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Second Flore - Page 11

  • Voici le nom : Wieringa

    9782330039028.jpgC'est l'histoire d'un livre, et d'une amie attachée de presse en pleine RentréeLittéraire™. Une attachée de presse qui lit, beaucoup, et qui lit bien. Nous nous sommes vus voici quelques jours, nous avons parlé de tout, de rien, de ce Prix de la page 111 dont, honte à moi, je ne vous ai pas encore parlé… puis elle m'a présenté un livre. Son coup de cœur de ces derniers mois, me disait-elle. Voici les noms, d'un certain Tommy Wieringa.
    M. me connaît, elle ne m'a presque rien dit sur le livre. Elle m'a seulement promis que l'auteur était un grand.
    J'ai pris le livre. Dans le métro, en rentrant, je l'ai ouvert. Alors j'ai pris toute la mesure du défi. Non pas celui qui m'attendait, moi petit lecteur, mais le défi de l'attachée de presse...

    Figure-toi un critique dont la journée ne compte que 24 heures, dont le bureau est totalement saturé de piles de livres, et qui doit déjà lire les romans des auteurs 'incontournables', de ceux qu'il aime sincèrement, des amis de son rédac'chef...
    Figure-toi un peu ce tableau, donc, et maintenant mets-toi dans la peau de la grande M. dont la mission est de donner envie de lire un roman hollandais de 400 pages sur l'errance d'un groupe de migrants quelque part dans le Caucase, avec en contrepoint le quotidien désabusé du commissaire d'une ville frontière, perdue dans la steppe d'un Trukistan imaginaire.
    Le tout avec un seul argument : c'est un grand auteur, et son écriture est vraiment belle.
    Gageure !! L'édition est un monde de marchands, je ne l'oublie pas, mais il faut quand même une certaine dose d'idéalisme pour publier ces livres-là...

    Bref ! J'ai ouvert le livre. Je m'y suis plongé. Et Il n'a pas fallu plus d'un chapitre pour que je comprenne qu'en effet l'écriture était celle d'un grand.

    J'ai repensé au mot de L. de Vinci : "La simplicité est la sophistication suprême". L'écriture de Wieringa (bravo à son traducteur, au passage) est simple, précise, moins sèche que la steppe aride où les migrants tombent les uns après les autres, mais jamais ampoulée. C'est que la force d'un livre est d'abord dans l'oeil de l'auteur avant de se retrouver dans sa plume. Son oeil, sa sagesse, son intelligence, sa profondeur. Qu'on ne compte donc pas sur Wieringa pour faire de ses migrants des héros : ils ont faim, ils sont veules, ils volent ce qu'ils peuvent et restent ensemble parce que les dangers du groupe sont quand même moins grands que les dangers du monde extérieur.

    ... Et pour une fois, je vais me taire et laisser l'auteur se défendre tout seul.
    C'est une scène parmi cent autres dans le groupe de migrants. Ou plutôt, juste en dehors du groupe : il y a là un Africain, qui fait peur à cause de sa couleur, et un grand échalas au bord de l'épuisement et que personne n'attend, parce qu'il faisait chier tout le monde.

    "Silencieux, orphelin, l'Ethopien apercevait les autres, encore loin, petits et nettement circonscrits, telles des pattes de mouche sur une feuille de papier. Ils avançaient à travers la steppe. L'échalas suivit des yeux la direction pointée par l'index du Noir, mais ne vit rien. La soif écumait dans sa bouche. Il fit signe qu'il avait besoin de repos et se laissa choir sur le sol, sa main glissant sur son bâton. L'épuisement avait fait de lui un vieil homme. Il tenait ses yeux clos. S'enfoncer dans l'obscurité, derrière ses paupières ; se laisser aller, dans la béatitude, hors du monde.
    Un bruit sec ; il sursauta. L'homme noir était assis, incliné en avant, une pierre à la main. Il avait écrasé un lézard. Il s'avança sur les genoux vers l'échalas et tendit le bras. L'échalas lui donna son couteau.
    (...)

    Deux pages plus loin, l'Ethiopien a rendu son couteau à l'échalas. Il l'a fait boire. Il lui a sauvé la vie. Et l'autre lui en veut, donc.

    Sa reconnaissance éperdue avait diminué. Dans le secret de ses pensées le Noir s'était progressivement transformé en un serviteur personnel, en un esclave. Il y avait quelque injustice à ce qu'il ait gardé pour lui la dernière moitié de lézard."
    Tommy Wieringa – Voici les noms, traduit du néerlandais par Bertrand Abraham

    Voilà.
    Je suis maladroit, mais si j'ai convaincu une seule personne de lire ce livre, je serai déjà heureux.
    Comme quoi, tu vois, l'idéalisme n'est pas complètement mort.

  • Courir après nos ombres

    C'est une histoire de 2015...

    ... Non, en fait, ça commence bien avant. Le jour où j'ai rencontré Sigolène et où nous avons pris la route ensemble pour aller casser des murs et faire pousser un jardin au Logis du Musicien d'Erwan Larher. On a causé de Charlie Hebdo où elle travaillait, de romans et de ce qu'elle écrivait, de voyages et de Springsteen. "On aurait pu aller jusqu'à la mer", écrira-t-elle un jour, et c'était vrai.
    Tout ça pour dire que je connais un peu Sigolène Vinson. Très peu, en vérité. Juste assez pour connaître sa douceur, sa générosité, sa droiture, et cette mélancolie toujours soluble dans l'amitié.

    Ensuite il y a eu janvier 2015. Je ne m'étends pas dessus, chacun l'aura vécu à son niveau, et pour Sigolène c'était dans les journaux.
    Heureusement, elle avait terminé deux romans, avant.

    sigolène vinson le caillou tripode bernardEn mai, le Tripode a publié Le Caillou. C'est une histoire dont elle m'avait parlé tandis que nous mettions à nu un mur vieux de plusieurs siècles – celle d'une femme qui veut se transformer en caillou.
    Hum, dis-tu (ne mens pas, je t'entends d'ici).
    Eh bien, sache qu'elle est belle, cette histoire. Je l'ai lue en cherchant un peu Sigolène entre les lignes, comme si le roman faisait suite à son premier livre autobiographique, J'ai déserté le pays de l'enfance. Nous étions encore un peu chez Charlie, mais il y avait des sourires, dans le Caillou, du désespoir tendre, de l'espoir aussi, et on y partait en Corse. On se refaisait une santé collective.

    Et puis l'été est passé, on a chacun ramassé nos petits cailloux pendant que le monde grondait tout autour... et c'est là qu'arrive le deuxième roman de Sigolène.
    Courir après les ombres, il s'appelle.
    vinson, courir après les ombres, plon, nouvelle maquette, bravo lisaIl se passe loin de Paris, dans la corne de l'Afrique. C'est l'histoire de Paul, Français désabusé qui s'est mis au service de la Chine, pour l'aider à établir des bases navales un peu partout le long des côtes de l'Orient et de l'Afrique – non sans négocier au passage des deals léonins sur les matières premières. Paul qui, quand il ne pille pas les ressources minières de la corne de l'Afrique, poursuit une chimère : celle des "écrits jamais écrits" d'Arthur Rimbaud, l'espoir fou que le poète enfui à Aden soit resté poète et non marchand d'armes.

    Courir après les ombres, c'est aussi Harg, le Djiboutien qui seconde Paul dans ses chimères et côtoie les pirates. C'est Mariam, la petite pêcheuse qui un jour a cru attraper Paul dans ses filets. C'est Cush, qui fuit l'Afrique dans une barque, c'est Louise qui fuit tout court sur un tanker.
    C'est tout ça, c'est le monde comme il va en ce moment, avec ses destins singuliers et les grandes puissances qui tirent les ficelles au-dessus, pour piller les sous-sols et déverser leurs déchets nucléaires dans les eaux africaines.
    C'est un monde que Sigolène décrit avec sa douceur intransigeante, qui donne envie de vivre dedans quand même à condition de se battre un peu. C'est à la fois grand et fin, réaliste et symbolique, construit et poétique. Et oui, disons-le : ça me ferait plaisir que tu le lises.

    ... Ah, et signalons-le aussi, on en parle trop peu souvent : le livre pour une fois est à la hauteur de son histoire. L'objet, je veux dire, avec sa couverture soyeuse et ses pages qu'on a plaisir à tourner. Les éditions Plon ont réussi leur coup en revoyant intégralement maquette et charte graphique. Il était temps, franchement, ils partaient de très loin. Les ombres de Sigolène Vinson le méritent bien, en attendant 2016.

     

  • Have a drink with Jaenada

     ob_0aac57_livre-philippe-jaenada-la-petite-feme.jpgQuand j'étais petit, chaque été, il y avait le rituel des cartes postales. Que je n'écrivais jamais. Chaque fois c'était pareil : j'avais envie d'écrire autre chose que « je t'aime très fort », trop banal (j'étais petit), je voulais écrire un truc super, évidemment je ne trouvais pas, et je finissais par ne rien envoyer.
    J'ai mis longtemps avant de comprendre que c'était idiot. Et j'ai beau l'avoir compris, ça m'arrive encore souvent.
    Ici, par exemple.

    Voilà pourquoi j'ai peu parlé des livres de Philippe Jaenada sur ce blog. A chaque fois je voudrais écrire une cathédrale, évidemment je ne trouve jamais rien qui soit à la hauteur, et pendant ce temps d'autres livres ont été lus, et le flot passe, et...
    … Et bref, on s'en fout, ce n'est pas le sujet.

    Donc, voici quinze jours, j'ai lu La Petite Femelle.

    Si tu veux savoir : le livre raconte l'histoire de Pauline Dubuisson, condamnée à perpétuité en 1953 pour le meurtre d'un ancien amant. Un procès qui a fait beaucoup de bruit à l'époque, un emballement médiatique terrible contre une pauvre fille un peu perdue présentée comme un monstre, et que Jaenada s'attache à réhabiliter, têtu comme des faits, en allant chercher la vérité par dessous les conneries écrites depuis soixante ans par des journaleux et autres chroniqueurs judiciaires rarement scrupuleux. Un livre où on croise tout plein d'inconnus qui prennent vie, et Bardot qui tente de se suicider.

    jaenada, petite femelle, whisky, have a drink, décapageJe l'ai entamé avec une petite appréhension (ça fait toujours ça quand on aime, non ?) : 700 pages sur un vieux crime passionnel dont je n'avais jamais entendu parler, oui, j'avoue, j'ai eu un léger doute.
    Il a vite été balayé.
    A cause de l'écriture, toujours vivante. A cause de ses parenthèses qui me donnent toujours l'envie de me remettre à écrire. A cause de la Sagesse de l'auteur, faite de bienveillance, d'expérience et de whisky, qui me fait penser à chaque ligne que le monde irait quand même mieux si plus de gens le voyaient comme Philippe Jaenada. A cause... Mais n'en jetons plus.
    Tout ce que je peux te dire, en l'espace d'une carte postale, c'est que dans ces 700 pages, tu auras à la fois un épisode de Faites entre l'accusé, le meilleur d'Arrêt sur images (magnifique, le destin médiatique d'un microscopique rapport de police) ET un roman, un vrai, de Philippe Jaenada.
    Autant dire que je t'exhorte à le lire.

    Voilà. Je t'aime très fort. Bisous.
    B.

     

    PS : j'allais oublier. Il se passe des miracles avec les livres de Phj.
    Quand j'ai ouvert ce comptoir fin 2006 (soupir), j'ai migré quelques notes de l'ancien blog. Parmi celles-ci, il y avait le tout premier truc que j'avais écrite sur l'internet – une potacherie sur le Prix de Flore, où je n'avais jamais mis les pieds. Il était tard, je suis allé me coucher sans terminer la migration, je n'avais laissé que cette longue histoire en page d'accueil. Le lendemain matin, comme un gamin au pied du sapin un 25 décembre, je trouvais un commentaire d'un certain Phj. Lequel donc devenu le 1er commentateur de ce blog.
    (oh, tiens, tu trouveras aussi un magnifique récit de soirée au Flore dans La petite femelle. Sans miracle, mais avec François Perrin en guest-star)

    Un peu plus tard, j'ai lu Vie et mort de la jeune fille blonde. L'histoire d'un type qui part à la recherche d'un amour de jeunesse. Quelques jours après l'avoir lu, je retrouvais le mien, d'amour de jeunesse, par hasard dans un café.
    Peut-être ne sont-ce là que coïncidences. Peut-être n'y a-t-il qu'à moi que c'est arrivé. Mais si tu veux mon avis, il y a de la magie dans les livres de Jaenada. J'espère que ça fera aussi effet sur toi, tu me raconteras.

     

  • Libertalia, Mikaël Hirsch

    arton169-165x250.jpgJe ne sais si c'est un signe des temps, mais la littérature française regarde quand même sacrément dans le rétroviseur. Avec la joyeuse bande du Prix de la page 111, nous le constatons d'année en année : près de la moitié des romans français de septembre situent leur action dans le passé...
    Mais il y a passé et passé. Le passé-souvenir (l'auteur plus ou moins déguisé en narrateur enquête sur son père/sa grand'mère/un oncle... passons). Le passé-décor, où l'auteur met tout son talent à faire revivre l'époque, parfois avec un savoir-faire édifiant (entre ici, Ken Follett)... Et ce qu'on pourrait appeler le passé-support, où l'auteur explore à la fois une époque mais aussi (voire surtout) ce qu'elle peut raconter sur nous autres, hommes d'hier et d'aujourd'hui – sur les mécanismes qu'on retrouve de Périklès jusqu'à l'ère numérique et qui fondent nos sociétés, ici ou là-bas. Parfois même ça se conjugue avec une vraie puissance d'écriture...
    … et c'est là qu'arrive Mikaël Hirsch.

    Son Libertalia commence en Alsace, en 1872, après la défaite du Second Empire contre la Prusse de Bismarck. Pour ceux qui ne veulent pas devenir Allemands, il n'y qu'un choix : il faut quitter la terre natale et fuir vers la France de l'intérieur, de l'autre côté des Vosges.
    C'est ce que font les deux personnages du roman : Baruch le petit ouvrier juif, et Alphonse le bourgeois qui rêve d'aventure et d'îles pirates. Ils arrivent à Paris sans grand bagage, mais finiront par faire leur trou et trouver leur place et grimper les échelons de la IIIe République...
    La première force du livre est dans le décor : dans sa façon de faire revivre le Paris de la fin du XIXe siècle – dans l'ambiance noire des rues mais surtout dans ses salons, et ses ateliers. La deuxième est dans le miroir qu'il nous tend : deux réfugiés alsaciens après une guerre perdue, arrivés avec tant d'autres dans une ville déjà surpeuplée – je ne suis pas sûr que Mikaël Hirsch l'ait voulu ainsi (et tant mieux, peut-être : ça n'en est que plus fort), mais l'écho est assez frappant avec ce qui se passe un peu partout autour de nous depuis quelques mois.
    La troisième force réside dans la tension entre les rêves de pirates des deux héros (Libertalia!) et la réalité de leur ascension sociale : Baruch dans l'atelier de Bartholdi où l'on construit la statue de la Liberté, Alphonse comme cartographe de la France coloniale...
    Tout ça compose un roman d'une richesse étonnante pour ses 140 pages.

    … Et pour une fois, plutôt que d'analyser, je m'en vais laisser l'auteur se défendre tout seul.
    D'ordinaire je n'aime pas mettre de citations – elles rendent rarement justice à leur auteur. Mais là... Il y a peu de livre que j'aie autant corné dans ma bibliothèque.
    Je vous en laisse juge.

    "Fons et Baruch laissèrent derrière eux Nogent et ses couteaux, Chaumont, Bologne et toute une tripotée de villages déjà moribonds qui, anticipant l'exode rural, se vidaient lentement de leur sang agricole pour ne plus devenir que des souvenirs pâlots, des registres de messe et des actes notariés. On allait faire fortune à Dijon, dans les manufactures de biscuits, tandis que la campagne s'esquintait au soleil, rissolait dans des reliefs de saindoux un peu rance, sur le bas-côté de l'histoire et de la géographie. Fons et Baruch traversaient la France qui ne laisse pas de traces, craint les révolutions bien plus que les monarques, plébiscite l'ordre pourvu qu'il soit ancien."
    (M. Hirsch, Libertalia, p. 23 – éditions Intervalles)

    "A force de courir les salons, Alphonse s'était mis à fréquenter tout un cénacle d'hommes plus âgés qui le tenaient en sympathie et prétendaient se reconnaître en lui, car l'évidence de ses qualités flattait leurs vieux jours. On trouvait là des hommes politiques, quelques journalistes, des explorateurs et même des ingénieurs qui occupaient désormais la place tenue autrefois par les poètes. Les tabliers de pont avaient depuis longtemps remplacé les sonnets chers à Lamartine dans le cœur des foules en manque d'aventure. Les aînés ne jalousaient ni sa jeunesse ni son aisance en société, mais cherchaient plutôt à s'allier cette personnalité dont la fréquentation les rajeunissait et les embellissait considérablement."  (p. 62)

    Les mécanismes, je vous dis. Les mécanismes.
    Salut.

     

  • La voix d'un écrivain (tentative d'approche)

    Tu me demandais "D'accord mais c'est quoi, au juste, la voix d'un écrivain", c'est toujours difficile à exprimer et j'ai bien senti que mes explications manquaient de clarté – mais là, dans mon bain, une image m'est venue, peut-être que tu comprendras mieux.

    Tu dans un bar, les gens se mélangent. Un ami te présente un inconnu, il te dit : "Denis a une histoire géniale à raconter", puis il file. Vous voilà tous les deux, avec l'inconnu. Il commence à raconter, et c'est vrai que son histoire est prometteuse : une Révolution en 2037, à l'heure où les vieux concepts du XXe siècle ont été balayés, le type a forcément des choses à dire.

    Mais il y a quelque chose dans la voix du type... C'est une voix sèche, et en même temps un débit lent – tu ne saurais dire précisément pourquoi mais après la première phrase, tu as déjà envie de t'échapper vers le comptoir – là où ça s'interpelle, où ça rigole. C'est une question de compatibilité, une voix, c'est animal, on ne peut pas mettre des mots dessus. On ne peut pas mettre des mots sur tout, non ? Si ? En tout cas c'est bien ce qu'est en train de faire le type en face, le Denis, il met un écran de mots entre son histoire et toi, le débit est plutôt lent mais tu le sens parti, tu sais qu'avec cette voix-là, tu ne tiendras jamais jusqu'au bout, et...

    … et soudain tu te réveilles : ce n'était qu'un livre. Alors tu finis ton verre et tu refermes le roman après dix pages, un peu coupable quand même. Ce n'est pas grave. Des rencontres manquées, après tout, un bar est fait pour ça, une bibliothèque aussi.

    A la prochaine.

     

  • La 7e fonction du langage

    binet, ellis, barthes, salutAllez, n'en faisons pas des tonnes. Je me connais : j'aimerais écrire une note parfaite, et puis je diffère, je diffère... Et puis, souvent, rien. Donc, avanti, petit, tu n'iras pas te coucher avant d'avoir fini.

    Je n'aurai pas besoin d'en faire des tonnes pour vous enjoindre à lire Laurent Binet, de toute façon, parce que d'autres l'ont déjà fait.
    Ici ou là, si j'en crois la presse que je ne lis pas, vous avez sûrement lu que ce roman est excellent, ou génial, ou désopilant, eh bien...
    Eh bien, c'est vrai.

    L'intrigue uchronique est simple (Roland Barthes n'a pas été renversé par accident par cette camionnette rue des Ecoles, il a été assassiné – mais qui donc pouvait bien vouloir sa mort?)
    Le défi, c'était de faire revivre l'année 1980, ses acteurs et son bouillonnement politique et intellectuel, le tout sans se perdre dans du trop-plein ou du documentaire. Et ça marche : dans le bureau de Giscard, dans la cuisine de Sollers et Kristeva, au Collège de France ou à la fac de Vincennes, on y est – à la fois en vrai (ah, ce dîner vu par la femme d'Althusser!), et pour rire.

    L'autre idée toute simple et géniale (ça va souvent ensemble), c'est de faire mener l'enquête par un flic un peu bourrin, un giscardien des RG qui ne connaît rien à la sémiologie ni au petit milieu du Quartier latin, avec lequel le lecteur découvre Michel Foucault ou Umberto Eco sans avoir besoin d'avoir fait une thèse de linguistique... Et de lui coller en binôme un jeune maître de conf' (salut à toi, double de l'auteur) qui, lui, ne connaît rien à la police mais profitera pleinement de l'enquête pour s'offrir sa dose de romanesque.

    Parce que c'est ça, je crois, la plus grande force de cette immense farce : de l'intelligence det de la recherche au service d'un romanesque pur, l'auteur qui y va à fond et le lecteur qui se dit : "Noooon", et qui rit autant des surprises que des scènes attendues, autant du grotesque (il y en a) que de cette petite référence glissée l'air de rien au coin d'une phrase (il y en a encore plus).

    Et l'histoire voyage, et l'intrigue rebondit, et le texte joue du clin d'oeil aussi bien que de la grosse caisse, en mettant en scène aussi bien Derrida sur son campus que le jeune Fabius aiguisant ses canines dans l'équipe de campagne de Mitterrand, le tout avec une joie de garnement communicative.

    [ici, normalement, si j'étais dans une démonstration, je devrais te donner des exemples. je t'avoue que j'ai un peu la flemme – crois-moi donc sur parole]

    On se demandait ici, l'autre jour, ce qu'il restait des livres qu'on lit.
    On pourrait croire (pauvres de nous) que ce qui est drôle ne dure pas. Que la farce imprime moins que le drame, que le rire glisse.
    Erreur !
    D'abord parce qu'il n'y a pas que le rire - évidemment.
    Ensuite parce que oui, le plaisir peut laisser une trace quand il n'est pas que mécanique. Je m'en souviendrai, moi, de ces moments où je me suis échappé de certaines obligations pour retrouver mon livre. Parce qu'il y a bien plus que le rire, évidemment. L'irrésistible duo de comiques Sollers/BHL, les joutes oratoires racontées en mode épique, les clins d'oeil rétro-futuristes, le petit suspense de l'intrigue (même si, comme dans tout bon polar, on se fout un peu de l'identité de l'assassin)...

    ... Et puis cette façon de raconter les scènes à multiples personnages, en variant les points de vue d'une ligne à l'autre, c'est du grand art.
    Je sais que Binet est admirateur de Bret Easton Ellis : c'est bien la première fois que je lis un auteur qui réussit à prendre le meilleur d'Ellis sans pour autant l'imiter. Je peux vous dire que ça, ça me restera. Ça, et la liberté de narration, qui respecte tous les codes du romanesque et n'oublie pas de s'amuser avec. J'ai pris des notes, des vraies, pour ce roman à venir qui à force de pousser va bien finir par sortir de terre un jour. S'il est réussi, il le devra un peu à cette Septième Fonction du langage.
    On en reparlera.
    En attendant, vous aurez lu ce livre, et vous m'aurez dit merci.
    De rien.

  • Le bruit des livres qu'on oublie

    Que reste-t-il d'un livre ?

    Parfois presque rien, c'en est effrayant.
    D'immenses livres comme Crime et châtiment ou Alexis Zorba, je ne garde aujourd'hui que quelques images, et pas un mot. A la limite, j'ai l'excuse de les avoir lus au siècle dernier, et si le contenu m'a depuis longtemps échappé, je sais ce qu'ils m'ont apporté.

    Mais il m'arrive de retomber sur un livre que j'ai lu dans l'année, un livre dont j'ai un bon souvenir, d'essayer de me rappeler de quoi il parlait... et de me rendre compte que je ne me souviens de rien. Ou presque. Un trait du personnage, un bout de scène, une impression. C'est peu.

    002312592.jpgPrenez Juan Gabriel Vasquez.
    L'an dernier, j'avais découvert par hasard, et avec enthousiasme, ses Réputations. Dans la foulée j'avais acheté en poche son premier roman, Le bruit des choses qui tombent.
    J'ai fini par le lire cette semaine - ce genre de lecture d'été où l'on sauve des livres de la pile-purgatoire sous laquelle ils étaient écrasés.
    Vasquez, donc. L'homme est intelligent, l'auteur sait mener une histoire, j'ai corné quelques pages. Mais je sentais le livre glisser sur moi – cette expression étrange mais tellement juste : ça n'imprimait pas, voilà.
    Alors je me suis demandé ce qui me restait de ses Réputations, et là... le trou noir. Rien, ou presque : des souvenirs épars du personnage principal, l'image fugace d'un cireur de pompes dans les rues de Bogota... Moins d'un an après la lecture, c'est bien peu. Au fond, ce qui me restait le plus, c'était le souvenir du plaisir pris à la lecture.

    J'ai repris le Bruit des choses qui tombent en prenant le même plaisir mais avec la désagréable certitude qu'il n'en resterait bientôt qu'un vague écho. Et du coup, en me demandant un peu pourquoi.

    Et pourtant je sais (ou n'est qu'une croyance?) que les romans sont bien plus qu'un simple moment.
    Je ne sais pas dans quel endroit du cerveau sont stockés mes souvenirs de Vasquez, mais je sais qu'ils sont là, quelque part, au milieu de milliers d'autres souvenirs enfouis d'expériences vécues. Qu'ils ont contribué à ma connaissance du monde. Que dans chaque réaction que je peux avoir, dans chaque idée qui me vient, dans chaque conseil que je peux te donner, il y a du Zorba, il y a du Dostoievski, du Vasquez et un peu de tous les autres – ce Tout ce qui fait Boum de Kiko Amat, par exemple, dont j'ai oublié de te parler et qui fait remonter toute l'adolescence avec de l'invention à chaque page.

    Les voyages forment la jeunesse et les romans sont une formation continue : ce serait mon credo, en gros. Et j'aimerais quand même bien percer le mystère de la trace que laisse un livre (ou un film, ou une pièce)... Si tu as une lumière, hein, dis-moi.
    .

    Ce matin, j'ai commencé une expérience assez vertigineuse : je me suis planté devant ma bibliothèque, et je me suis demandé pour chaque livre ce qu'il m'en restait. Et puis le téléphone a bippé, et la vie a repris. Il me faudrait transporter ma bibliothèque loin de Paris, loin des salariés qui défilent sous ma fenêtre de retour de vacances. Ou habiter plus grand (soupir).

    Bref ! En attendant, ragaillardis, on va pouvoir attaquer cette Rentrée, parce que pour une fois, elle fait vraiment envie. Binet, Jaenada, Blanc-Gras, Reverdy, Vinson, Turckheim, Hirsch, Ristic, Chalandon, Garcia, Montal et quelques autres dont on commence à me causer : la Rentrée est une fête, finalement, quand on n'y sort pas de livre soi-même.

    Oh ! Et puis Rentrée ou pas, une autre bonne nouvelle : j'apprends que les éditions Cambourakis viennent de retraduire et sortir Zorba. Chouette. On en reparle.

     

  • Traduttore, etc.

    Existe-t-il un seul traducteur en France qui ne soit pas d'une inculture absolue en matière de sport ?

    Je me souviens de l'immense "Moi, Charlotte Simmons", dont le 'héros' masculin est basketteur, et où le traducteur (excellent par ailleurs) étalait sur 800 pages sa méconnaissance du basket.

    football factory, John King, Diable Vauvert, taducteur, footEt là, un grand livre sur le hooliganisme, et on confie ça à un type qui manifestement n'a jamais entendu parler de Manchester United et qui est capable d'écrire (entre autres) : "Ça, c'était un bon but"... Sérieusement ??

    Je me souviens, quand j'étais en résidence au Diable Vauvert, Charles Recoursé suait sang et Redbull sur la traduction des 700 pages du Roi Pâle, de David Foster Wallace. Il m'avait sollicité sur un passage de base-ball, j'avais adoré me prêter à l'exercice. Et depuis lors, je pensais naïvement que tous les traducteurs faisaient comme ça. Gloire à toi, Charles.

    Bon, peut-être le traducteur de Football Factory n'avait-il aucun(e) ami(e) qui s'y connaisse en football, après tout c'est un sport plutôt confidentiel. On se demande aussi où était l'éditeur au moment de relire le texte... (à moins qu'éditeurs et correcteurs ne s'y connaissent pas plus en foot que les traducteurs)

    Heureusement que ça n'empêche pas Football Factory, de John King, d'être plus qu'un bon livre. Bien au-delà du foot, comme dirait Irvine Welsh (qui s'y connaît), "un grand livre sur la classe ouvrière". Le boulot, le pub, les filles, la baston, les idées qui changent après la cinquième pinte mais le code moral qui tient debout, et le langage, fleuri et cru. Là-dessus, ami traducteur, chapeau bas.

    Demande quand même, la prochaine fois.

    .

    PS - gloire à toi aussi, Angéla Morelli, d'avoir sollicité des experts pour tes 80 Notes... (mais c'était une autre forme de sport)

    PPS - tu es éditeur et tu as un bon livre à traduire de l'anglais qui parlerait de sport ? Appelle-moi.

     

  • A great American novel (un vrai)

     Meg Wolitzer, Intéressants, Great American Novel, FranzenMeg Wolitzer, Les Intéressants, ed. Rue fromentin
    .

     « Alors tu vois, c'est l'histoire d'une bande d'amis - leurs amours, leurs famille, leurs emmerdes – qu'on suit sur une quarantaine d'années...
    - Oh mais attend, on n'a pas déjà lu ça quarante fois ?
    - Si. Je crois que c'est une obligation si tu veux être publié aux Etats-Unis.
    - C'est ça ! Tu fais ton casting de personnages, tu choisis un thème, tu fais voyager tes personnages de la Côte Est à la Côte Ouest, et on appelle ça 'A great american novel'. (et si tu mets 'American' dans le titre, alors là, bingo)
    - C'est ça.
    - Tu me permets d'en avoir marre ? Parce que bon, ce genre de livres, façon 'Les Corrections' de Frenzen, ça fait pâmer les critiques français, ça faisait la Une de Libé à l'époque, mais c'est quand même plutôt chiant, non ?
    - Je suis d'accord. Mais parfois, tu vois, c'est bon. 'Les Intéressants', par exemple, ça démarre piano, mais ça te prend, et tu le lis d'une traite, ou presque, sans que l'auteur abuse des ficelles de scénario.
    - Ah, et comment, alors ?
    - Parce que c'est fin, parce que c'est juste, parce que tu as envie de suivre les personnages, parce que leurs relations sont complexes sans que ce ne soit jamais artificiel... Non, vraiment, je t'assure, toi qui as envie d'écrire, tu devrais en prendre de la graine.
    - Ouais. Mais si c'est fin, ça ne doit pas marcher, commercialement, si ? C'est que , j'ai plutôt envie d'écrire un best-seller, tu vois.
    - Eh bien, figure-toi que ça marche, Les Intéressants. Parce que des critiques l'ont vraiment lu...
    - Ha ha! A d'autres! Si les critiques lisaient, ça se saurait, surtout un roman de 500 pages.
    - ... Parce que de vrais critiques et de bons libraires l'ont vraiment lu, disais-je, et que ça, ça change tout. Surprenant, non ? Et je vais te dire : j'en suis bien content. »