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Second Flore - Page 8

  • "La danse de l'araignée" - Laura Alcoba

    laura alcoba, la danse de l'araignéeLa grâce ne quitte jamais la plume de Laura Alcoba.
    Dans "Manèges (une enfance argentine)", elle réussissait à montrer la guerre civile argentine à hauteur de petite fille.
    "La danse de l'araignée" est une sorte de suite : l'auteur a 12 ans, exilée dans une tour de Bagnolet avec sa mère et une amie de sa mère tandis que son père lui écrit de sa prison de Buenos Aires.
    Le livre dit 'je' mais ses 160 pages contiennent toutes les pré-adolescences du monde, quand on commence à comprendre sans tout à fait saisir, quand le moindre événement est sujet à questionnement existentiel...
    "Il y aura les garçons", chuchotent les deux nouvelles-copines qui invitent la narratrice chez l'une d'elles, dans un passage où avec la jeune Laura on vibre pour chaque détail. Il y a un peu de ça dans chaque chapitre de ce roman : une forme de suspense, et une justesse absolue.
    Bravo.

    Laura Alcoba, La Danse de l'araignée, Gallimard


    (PS - entre "Manèges" et cette Araignée, il y a un autre livre : "Le Bleu des abeilles" raconte l'arrivée en France de l'auteur, et sa découverte du français. Allez savoir pourquoi je ne l'ai pas encore lu. Il y a des livres comme ça qu'on a achetés et qu'on n'a pas lus tout de suite, et qui depuis restent sur leur étagère. La plupart de ces livres, je le sais bien, ne seront jamais lus - leur moment a passé. D'autres peuvent attendre tranquillement. Je sais qu'un jour, leur temps viendra - c'est un plaisir, même, que de savoir qu'ils sont là, pour demain. "Le Bleu des abeilles" est de ceux-là)

    (PPS - grosse, grosse nostalgie en cliquant sur la chronique de Manèges : il y a 10 ans, ces échanges de commentaires, starring Dudek, Jaenada, Maisetti, Zel, Cassiopée, O' et autres... Et aujourd'hui ce lieu quasi à l'abandon. Snif.)

  • Xabi Molia, "Les Premiers"

    xabi molia, les premiers, le seuilUn matin, sans prévenir, Jean-Baptiste décolle dans une rue de Paris. Dans le même temps, un autre s'envole à Marseille. Il deviendra Le Capitaine. Et une autre, encore...
    Ils sont sept, étrangement nés la même année, à se découvrir soudain des talents de super-héros. Que vont-ils faire de leurs pouvoirs ? Les services secrets les prennent sous leur coupe, et soudain la France bat au rythme des exploits de ses super-héros.
    Mais de leurs missions, on ne saura presque rien. Parce que ce qui intéresse Xabi Molia, ce n'est pas l'exploit, ni le spectaculaire (quoique le roman n'en manque pas), c'est la vérité des personnages, et les passions collectives.
    Alors on va suivre "les 7" se débattre avec leurs pouvoirs encombrants et leur célébrité nouvelle. On va les voir s'aimer, se jalouser, se haïr, tomber le masque ou s'enivrer de leur puissance. En parallèle, on suivra les soubresauts de la société tout entière face à cette Nouveauté. Deux lignes narratives qui ne vont pas tarder à se rejoindre, bien sûr, mais je ne voudrais surtout pas spoiler...

    Xabi Molia a toujours eu la plume à la fois légère et profonde – avec cet art du comique de situation qui fait mouche sans jamais rabaisser le propos d'ensemble (gageure!), et la finesse du portrait collectif qui faisait déjà la force de son précédent roman, Avant de disparaître, où des zombies assiégeaient Paris.
    Il est ici à son meilleur, et je pourrais bien m'arrêter ici et t'enjoindre à le lire, mais comme je suis chez moi et que plus personne ne lit les blogs, je m'en vais ajouter quelques réflexions, pour l'Histoire et pour des livres à venir.

    Narration
    Entre récit, interviews des protagonistes et témoignages divers, la narration de ces Premiers varie les formes, les angles, les rythmes... et ça fonctionne. De L'éloge de la pièce manquante d'Antoine Bello à la Septième fonction du langage de Laurent Binet, ça fonctionne souvent, d'ailleurs. Où l'on sent que l'auteur s'éclate en éclatant sa narration – prends-en de la graine, petit.

    Saramago
    Une épidémie de cécité dans L'Aveuglement, les gens qui ne meurent plus dans Les intermittences de la mort, et j'en oublie... José Saramago avait un talent unique pour mêler l'intimité de ses personnages et la société dans son ensemble. Comment les corps constitués et le corps social réagissent-ils face à une situation nouvelle ? Il n'y a que les grands qui réussissent à répondre à cette question sans perdre de vue la trame romanesque (tu devrais lire un peu plus de SF, petit).

    3. France
    Xabi Molia a choisi : sa génération spontanée de super-héros n'apparaît qu'en France. Pourquoi pas ailleurs ? On ne saura pas. D'ailleurs, on s'en fout. Est-ce qu'on se pose la question pour les super-héros made in USA  ?

    Les romans de Saramago se situent toujours dans un pays qu'on imagine le Portugal mais qu'il ne nomme jamais, en évoquant la réaction des pays alentours sans jamais s'y attarder – juste assez pour que l'ensemble soit réaliste. Les Premiers est clairement une histoire française, mais aussi une histoire universelle. Nulle part entre les lignes on ne trouve ce second degré inconscient qui marque la littérature française contemporaine (comme si on s'excusait de ne parler que d'un petit pays) : est-ce un hasard si le roman sort en même temps que L'Histoire mondiale de la Française dirigée par P. Boucheron (et chez le même éditeur, tiens tiens) ? Je ne pense pas.

    Il y a des voies à suivre. Des auteurs aussi.
    Sur ce, je t'embrasse si tu es encore là, et bonne lecture !

     

    Xabi Molia, Les Premiers (Une histoire des super-héros français) – Le Seuil, 2017

     

  • New York Odyssée

    jansma, new-york odyssée, rue fromentin« Nous sommes venus en ville parce que nous voulions une vie désordonnée, voie ce que nos échecs avaient à nous apprendre, et ne satisfaire que nos désirs les moins raisonnables (…) Nous voulions explorer les possibles, sucer la moelle de la vie, crouler sous le travail jusqu'à notre dernier souffle. Si nos patrons se montraient mesquins, nous porterions un toast à leur méchanceté pure et entière à grand renfort de vodkas cranberry (…)
    Complexité, complexité, complexité ! Que nos vies soient alambiquées et sans point final ; que nos comptes soient dans le rouge et nos allocations réduites. Prenez nos cotisations, et que la Sécurité sociale coule ! En faillite depuis le départ de chez nos parents, nous allions construire notre propre sécurité. La retraite appartenait à l'ancien monde auquel nous ne croyions plus. »

    Kristopher Jansma, New York Odyssée, ed. Rue Fromentin (trad. Sophie Troff)

    Cinq amis, la vingtaine bien entamée, qui tentent de faire leur trou à New-York. Irène, l'artiste de la bande, semble cimenter l'ensemble. Sauf que page 50, on lui diagnostique un cancer, et la vie bascule.
    Le sujet m'aurait fait fuir, mais il y avait cette couverture, magnifique, et l’œil des deux éditeurs qui frisait quand ils parlaient du livre, persuadés qu'ils étaient de tenir une pépite.
    Ils avaient raison.
    C'est fin et ça claque, certains chapitres valent un roman entier, d'autres vous fichent la larme à l’œil. Et puis ce prologue, magistral, qui vous trousse une génération en 4 pages.
    Bing.
    Bon voyage.

     

  • Du plaisir de faire mentir ses préjugés (Sara Gran, La Ville des brumes)

    saran gran, la ville des bumes, le masqueIl y a quelques années, du temps où les éditeurs m'envoyaient encore des livres pour que je les chronique, j'avais détesté, mais alors détesté, le 1er polar/thriller de Sara Gran.
    C'était une histoire bien foutue mais mécanique, avec des embryons de personnages à peine collés sur des ressorts dramatiques visibles à l'oeil nu. Un scénario avec poutres apparentes, si j'ose dire – expression qui s'appliquait à pas mal de titres que les éditions Sonatine m'envoyaient en promettant invariablement un chef d’œuvre absolu.

    Et puis l'an dernier, au hasard des allées du Salon du livre, je suis tombé sur une jeune éditrice, que j'avais connue rue Fromentin et à qui Le métro est un sport collectif doit beaucoup. Elle venait de reprendre le célèbre Masque avec une complice chez Lattès – la collection dans laquelle j'ai lu tous les Agatha Christie entre 12 et 14 ans -, me parle de quelques livres dont elle est fière, et me cite en premier... Sara Gran.
    « Je te promets, ça n'a rien à voir avec le premier », assurait-elle.

    Il m'aura fallu 6 mois pour me décider à relever le défi... Mais donc, enfin, j'ai entamé le livre avec la légendaire objectivité dont je suis capable, prêt à l'abandonner à chaque page... Mais après le premier chapitre, je suis passé au deuxième, puis au troisième... Vous voyez le topo.

    Je ne vous raconte pas l'histoire (disons, une privée qui enquête sur la mort d'un ex. et qui se trouve obligée de remuer un passé longtemps resté dans un tiroir – le détail est là, si tu veux).
    "La
    Ville des brumes" n'a effectivement rien à voir avec les débuts scolaires de l'auteur. C'est que tout s'est épaissi, sauf le style : le mystère, les personnages, le regard de la narratrice sur le monde. C'est un de ces polars où l'enquête n'a que peu d'importance, où tout le sel est dans les personnages – ici l'héroïne désormais récurrente de Gran, Claire Dewitt, et les fantômes de son adolescence new-yorkaise, entre découverte des plaisirs interdits et frissons d'apprentie-détective.

    ... Allez, presque au hasard, cet extrait que je retrouve d'une rencontre tendue dans les toilettes d'un bar de New-York, période flash-back :

    Ce qui s'était passé entre Georgia et moi ne datait pas d'hier, pourtant ce n'était pas réglé. Il y avait un garçon, certes, mais les amitiés ne se brisent jamais à cause des garçons. On n'attendait rien d'eux. Les garçons n'étaient que d'innocents spectateurs dans les guerres des filles.

    Voilà – il y a de ces paragraphes un peu partout, et ces personnages secondaires vraiment réussis (la palme à la relation entre Claire et son jeune assistant qui a tout à apprendre) qui finissent par largement excuser les quelques bouts de poutres apparentes qui surgissent ça et là dans le récit au gré des rails de coke que l'héroïne s'enfile comme certains auteurs enfilent les clichés.

    … Et je ne spoilerai certes pas la fin – disons seulement que j'y reviendrai.

    Bien joué, Violaine.

     

     

  • I want to be Julien Blanc-Gras

    julien blanc-gras, l'insécable.Brisons la glace tout de suite : oui, je connais Julien Blanc-Gras.

    J'ai battu Julien Blanc-Gras au ping-pong.
    J'ai souri à des blagues de Julien Blanc-Gras
    J'ai taclé Julien Blanc-Gras sur un terrain de foot
    J'ai porté le maillot de l'équipe de France avec Julien Blanc-Gras
    J'ai vu Julien Blanc-Gras saoul
    J'ai vu Julien Blanc-Gras en panne d'inspiration
    Je suis même monté dans la voiture de Julien Blanc-Gras un jour où elle a accepté de démarrer

    ... Et malgré tout ça, avouons-le, oui, je suis terriblement jaloux de Julien Blanc-Gras.
    J'aimerais être cool comme Julien Blanc-Gras.
    J'aimerais être un écrivain-voyageur, un vrai.
    J'aimerais avoir ce goût de l'aventure sans perdre le goût des choses simples.
    J'aimerais avoir ce détachement, le sourire en coin jamais malveillant.
    J'aimerais qu'un éditeur m'envoie à Addis Abeba, à Guadalajara ou à Knokke-le-Zoute pour lui écrire un livre.
    J'aimerais surtout écrire les livres de Julien Blanc-Gras.

    Oui mais voilà. Je ne suis pas Julien Blanc-Gras. Je ne serai jamais Julien Blanc-Gras. Un jour peut-être j'écrirai un roman de voyage (j'y travaille, promis).
    En attendant, il y a un bon côté à ne pas être Julien Blanc-Gras : c'est qu'on peut lire ses livres tranquille, au chaud. Et ça, c'est bon. Toujours. Parce qu'en un mot comme en cent, Julien Blanc-Gras, c'est le type avec qui vous iriez jusqu'au bout du monde – et ça tombe bien, c'est ce que proposent ses livres – et le dernier, donc, Briser la glace. Avec des ours blancs, des icebergs majestueux et menaçants, des coutumes locales parfois déroutantes, et une route qu'on ne suit pas toujours.

    Un peu de Groenland par la face chaleureuse, croyez-moi, en cette semaine, il n'y a pas mieux.

    Bon voyage, et joyeux Noël.

     

    (Julien Blanc-Gras, "Briser la glace", Ed. Paulsen, 2016)

     

  • Rule Britannia (parfois)

    de bons présages.jpgPréambule en forme d'aveu : Il y a sept ans (ne rajeunissons pas), c'est grâce à ce blog (salut à toi, Angéla "Happy few" Morelli) que j'ai découvert Doctor Who.
    Le dialogue avait été à peu près celui-ci :
    - Il faut que tu regardes Doctor Who, tu vas adorer
    - Hum. La science-fiction, ça m'emmerde, en général.
    - Oui, mais là, c'est anglais.
    Elle avait raison.

    Ce qui m'a frappé dès le premier épisode, c'était cette capacité phénoménale à manier conjointement le premier et le second degré : de l'ironie dans une scène, et dans la suivante, une tirade shakespearienne avant que le Docteur ne fasse triompher le Bien sur le Mal – et la même justesse dans les deux registres.
    C'est ce plaisir là que j'ai retrouvé ici. « De bons présages », c'est le premier roman de Neil Gaiman, écrit à quatre mains avec Terry Pratchett : deux auteurs qui s'amusent dans la littérature "de genre", pas en roue libre mais clairement en mode facétieux pour s'attaquer au Bien et au Mal – rien de moins.
    L'histoire en deux mots ? L'ange Aziraphale et le démon Rampa, qui s'affrontent sur Terre depuis des millénaires, sont mobilisés par leurs hiérarchies respectives pour préparer l'Apocalypse – parce que ça y est, enfin le Grand Soir est annoncé. Sauf que les deux Emissaires se plaisent plutôt bien, dans l'Angleterre où ils ont élu domicile : alors ils font un pacte pour tenter d'empêcher le pire.

    Sur cette base solide, les deux auteurs peuvent s'amuser à revisiter leurs classiques : un échange de bébés (raté) pour commencer, un livre de prédiction facétieux, une sorcière bien-aimante, une bande de gamins qui joue dans le coin, le Bien et le Mal qui s'emmêle les pinceaux – pour terminer comme il se doit par une Grande Confrontation où l'on interroge le Plan Ineffable du Très Haut, avec pirouette parfaite (je me retiens de spoiler, là).
    Et le tout drôle, enlevé, loufoque souvent, intelligent toujours.

    « Le gouvernement, il étouffe tout, parce que c'est le gouvernement, répondit simplement Adam. Ils font comme ça, les gouvernements. Y a un grand immeuble à Londres, il est plein de livres avec toutes les choses qu'ils ont étouffées. Quand le Premier Ministre arrive pour travailler, le matin, la première chose qu'il faut, il lit une énorme liste de tout ce qui s'est passé pendant la nuit, et il met un gros tampon rouge dessus.
    - Eh bien moi, je crois plutôt qu'il commence par prendre une tasse de thé et ensuite, il lit le journal », fit Wensleydale qui, en une occasion mémorable pendant ses vacances, avait visité à l'improviste le bureau de son père, où il avait conçu quelques certitudes. « Et il discute de ce qui s'est passé la veille à la télé.
    - Ouais, bon, d'accord, mais après ça, eh ben, il prend son grand livre et le gros tampon.
    - Où y a marqué 'à étouffer', ajouta Pepper »

    (Neil Gaiman & Terry Pratchett, De bons présages, trad. Patrick Marcel - J'ai Lu)

     

    Voilà.
    Et ce n'est qu'un dialogue chopé presque au hasard.
    Sur une bio en ligne, on peut lire : "Neil Gaiman est un écrivain fantastique". C'est exactement ça.

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    PS - j'écris ça, et là, bim! je lis que Gaiman s'est lancé dans une adaptation du roman en mini-série pour la télé anglaise.
    Keep calm and Enjoy.

     

  • Carte postale de Kobe

    Du Japon où on n'a encore passé que quelques heures, on a déjà retenu la propreté, l'organisation collective, les piétons qui font la queue au feu rouge quand il n'y a pas de voitures. Arpentant les rues d'Osaka, on a croisé mille échoppes pour manger sur le pouce, des réparateurs de vélos, des vendeurs de masques hygiéniques, des machines à sous, des magasins d'à peu près tout, mais pas une seule librairie.

    Et puis ce soir-là, à Kobe, peu avant minuit, je tombe sur cette enseigne : Exciting Book Store.
    C'est ouvert.

    On m'avait bien dit qu'il n'y avait pas de voleurs au Japon, mais à l'intérieur, c'est la caverne d'Ali Baba.
    C'est une librairie, pas de doute : il y a des livres un peu partout. Mais on trouve aussi des poches de faux sang, des crackers, des casquettes de base-ball (le sport n°1 ici), des bonnets péruviens (le chantre du cool), des porte-clés, des t-shirts... Un vrai labyrinthe de mini-rayons, comme un immense bordel sauf que tout est parfaitement rangé : on est au Japon, quand même.

    On passe un présentoir de lunettes de soleil et on tombe sur Jack Kerouac, Sur la route, dans une belle édition à moins de 1000 yens (10 euros) qu'on lit à l'envers et de haut en bas. En avançant, on croise Philip K. Dick sur une table, un livre sur Gaudi, J.D. Salinger en pile, Hitler en bande-dessinée, une bio de David Bowie. Dans le fond, à côté d'un étique présentoir de cartes postales (prends garde, voyageur, on trouve de tout, au Japon hormis des terrasses pour boire un verre, des endroits où s'abriter de la pluie et des cartes postales), le plus vaste rayon de ce rez-de-chaussée : celui des guides pratiques et des manuels en tous genres. On n'est pas étonné : dans le bus pour venir, vers 20 heures on côtoyait des écoliers en uniforme qui, cahiers de maths ouverts, se dirigeaient vers leur "seconde école".
    En vedette : les manuels d'anglais. Parce qu'il faut bien le dire : ils ont envie de communiquer, les Japonais, ils sont cordiaux et serviables comme personne, mais entre leur timidité naturelle et leurs douze phonèmes, ils ont un mal fou à parler anglais. Alors on leur propose des livres pour apprendre et se décoincer. Le best-seller dans le genre : How to use bitch (200 pages pour maîtriser un maximum de phrases anglaises où l'on peut utiliser le mot bitch), ou cet autre où je pioche au hasard cette phrase : Excuse me, I didn't get this right, could you shake yout tits ? (je n'invente rien)

    … Et j'allais oublier : tout ça se fait en musique (le Japon urbain n'est qu'une immense bande-son), avec un peu partout des tablettes branchées à des haut-parleurs qui diffusent de la pop nipponne, des imitations Britney Spears, du hard-rock au rayon pantoufles et du piano avec les livres d'entreprise.

    Je crois être arrivé au fond du magasin et au bout de mes surprises quand je découvre l'escalier. Je monte, et là, bim : dans une explosion de couleurs, un immense mur de mangas, des milliers d'histoires sous blister. Une collection complète d'histoires d'amour et de lycée, de super-héros, de baston, d'adolescents torturés et de jeunes filles rebelles ou rougissantes. Au milieu de tout ça, des t-shirts, encore des t-shirts, des figurines, des distributeurs de bonbons et ce qui ressemble à des trucs pour l'haleine...
    On redescend l'escalier un peu sonné, le tout était plus petit qu'une grande librairie à Paris, mais c'était déjà un voyage. On se perd pour retrouver le chemin de la sortie en croisant quelques derniers présentoirs : tapis de souris, sodas, nouilles instantanées... Tout ce qu'il faut pour rester chez soi, au fond – et c'est là qu'on repense à ce qu'on nous racontait sur les Japonais qui ne font plus l'amour, et l'explosion des vierges trentenaires au pays des love hotels.

    A la caisse, enfin, une créature androgyne piercée et maquillée de noir prend mon billet, tandis qu'un jeune homme en t-shirt et chemise à carreaux emballe mon manga et me rend la monnaie : tout cela sans un mot, ou presque, mais avec le sourire, et à deux mains, et en musique.

    Bienvenue au Japon.

    exciting book store, kobe
    (cette photo n'est pas de moi, tu sais bien que je n'en prends jamais)
    (ou alors, elles sont ratées)

  • Le roman français en 2016, vu par ses pages 111

    Ce soir, mardi 1er octobre, sera remis le 5e Prix de la page 111.

    RD 111.jpgComme chaque année depuis 3 ans, le Bureau des Statistiques de la page 111 s'est livré à une analyse complète des pages 111 de la Rentrée. Au total, plus de 200 pages étudiées (pour les timbrés, la notule méthodologique est en bas de ce post), et quelques trouvailles étonnantes, qu'il s'agisse de vérités immuables soudain dévoilées, ou de variations qui en disent peut-être beaucoup sur l'époque – ou qui ne disent rien du tout, nous laisserons chacun juger.
    Voici donc le résultats les plus saillants de cette Rentrée 2016.

    Le roman français s'empare (enfin) du temps présent

    C'était une constante depuis que le lancement du Prix : plus de 40 % des pages se situaient dans le passé (de la Grèce antique à Raymond Barre).
    En ces temps troublés, on pouvait craindre un refuge encore plus massif des auteurs vers le passé... Eh bien non ! En 2016, le roman français s'attaque au présent : plus de 67 % des pages "contemporaines", c'est un record.
    Et comme un corollaire : le nombre de pages qui évoquent la Seconde Guerre mondiale est en chute : 3 % des pages, contre 5 % les deux dernières années. Nos appels répétés à mettre fin à cette Guerre auraient-ils enfin été entendus ?
    On notera en revanche que le futur et l'imaginaire ne sont pas plus présents que les années précédentes. Tristesse.

    prix de la page 111, statistiques, présent, passé
    (cliquer sur les graphiques, et plus rien ne sera flou)

    Et il le fait au présent

    Est-ce parce que le présent est "de plus en plus complexe" ? Le fait marquant de 2016, c'est le déclin du passé simple. 24 % des pages 111 au passé simple contre 33 % en 2015.
    Le présent progresse encore (47 % en 2016, 4 points de mieux qu'en 2015), parfois associé au passé composé (19 %, +3 points).prix de la page 111, statistiques, temps de la narration

    Quant à l'imparfait et au plus-que-parfait, ils confirment leur score de 2015 : 8 % des pages 111, qui l'eût cru ? Intrigué, j'ai poussé l'investigation : il s'agit rarement de hardiesse stylistique (même si Sylvain Prudhomme, finaliste en 2014, renoue ici avec sa narration au plus-que-parfait), mais plutôt de passages en flashback. 

    Voix narrative : Je n'a pas changé

    Remarquable stabilité du Je dans le roman français !
    44 % des pages 111 sont écrites à la 1e personne. En 2014 et 2015, c'était déjà 45%.
    Et pourtant, les choses bougent ici aussi. La narration à la 3e personne poursuit son lent déclin : pour la 1e fois, elle représente moins de la moitié des pages 111 de l'année (49%). A noter aussi : l'apparition spectaculaire du Nous (4,23 % des pages, contre 0 les années précédentes). Est-ce à dire que le salut de notre époque troublée passe par le collectif ? Il reste du chemin, quand même.

    prix de la page 111, statistiques, voix narrative

    Et plus que jamais ouvert sur le monde

    C'était une de nos découvertes en 2014 : près de 40 % des pages 111 se passaient, au moins partiellement, à l'étranger. La tendance s'est confirmée en 2015 : 42 % hors de France. Et en 2016 ? Eh bien, ça s'accentue encore ! Sur 170 pages localisables, 62 se passent hors de France, et 11 naviguent entre la France et l'étranger. Soit 43 %. Trois années de suite, ce n'est plus un hasard, ni un effet de mode. Non, les romans français ne parlent pas de Saint-Germain des Prés, ni de Chateauvallon !

    prix de la page 111, statistiques, paris province étranger

    A noter que pour les pages franco-françaises, le match Paris/Province tourne une fois encore, largement, à l'avantage des Régions : 21 fois seulement on reconnaît la capitale sur 170 pages, la messe est dite à St Germain.

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    ... Pour le 2e volet de l'étude - "De quoi parlent les pages 111 en 2016 ?" -, rendez-vous ce mardi soir sur Radio Nova, à 21h pour la remise du prix (lecture des 6 pages finalistes et débat violent entre les jurés avant le vote final). A bientôt.

     

    Note méthodolgique
    Depuis 2012, le Prix de la page 111 récompense la meilleure page 111 de toute la Rentrée littéraire francophone, en considérant la page 111 comme une œuvre en soi (oui, c'est absurde ; c'est bien pour ça qu'on le fait sérieusement). 363 romans français étaient annoncés pour 2016, nous en avons trouvé 203, dont 7 étaient inférieurs à 111 pages.
    Les calculs sur la voix narrative et le temps de narration sont réalisées sur 100 % des pages lues (lorsqu'il ne s'agit pas d'une page de titre, ou d'une bibliographie, etc). Les autres pourcentages sont calculés sur les pages qui laissent un indice consistant sur leur localisation ou la temporalité (par exemple, 26 pages ne laissent aucun indice sur la période à laquelle elles se déroulent ; elles ont été exclues du champ de l'analyse).
    A noter, pour les puristes (mais si vous êtes arrivé à cette ligne, vous en êtes un (salut)), que pour le bien de la Statistique, on a pu utiliser ici des éléments qui ne figuraient pas sur la p. 111 elle-même (résumé, livre entier quand on l'avait lu, article de presse...). Une liberté que nous ne saurions nous permettre lorsqu'il s'agira de remettre le Prix lui-même. C'est dit.

     

  • L'édition indépendante : au présent, à la première personne... et un peu partout.

    (Les chiffres et les lettres, suite)

    Hors concours prix édition indé En cette Rentrée, j'ai eu l'honneur de participer à la 1e édition du prix Hors-Concours, orchestré par la dynamique, joyeuse et gastronome Gaëlle Bohé. Un prix original, destiné à mettre en lumière la production "indépendante", où la pré-sélection se faisait sur la base d'extraits proposés par les éditeurs, choisis dans un de leurs romans de l'année.
    Cet été, j'ai donc reçu un recueil de 50 extraits de romans français d'éditeurs dont les noms sont rarement sur les tables de la fnuc.
    Du parfait matériau pour poursuivre notre analyse statistique de la littérature française ! J'allais pouvoir les passer à la même moulinette hautement scientifique que les pages 111 du prix du même nom, avec cette question : si on s'en tient au texte, et rien qu'au texte, en quoi la production 'indépendante' se distingue-t-elle de l'édition classique ?
    C'est parti.

    (Note technique : mieux vaut sans doute cliquer sur les diagrammes pour que la Vérité apparaisse moins floue)

    Des romans qui se baladent dans le monde entier

    Indé - France étranger.png

    Qui l'eût cru ? 44 % des extraits 'indés' se passent hors de France. C'est la même proportion, voire un peu plus, que les romans de la Rentrée 2014 (40%) et 2015 (42%).
    Et si nous avions débusqué là une vérité immuable de l'édition française, tous éditeurs confondus ? Mazette.

    Des romans qui osent regarder devant

    Indé - Passé présent etc.png

    L'analyse des pages 111, ces deux dernières années, montrait une littérature française volontiers tournée vers le passé.
    L'édition indépendante se distingue assez nettement dans ce domaine, avec seulement un quart des textes qui regardent dans le rétro, et 12 % qui osent le futur ou la dystopie.

    La voix du « je »

    60 % de textes à la première personne : l'édition indé est clairement une écriture du "je".
    A titre de comparaison : la proportion de "je" dans une Rentrée littéraire s'établit depuis deux ans à 45 %.

    Indé Voix narrative.png

    Et alors ? demanderas-tu. Bonne question. On attendra de futurs échantillons (car il y aura d'autres éditions, n'est-ce pas Gaëlle?) pour conclure quoi que ce soit.

    Indépendants et imparfaits

    Narration au passé ou narration au présent ? Là-dessus, l'édition indépendante ne se distingue pas du reste de la production. 46 % de textes écrits au présent, c'est assez proche du 43 % qu'on observait sur les pages 111 de la Rentrée 2015.

    Indé temps narration.png
    Là où une différence apparaît, c'est dans le nombre, assez surprenant à vrai dire, de textes écrits à l'imparfait. 14 %, tout de même ! Et il ne s'agit pas forcément de hardiesse stylistique : c'est aussi le signe d'une narration qui n'avance pas beaucoup, où les verbes d'état prennent le pas sur les verbes d'action.

    Edit vs 111 - présent passé.png
    On pourrait presque conclure là-dessus : ce qu'on aime aussi dans l'édition indépendante, c'est son imperfection, mais ce ne serait que pirouette...

    La famille, la mort, les souvenirs... et la 2e guerre mondiale

    Est-ce l'époque ? Est-ce la légendaire noirceur de l'auteur qui se débat avec ses démons et ceux du vaste monde ? Notre échantillon d'édition indépendante n'est pas plus joyeux que les pages 111 lues depuis trois ans.
    La famille arrive en premier (24 % des textes),  – avec une prédilection pour les lourds secrets. Suivent la mort (22%), la guerre (16%), la maladie (12%)... Youhou !

    Mais ce qu'on retient surtout, de ces 50 lectures, c'est l'immense diversité des thèmes abordés. Des belles voitures et un abattoir, un groupuscule politique et un fils qui regarde la télé avec sa mère, une piscine chic et une tour en démolition... Classer serait vain ; le projet d'une rentrée littéraire, comme dirait Serge Joncour dans le dernier Décapage, c'est de s'y perdre. Hop.

    (Ah oui, le chiffre qui tue, quand même : 10 % des textes parlaient encore de la Seconde guerre mondiale. Il serait peut-être temps qu'elle prenne fin)

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    Le Prix Hors Concours sera remis le 9/11. Les finalistes ?

    Fabien Maréchal, Dernier avis avant démolition (Antidata)
    Laurence Biberfeld, Ce que vit le rouge-gorge (Au-delà du raisonnable)
    Gilles Marchand,
    Une bouche sans personne (Aux forges de Vulcain)
    Bruno Doucey,
    Le carnet retrouvé de Monsieur Max (Bruno Doucey)
    Carl-Keven Korb,
    Une nuit pleine de dangers et de merveilles (Le chemin de fer)
    Brahim Metiba,
    Ma mère et moi (Mauconduit)
    Benoît-Marie Lecoin,
    Ringo (Le Murmure)
    Anna Dubosc,
    Koumiko
    (Rue des promenades)

    Alea jacta est. A toi de jouer, Lauren Malka.