… et alors il me dit, mais je l’avais déjà entendu, que décidément le monde était mal fait. Qu’en France vraiment. Alors qu’en Angleterre, sûrement. Bref, disait-il confortablement installé dans le moelleux d’un lieu commun, ça ne te révolte pas que les médias parlent toujours des mêmes au lieu de mettre en avant les jeunes auteurs ?
Ben non, pas vraiment, j’ai répondu, alors il a sursauté, des points d’interrogation plein le visage en finissant sa soupe.
- Enfin merde, tu enlèves une page spéciale copinage dans les journaux, et tu libères de la place pour trois livres comme le tien ! J’ai déjà lu trois articles sur le futur PPDA…
Je voyais bien qu’il me soupçonnait de manque d’ambition, alors j’ai voulu en rajouter, par plaisir. Déjà nos sushis arrivaient.
- PPDA ne me piquera aucune ligne dans un journal, j’ai répondu.
- Ah, et pourquoi ?
- Je sais pas. Une intuition.
- Ben, précise, alors.
Comme il n’allait pas lâcher, il a bien fallu que j’improvise une théorie jetable. Et plus j’improvisais, plus je sentais que je ne racontais pas que des conneries.
D’ailleurs, après dix jours de (légère) mise à l’épreuve, la théorie tient toujours. Alors, comme pour le crédit-pages, je vous la livre brute, libre à chacun de confirmer infirmer compléter…
Etc.
Donc, j’énonce :
- Les auteurs de romans (a fortiori les 727 auteurs (oui oui) de la RentréelittéraireTM) peuvent être classés en cinq divisions bien distinctes selon leur niveau de notoriété, les moyens de leur éditeur et (un peu) l’écho littéraire de leurs productions.
- Waouh, démente ta théorie !
- Calmons-nous. La théorie, c’est que chacune de ces cinq divisions dispose d’une "part médias" quasi fixe, de saison en saison. Donc, si un journal (ou une radio…) décide de ne pas parler de l’Amélie Nothomb nouveau, ce ne sera pas pour mieux parler de Bertrand Guillot, mais pour faire plus de place à, mettons, Yasmina Reza.
- …
- De sorte que je ne me retrouve pas en concurrence frontale avec PPDA (j’entends d’ici son ouf de soulagement). Que tout article qui évoquera(it) Hors jeu en septembre ne piquera de place à aucun gros, mais forcément à un illustre méconnu de 3e division (salut à toi, brother, et désolé)
Alors comme il ne me restait plus qu’un sashimi et que derrière nous la serveuse piaffait en souriant, il m’a demandé de détailler ces fameuses divisions.
Et donc, en impro et en résumé, nous aurions…
En Division 1
- Ceux qu’on qualifie de "best sellers" avant même leur sortie : LévyMusso, Gallo… (notez que ceux-là n’ont que peu de place dans les journaux – ou alors, des espaces dûment payés par leur éditeur, quand ce ne sont pas des affiches dans toutes les gares)
- Les incontournables, attendus à chaque livre : d’Ormesson, Modiano, Le Clezio (je brasse, exprès)… et ceux qui jouent la Ligue des Champions : Houellebecq, Beigbeder (allez dans une librairie à l’étranger, vous les trouverez toujours, à côté de Lévy. Pour d’autres, chercher longtemps).
A noter qu’on peut accéder à la D1 sur le tard (J-P. Dubois après Une vie française, par exemple), ou commencer en D1 et redescendre en D2 (Marie Darrieussecq après Truismes). Ça reste un sport, quand même.
En Division 2…
Tous les auteurs un peu reconnus sans avoir atteint le stade de la notoriété. Ils ont déjà leurs supporters parmi les critiques littéraires, ceux qui n’aiment pas (par goût ou par principe), mais quoi qu’il en soit on les attend peu au tournant - allez, au hasard, parmi ceux dont on entendra parler bientôt : Adam, Volodine, Tardieu, Chevillard, Ravalec, Salvayre... Quelques papiers assurés, donc, en attendant la montée en D1 – question de chance, peut-être. D’ambition aussi, sûrement.
Et parce qu’il faut assurer le renouvellement, débuteront en D2 les jeunes auteurs « poussés » par les grandes maisons. Ce jeune auteur Gallimard que Technikart a décidé de « suivre tout au long de la rentrée littéraire », par exemple – et dont le nom, étonnamment, se retrouve déjà ailleurs, cité par des gens qui ne l’ont pas lu mais font sagement ce qu’on leur demande à demi-mot – faire passer le buzz.
En Division 3
Les places commencent à être chères : les agendas audiovisuels sont bouclés (sauf pur les émissions de nuit ?), les colonnes des journaux sont déjà presque pleines, mais les chefs de rubrique Livres tiennent toujours à mettre en avant quelques outsiders – ou des livres que leurs journalistes auraient vraiment aimés, par exemple.
C’est dans ces interstices que peuvent se glisser, pêle-mêle, les petits auteurs des grandes maisons et les livres défendus par les « petits » éditeurs les plus dynamiques (allez, au hasard, Le Dilettante).
Des livres qui feront un peu parler d’eux à leur sortie, selon le talent de l’éditeur et/ou de l’attaché(e) de presse, mais des livres surtout à qui l’on demandera de se défendre tout seuls, par le bouche-à-oreilles. « Allez-y, on vous regarde », disent les journalistes littéraires en regardant ailleurs. Mais qu’un début de succès vienne à poindre, et l’embrayage se fait vite, parfois direct en D1 – voir Muriel Barbery (L’élégance du hérisson).
En Division 4
Encore beaucoup de productions nationales, avec des caractéristiques semblables à la D3… mais sans moyens. Les tout petits éditeurs, par exemple, qui sauf louables exceptions sont a priori ignorés des médias. Mais aussi quelques livres laissés en rade par leur éditeur – ils ont travaillé le texte en amont avec l’auteur, ils ont fixé un tirage prudent ou imprudent et puis hop ! une fois le livre sorti ils l’abandonnent – parce que l’attachée de presse est débordée, parce que d’autres manuscrits arrivent, parce que… Il y en a plein, de raisons pour qu’un livre soit ignoré. Mais parfois un éclair, et l’outsider passe entre quelques mains qui se font bouche, des oreilles entendent et se font yeux, et le cercle s’emballe… (et un mars, un)
Division 5
Comme au foot, n’oublions pas les divisions régionales. Contrairement au foot, il est très rare qu’un petit club crée la surprise et batte une grosse écurie professionnelle. Mais ça arrive. Et puis, je connais un peu, les livres régionaux ; je peux vous dire qu’il est des fanfarons parisiens de D3 qui aimeraient bien atteindre ce niveau de ventes.
... (petit blanc de digestion)
- Super. Limite grandiose. Et ça sert à quoi ?
(terrible, d’avoir des amis utilitaristes. Mais ça peut servir.)
- A rien, comme toutes les théories. Ou plutôt si, tiens : à mettre des mots inoffensifs sur des angoisses naissantes.
- Ah bon, t’angoisses pour la sortie de ton bouquin, toi ? J’ai pas l’impr…
- Ben non, vu qu’à la place j’invente des théories. C’est meilleur que la soupe aux vermicelles, et ça évite de se faire des trous à l’estomac.
- Pas con.
Sur ce la serveuse est reparue pour servir le thé. Il m’a demandé comment je faisais pour valider mes théories. J’ai répondu que je les laissais quelques semaines à l’air libre, histoire que des gens s’en emparent ou les démontent. Il a acquiescé – mais faudrait demander à des spécialistes, il a ajouté. Des experts indépendants. Des mousquetaires de la critique libérée, par exemple, aux avis éclairés parce que dans l'ombre.
Et puis on a demandé du saké, parce que le truc, avec les théories, c’est que ça donne soif.
A la vôtre.