riches en goût mais aussi en graisse, pénibles à force de vouloir trop en dire. Les cuisines du grand Midwest donne plutôt dans la finesse, intelligent dans ce qu'il dit, puissant dans ce qu'il ne dit pas, en variant les saveurs jusqu'à ce final où les épices explosent. Je n'ai pas pleuré mais c'est parce que je suis très fort. Avant ça, j'avais pris des notes mentales sur la fluidité de la narration, l'art délicat de donner voix à des losers sans jamais juger, et la préparation du lieu jaune (entre autres). Et je compte bien m'en servir bientôt.
Bon appétit
[Minute pro : les Editions Rue Fromentin ont décidé de ne plus publier que quelques livres par an. Et ça leur réussit. Un jour, comme Eva Thorvald, on finira par leur demander les secrets de leur approvisionnement, parce que sans que les romans se ressemblent, il y a clairement une ligne qui se dessine. Rendez-vous au prochain.]
Pendant très longtemps, j'ai cru que la guerre était réservée aux livres d'Histoire ou aux pays lointains. L'embrasement de la Yougoslavie, bizarrement, n'avait rien changé à cette croyance. Le "lointain" était un peu moins loin, voilà tout - mais nous, nous avec notre belle démocratie et notre drapeau européen, nous étions à l'abri. Sottise ! J'ai cessé de nous croire à l'abri depuis quelques années déjà. Maintenant je crois - je sais que oui, elle peut arriver, et je suis comme nous tous : je vois les germes se développer, je désespère de savoir qu'il suffit de la penser pour déjà un peu l'appeler, je cherche ce qui pourrait l'empêcher, et au final je ne fais pas grand chose.
... J'écris, c'est vrai, mais ça n'a rien à voir. Parce que je n'ai jamais cru que les livres puissent prévenir les guerres. Ils nous enseignent qu'elle vient toujours plus vite qu'on ne le pense. Ils nous préparent aussi, un peu, à comprendre à l'avance les réactions des uns et les autres si la guerre arrive : ceux qui combattent et ceux qui se planquent, ceux qui fuient sans jamais avoir le choix, ceux qui s'enfoncent, ceux qui se révèlent (pour le meilleur ou pour le pire), les repères qui se brouillent puis qui ne sont que trop clairs, la bêtise, l'absurde, les lâchetés, les amitiés.
Il y tout ça, dans le Mostarghia de Maya Ombasic. Le livre raconte l'éclatement de la guerre de Yougoslavie pendant l'enfance de l'auteur à Mostar, les adultes qu'on ne comprend pas ou qu'on comprend trop bien, les cachettes chez les uns et les autres, en Croatie ou en Bosnie, puis l'exil : la Suisse, le Canada, la survie, les mains tendues et les autres, l'impossible retour, le désespoir du père et la fille qui tente de tracer son chemin. Maya Ombasic est aujourd'hui prof de philo à Montréal. Son écriture est sensible, précise, concrète, elle ne s’appesantit sur rien pour rendre au lecteur le voyage léger, sans rien taire de la misère parfois lumineuse de l'exil.
En le lisant, j'ai pensé à ces quelques adultes afghans, tchétchènes ou autres (ne précisez pas) qui sont passés par mon cours de français et dont je voyais bien que jamais, comme les oncles de Maya, ils ne réussiraient à apprendre la langue de leur pays d'accueil. Puis un jour arrivaient leurs gamins, sortant de l'école – de vrais petits français, et soudain on y croit un peu plus, à la paix, quand même. Cette paix que Maya Ombasic finit par faire avec elle-même à la fin de ce récit qui se lit comme un roman, parce qu'il contient un peu toutes les guerres et toutes les fuites du monde. Et non, tiens, je ne chercherai pas de chute à cette note parce que ce mouvement est sans fin. J'y penserai dimanche, tiens.