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Second Flore - Page 9

  • La déesse des marguerites et des boutons d'or

    millar, groves, intervalles, marguerites et boutons d'orIl y a des livres comme ça qui vous tombent dans les mains pile au moment où vous en avez besoin.

    Depuis des semaines, j'étais englué dans une histoire où je ne m'amusais plus. Moment classique dans l'écriture : le propos (ce que toi, petit auteur, tu crois devoir dire au monde) prend le pas sur la narration, tout devient un peu trop long – les phrases, les paragraphes et plus encore le temps qu'on y passe. Bref : j'étais bloqué.
    Alors, comme un cadeau, m'est arrivé ce livre de Martin Millar – un auteur écossais dont, je l'avoue, je n'avais jamais entendu parler.
    La couverture était parfaite, comme une promesse de dérision et d'intelligence. Et la promesse est tenue dès le premier chapitre.

    Mais il faut quand même que je vous raconte. Le livre se passe à Athènes, en 421 av. JC. La guerre avec Sparte dure depuis dix ans, une Conférence de paix est prévue pendant les fêtes de Dionysos... Mais généraux et marchands d'armes complotent pour faire capoter les pourparlers : ils ont payé Laet, la déesse de la bêtise et des mauvais choix, pour qu'elle sème chaos et bellicisme dans la Cité. Le camp de la paix, lui, doit bricoler. Pour contrer l'influence de Laet, Athéna n'a pu trouver qu'une Amazone belliqueuse et peu stratège, et une nymphette un brin volage et très naïve, dont le seul pouvoir (tremblez guerriers!) est de faire pousser des boutons d'or.
    Pendant ce temps, Aristophane, le dramaturge grognon, compte bien gagner le premier prix de comédie avec sa pièce intitulée La Paix mais rien ne se passe bien pendant les répétitions, et la tension monte : car du succès ou de l'échec de sa pièce pourrait bien dépendre le sort de la guerre...

    Et voilà. Mon résumé est trop long, l'histoire peut sembler compliquée. Elle ne l'est pas. Elle ne l'est pas parce que Martin Millar s'y entend comme peu d'auteurs pour rendre tout limpide, variant les points de vue dans des chapitres courts, se concentrant sur l'essentiel, et surtout sur ce qui peut faire rire, sans jamais perdre son fil (son côté Thésée, sans doute).
    C'est ainsi qu'on suivra les répétitions de la pièce d'Aristophane, les discussions du peuple dans une taverne, les amours déçues d'Aristophane avec la plus belle courtisane de la ville, les tribulations d'un jeune poète qui désespère de faire entendre ses vers, le duo de l'Amazone et de la nymphette, les coulisses de la conférence de paix...

    Mais ce n'est pas en en disant plus que je vais convaincre qui que ce soit.
    La déesse des marguerites et des boutons d'or, c'est un voyage dans l'Athènes antique ET une farce politique, à la fois très terrienne et spirituelle, où les résonances avec aujourd'hui fonctionnent parce qu'elles ne sont jamais soulignées.
    Bref, un livre parfait, que j'aurais pu dévorer mais que j'ai dégusté pour que l'écriture en cours s'en imprègne, comme si j'attendais un miracle qui remettrait ma narration sur de bons rails.
    C'est réussi.
    Merci.

    Sur ce, je viens de voir que l'auteur a publié d'autres romans chez Intervalles, dont ces Petites fées de New-York préfacées par Neil Gaiman himself. Je cours l'acheter, je sens qu'il aura les mêmes pouvoirs magiques.

    PS - J'allais oublier : la traduction (de Marianne Groves) se met magistralement au service du texte. Après plusieurs expériences gâchées par des traducteurs peu inspirés, ça fait du bien.

  • De quoi parlent les pages 111 ?

    Deuxième volet de notre étude hautement scientifique des pages 111 des romans français de 2015, en attendant de décortiquer la Rentrée 2016...

    c'est fou,non ?C'est une des tartes à la crème de la Rentrée Littéraire : le journaliste qui demande à un collègue critique : "Et alors, cette Rentrée, quelle tendance ?" Et le critique, bonne pâte, bricole une tendance en reliant deux ou trois livres en vue, dont un au moins qu'il aura lu.
    L'analyse des pages 111 ne sera pas beaucoup plus scientifique. Parce qu'évidemment, à ne lire qu'une seule page (c'est la règle de base – la p. 111 comme si c'était une œuvre en soi), on peut passer à côté de l'essentiel. Prenons l'exemple de la 7e Fonction du langage, de Laurent Binet. Un roman sur Roland Barthes, la sémiologie et l'année politique 1980-81 (pour faire court) ; si on en reste à la p. 111, on dira surtout que c'est une histoire de billard, de diabolo menthe et d'étudiante à la Sorbonne. Evidemment, ça biaise un peu.
    Reste qu'en répétant l'opération sur 180 romans différents, on finit quand même par approcher un peu de vérité sur les thèmes (on pourrait plutôt parler "motifs", au sens musical du terme) qui reviennent le plus souvent dans la littérature française.

    Et alors, tu nous les donnes, ces thèmes ?

    OK, OK ! On y va.
    Je peux même te faire un splendide diagramme la prochaine fois je ferai un camembert, parce qu'une Rentrée littéraire, dirait un éditeur qui a le nez creux, ça ne s'analyse pas, ça se sent.

    pages 111, thèmes, retrée littéraire 2015
    (c'est toujours un peu flou, les statistiques littéraires ;
    mais tu peux cliquer sur le diagramme, et la vérité apparaîtra)

    Ainsi donc, le thème N°1, celui qui écrase tous les autres, celui qu'on retrouve dans plus d'une page sur cinq, c'est la Famille. Des relations mère-fille, des frères et sœurs, un père disparu, des querelles d'héritages... On se croirait parfois dans un grand feuilleton sur France 3.
    A noter en sus, beaucoup de naissances : 4 accouchements (pour un seul avortement) et 5 femmes enceintes, sur 180 pages, c'est pas mal.
    Mais l'autre grand thème, c'est la mort, et le deuil. Il en est ouvertement question dans 16 pages – ajoutez 4 assassinats et un infanticide, et nous arrivons à 21, soit 12 % du total. Thème connexe : la guerre est présente dans 10 romans, sans forcément qu'on y tue à la page 111.

    Travail-Famille-Patrie vs Sex, drugs & rock n'roll

    ob_8f6820_livre-coeur34.gifHeureusement, l'Amour... L'amour, oui, est au cœur de 18 pages sur 180. Et quand je dis l'amour, je parle du thème (j'ai compté dedans les pages où deux amoureux se quittent), pas de faire l'amour. Parce que pour ce qui est du sexe, on repassera : une seule scène, et trois pages plus ou moins sensuelles, mais sinon, ceinture ! Très peu de drogues et très peu de rock n' roll dans ces pages 2015, d'ailleurs. Et globalement, sans qu'on puisse vraiment tenir de comptabilité sur le sujet, l'impression très prégnante de pages où l'on ne rit pas beaucoup.
    L'époque est sombre, la littérature aussi.

    Parmi les autres thèmes, on pouvait retenir : l'enfance, les migrations, le travail... Mais tout cela n'a pas beaucoup de sens en soi : on pourrait surtout louer cette magnifique diversité qui fait que la littérature français parle aussi de cirque, de bizutage, d'entrecôtes-frites et de socialisme, de prison et d'astrologie, qu'on y trouve un iphone dans une église, un caméléon, des critiques musicaux et de la currywurst...
    Pour les tendances, on repassera attendra l'analyse des pages 2016.

    Et si on mettait fin à la IIe Guerre mondiale ?

    A propos de comparaisons d'une année sur l'autre, tiens, une dernière réflexion troublante.
    En 2014, sur 178 pages étudiées :
    - 9 pages évoquaient directement la IIe Guerre Mondiale – les combats, les camps, un méchant nazi ou l'oncle Henri qu'était résistant...
    - … et 9 pages évoquaient directement la littérature, les livres ou l'acte d'écrire.
    Ces deux chiffres (en gros, 5% du total) nous semblaient en retrait par rapport à l'année précédente, mais en l'absence de donnée scientifique, nous ne pouvions rien en conclure.

    Et en 2015, alors ? Eh bien, c'est simple. Sur 180 pages étudiées (presque le même nombre qu'en 2014, donc) :
    - 9 évoquent la IIe Guerre Mondiale,
    - et 9 mettent en scène la littérature, ou l'écriture.
    Etonnant, non ?
    Aurions-nous mis le doigt sur une vérité immuable de la littérature française ?

    Pour le savoir, nous attendrons la semaine prochaine l'analyse complète des pages 111 de cette Rentrée 2016.

    Mais avant cela, nous pourrons exercer notre furia statistique sur un autre échantillon : par la grâce du Prix "Hors Concours", des extraits de 50 romans publiés par des maisons d'édition indépendantes me sont parvenus cet été. Je vais me faire un plaisir de les passer à la même moulinette.

    Résultat mardi.

  • Ce que les pages 111 nous disent de la littérature française contemporaine

    (N'ayons surtout pas peur des titres pompeux)


    statistiques, littérature française contemporaine, page 111Au moment d'entamer fébrilement la lecture des pages collectées cette année pour le Prix de la page 111 (plus de 200 au total, pas mal*), revenons un moment sur les enseignements des années précédentes...

    En 2014, la lecture de 178 pages avait permis de tordre le cou au cliché persistant d'une littérature française parisienne et centrée sur elle-même. Plus d'un tiers des pages s'évadait au-delà des frontières, et Paris n'apparaissait que dans une page sur dix...

    A l'époque, je m'étais pris à rêver de comparaisons internationales : que se passerait-il si on étudiait 200 pages 111 de romans allemands, anglais ou italiens ?
    Malheureusement, à ma connaissance, ça ne s'est pas fait. Mais en suivant les mêmes critères à chaque Rentrée, me disais-je, on verrait bien se dessiner des tendances.

    Qu'à cela ne tienne : en 2015, armé de solides lunettes, d'un stylo et d'une calculette, je me suis livré aux mêmes calculs, histoire de voir si des tendances se dessinaient.
    Je n'ai pas publié les chiffres ici, d'abord parce qu'il avait été question d'en faire quelque chose pour la revue Décapage (page de publicité : lisez Décapage. fin de la page de publicité), mais aussi parce qu'ils ne montraient que peu de neuf par rapport à 2014... Sot que j'étais ! C'était justement ça, la pépite : si, sur un échantillon de 200 romans se septembre, on obtenait deux années de suite des résultats équivalents, c'est bien qu'on tenait quelques vérités solides sur la littérature française contemporaine, non ? Non mais.

    Voyons donc ça dans le détail**, avant de lancer les calculs pour 2016.
    (oui, ceci n'est que le début d'une série de posts - à moins bien sûr que tu ne sois rédacteur en chef d'un site respectable et que ces résultats t'intéressent (je te comprendrais))

    1. Localisation : Où se passent les romans français ?

    En 2014, 40 % des pages 111 francophones se passaient, au moins en partie, à l'étranger. Effet de mode, hasard ? Rien de tout ça, les amis, car ça se confirme.
    En 2015, sur 160 pages localisables, 58 se passent à l'étranger, soit 36 % ; et 10 se passent entre la France et l'étranger (Brigitte de Bordeaux appelle Joe à Chicago ; Chérif, à Villejuif, se souvient de son enfance à Oran). Bilan : 42 % des romans de 2015 se déroulent au moins en partie à l'étranger. Si on compte les 3 pages qui ont pour cadre un lieu imaginaire, il n'en reste que 56 % de franco-françaises.

    Et les 90 pages hexagonales? Si l'on exclut les 28 qui ne laissent aucun indice, le match Paris-Province se resserre (26-36 en 2015, contre 16-39 en 2014)... Mais tout de même, 26 pages qui se situent clairement à Paris sur 179 pages lues au total, on ne peut pas dire que l'édition française soit si parisienne que ça.

    2. Temporalité : Contemporain ou tourné vers le passé ?

    L'analyse 2014 laissait un peu songeur. Si la plupart des histoires étaient contemporaines, 40 % tout de même se déroulaient dans le passé, ça paraissait énorme. Le jury, lui, avait fait son choix : une seule se passait dans le futur (Terminus Radieux, d'Antoine Volodine), elle avait remporté le prix haut la main.

    Et en 2015 ? La tendance au rétro se confirme. Elle s'accentue, même : sur 146 pages clairement "datables", 73 se passent au XXIe siècle, et 65 dans le passé, de l'Empire romain aux années 80. Soit 50 % pour le présent, et 44 % pour le passé. (4 % des pages se baladent entre les deux).
    A noter, comme en 2014, une seule page dans le futur, et deux dystopies***.

    3. Narration : qui me parle ?

    41CaRUqFf2L._AC_UL320_SR220,320_.jpgLà encore, remarquable stabilité des statistiques : comme en 2014, 45 % des pages de 2015 sont écrites à la première personne. Un peu plus de la moitié des textes (51,5%) disent "il" ou "elle", les autres tentant hardiment le tutoiement (sur un plan qualitatif, je me contenterai de citer l'avis éclairé d'une jurée lumineuse du PP111 : "la narration en tutu, ça suffit". Elle a bien raison).
    Quant aux pages clairement autofictives, on n'a pu en débusquer que 4. Proclamons-le donc officiellement : l'auto-fiction, c'est vraiment fini.

    4. Quel temps sur les pages 111 ?

    Petite nouveauté 2015 : j'ai aussi regardé le temps de la narration. En absence d'éléments de comparaison, on n'en tirera aucune conclusion, en tout cas voici les chiffres :

    - narration au présent : 43 %
    - narration au passé : 57 %
    (33 % au passé simple, 16 % au passé composé et 8 % à l'imparfait)

    A noter qu'il n'existe aucune corrélation entre la temporalité de l'histoire et le temps de la narration – en clair : une page qui se passe à la Renaissance peut très bien être narrée au présent, et un tweet-clash au passé composé.

    Le score de l'imparfait peut étonner. Mais c'est un biais de l'analyse. A y regarder de plus près, il s'agit de romans écrits au passé simple (ou composé), mais dont la p. 111 est dénuée du moindre verbe d'action. Ce qui nous donne peut-être une autre indication sur la littérature française contemporaine - il faut bien le reconnaître : il y a beaucoup de pages 111 où il ne se passe pas grand'chose. Nulle page n'est parfaite.

    31pi9MVVW3L._SX331_BO1,204,203,200_.jpg… Mais au fait, elles parlent de quoi, ces pages 111 ?
    Bonne question ! En attendant qu'un jour un logiciel d'analyse textuelle ne me supplante, j'ai regardé quels étaient les thèmes qui revenaient le plus souvent en 2015.

    Je vous livre ça demain, promis.
    D'ici là, bonnes lectures.

     

    * 205 pages sur 363 romans francophones de la Rentrée : nous mettons au défi n'importe quel jury de lire autant de romans avant de décerner un prix

    ** Pour toute question de méthodologie, s'adresser à l'auteur en mp.

    *** Le Achab [séquelles] de Pierre Senges, brillant lauréat 2015, aurait aussi bien pu entrer dans cette catégorie, d'ailleurs – mais pour cela, il nous aurait fallu lire le livre entier avant de délibérer, et c'eût été tricher.

  • L'Eté chez Cochise

    L'été chez Cochise, Roiret, Rue FromentinCe jour-là, je n'ai pas mis de caleçon sous mon jean. Viva la libertad !

    Rico sort d'une cure pour se sevrer de l'alcool, bien décidé à ne pas craquer. Le temps de trouver autre chose (un appartement, une nana, un sens à sa vie etc.) il atterrit chez Cochise, un motard rencontré à la clinique. Dans une grande villa en plein Paris, Cochise héberge une bande d'Indiens qui ont tous laissé quelques plumes en route : une ancienne gloire du X, un dealer débile, une réfugiée congolaise qui partage le tipi du chef...

    Ça commence comme la chronique d'une rechute annoncée, où chaque Perrier-rondelle menace de se transformer en whisky, on croit avoir déjà lu ça (souvent en moins bien)... et le livre vire finalement au roman noir, version film de gangsters. Je dis film mais c'est faux, parce qu'il y a une écriture, vraie, sèche, crue, qui colle au personnage et vous plante le décor en deux lignes – pas besoin de mots compliqués pour créer une ambiance, il est des livres sur les listes des Prix qui devraient en prendre de la graine.

    En me recommandant le livre, un ami m'avait prévenu. Tu verras, disait-il, il y a un petit creux au milieu du livre mais accroche-toi, ça vaut le coup. J'aime bien ce genre d'avertissements : ils donnent toujours plus envie qu'une critique élogieuse où les réticences se cachent entre les lignes. Et puis, c'était le même ami qui m'avait averti avant Les Amants réguliers, de Garrel, alors j'ai foncé.
    J'ai bien fait.
    C'est vrai,
    il y a peut-être un petit creux, au milieu, mais du genre qui donne faim, le temps que tout se mette en place pour s'offrir 150 dernières pages tout en crescendo. Une soirée qui tourne mal, un nouvel arrivant dans la villa, de la coke et de la vengeance, de l'amour et du sexe (rarement les deux ensemble), un narrateur dépouillé comme le style de l'auteur, une arnaque digne des meilleurs polars, du suspense, et du style. Ça aussi, il faudra le dire aux jurés du Goncourt : qu'on peut avoir du style en racontant une baston dans un bar – et qu'un genre ça ne se détourne pas, ça se respecte, tout le reste n'est que bourgeoiserie.
    Allez, aujourd'hui c'est l'automne et je ne suis pas le seul à le dire : il n'y a pas meilleure saison pour filer chez les Indiens.
    Ugh.

    Nicolas Roiret, L'Eté chez Cochise, éd. Rue Fromentin

     

  • Corner les pages avec Mikaël Hirsch

    hirsch, ombres, intervalles, richard bransonIl y a des lecteurs qui pour rien au monde ne corneraient une page de roman (je soupçonne que ce sont les mêmes qui tiennent une bibliothèque bien rangée – il faudra vérifier).
    Personnellement, je suis de ceux qui n'ont aucun scrupule à corner les pages. Un passage parfait, parfois juste deux phrases, une idée vraiment forte, et hop, une petite pliure, juste pour mémoire, au cas où un jour... Pourtant je relis peu les livres, mais va savoir, je continue. De sorte qu'en regardant mes rayonnages, il suffirait de regarder la tranche pour voir les livres qui m'ont marqué et ceux qui – même excellents, pour certains – n'ont fait que glisser.

    Ils ne sont pas nombreux, les livres que j'ai abondamment cochés en 2016. Terzani, d'abord. Les Tifs, ensuite. Merindol aura sans doute la palme.
    Et puis, maintenant, Mikaël Hirsch.
    Quand nous étions des ombres, c'est un parallèle plutôt osé entre la vie de François Sauval, industriel millionnaire devenu aventurier, chasseur de records inutiles, et une histoire de l'Amérique Centrale vue à travers le destin des Charahuales, tribu en voie de disparition.
    Idée parfaite : le narrateur principal du roman est le biographe de Sauval, embauché pour écrire la légende de cet aventurier de l'inutile mondialement connu qui finit par s'acheter un Etat entier (en Amérique centrale, bravo, tu as suivi). Un nègre qui écrit avec une distance mi blasée, mi consternée, bien forcé de reconnaître l'aplomb et le succès de Sauval, et composant au final un portrait implacable mais juste d'un Richard Branson, l'ego boursouflé par l'argent et l'écho médiatique, en quête éperdue d'un signe de reconnaissance de l'Histoire ou de Vanity Fair.

    On a plié les gaules, rangé les petites voitures. La chambre d'enfant qu'est devenu le monde est maintenant bien rangée (…) L'année scolaire est maintenant terminée et François Sauval goûte un repos bien mérité avec le sentiment du devoir accompli, car ce sont de grandes choses qu'il a réalisées. Son palmarès compte à présent cent seize records du monde dans six domaines différents
    (...)
    Il faudrait inventer un nouveau terme pour décrire avec précision cette propension à braver des dangers inutiles dans un grand déballage d'argent et de publicité. [Autour de Sauval, ses concurrents envieux] forment un genre de club très exclusif et qui est à l'ennui ce que le groupe de Bilderberg est au pouvoir. Les membres du premier se recrutent d'ailleurs fréquemment dans le second.

    On déjà parlé ici de la finesse de Mikaël Hirsch, de son talent pour brosser d'un même trait ou presque, le destin d'un individu et la vérité d'une époque. Ne manquait, parfois, que le souffle romanesque pour emporter l'ensemble, la fiction s'effaçant un peu devant la précision.
    Le souffle est bien présent ici : il en faut, tout de même, pour raconter en quelques personnages, l'histoire d'un pan entier du monde. Toute une tribu indienne confrontée successivement aux missions catholiques, aux multinationales (tu cherchais d'où venait l'expression "République bananière" ? viens donc voir) et aux politiciens - jusqu'à l'époque moderne, et ce chapitre homérique qui résume en quelques pages la guerre entre le Salvador et le Honduras sur fond de match éliminatoire d'une Coupe du monde de foot...

    … Et ces deux histoires qui finiront par se croiser sur fond de passion linguistique – comment, je te laisse le découvrir, de toute façon tu l'as bien compris : pour l'intelligence, pour l'histoire, pour ces phrases qui disent en quelques mots ce dont d'autres auraient fait trois pages, je te recommande Mikaël Hirsch.

    Bon voyage.

    Mikaël Hirsch, Quand nous étions des ombres, Intervalles

     

  • Le syndrome de la vitre étoilée

    syndrome de la vitre étoilée, adriansen, fleuveStéphanie veut un enfant. Guillaume aussi. Ça tombe bien, ils vivent ensemble. Sauf que la nature fait des siennes : l'enfant ne vient pas, à la place viennent le stress, les doutes, le couple entre en zone de danger, jusqu'à la rupture... Et pour le reste, je ne dirai rien. Pas parce qu'il n'y a rien à dire, mais parce que je te laisse découvrir.

    Thème (très) universel, histoire (très) personnelle = danger*.
    Sophie Adriansen s'en sort par une narration éclatée qui fait tilt. Les chapitres alternent le présent (le bébé qui ne vient pas, Stéphanie qui s'en va voir ailleurs), l'histoire d'amour passée avec Guillaume... et, en très courts chapitres de quelques lignes, comme en insert, des petites phrases des amis ou des parents – tout le monde a son avis sur l'enfant à venir, ou sur Guillaume, ou sur elle...

    Le procédé m'a laissé plutôt circonspect au début. Au final, c'est une des grandes réussites du livre.
    Parce que ces petites citations distillées finissent par composer une ambiance (décidément, c'est terrible, les copines), sans que la narration n'ait à faire de détour pour nous présenter la mère, l'amie-compassion ou cette autre à la réplique vacharde, façon "j'ai toujours su que". Efficacité absolue.

    L'histoire, elle, avance : factuelle, concise dans le ressenti, s'ouvrant à mesure que la narratrice se libère de ses chaînes. Un roman léger sur la forme et non sur le fond, un livre sur le désir d'enfant mais et plus encore sur la libération de soi, un roman qui pousse à l'empathie et qui donne envie – de tomber amoureux ou de faire du yoga, pas forcément de faire un enfant, mais après tout, à chacun ses envies.

    Sur ce, je file jouer au foot avant de faire un tour à la librairie. Cette Rentrée m'intéressait encore moins que les précédentes a priori, mais il semblerait que de bons livres s'y cachent. Il n'y a que ça qui compte, finalement.

    Bon week-end.

     
    * Minute transparence : oui, je connais un peu l'auteur ; assez pour savoir l'importance que ce roman avait pour elle ; assez aussi pour éprouver cette appréhension en ouvrant le livre – mince alors, et si j'étais déçu ? Que je n'aie jamais cherché qui était qui derrière les personnages du roman est sans doute le meilleur signe qui soit. Multiball !

    Le syndrome de la vitre étoilée, Sophie Adriansen, éd. Fleuve

  • Un bon roman sur le foot (ça existe?)

    Cette histoire-là commence au Salon du livre, en mars 2016. Sur le stand Lattès, je discute avec un duo de jeunes femmes pleines d'envie, d'aplomb et d'avenir. Elles viennent de reprendre les Editions du Masque et me racontent leurs sorties à venir. L'une d'elles me parle d'un excellent polar sur le foot et pavlov! je l'arrête.
    Je n'ai encore jamais lu de bon roman sur le football
    (Allez savoir pourquoi, quand il s'agit de foot, on est si vite péremptoire)
    ... Les rares français sont nuls, et les anglais sont mal traduits, je poursuis en pensant au traducteur de John King qui s'y connaît autant en foot que moi en musique sérielle*.
    L'éditrice qui n'a pas froid aux yeux saisit la balle au bond :
    Je reçois les épreuves la semaine prochaine !

    philip kerr, mercato d'hiver, masqueEt c'est ainsi que je me suis retrouvé avec les 450 pages de ce Mercato d'hiver sur mon écran d'ordinateur.
    Je m'étais engagé à ne relire que les passages purement footballistiques, mais le livre ne parle que de football. Je m'étais engagé à lui rendre rapidement, mais je n'avais aucune envie de hâter ma lecture. Car disons-le :
    Le Mercato d'hiver, de Philip Kerr est un bon roman sur le foot.
    Un polar comme on aime, où le sel n'est pas dans l'intrigue mais dans le décor, les personnages, l'analyse d'un milieu social avec ses codes, ses mythes et ses figures emblématiques.

    Le Mercato d'hiver, donc, c'est d'abord une plongée dans le monde de la Premier League, où Scott Manson, entraîneur de London City, se retrouve à enquêter en secret sur l'assassinat du manager portugais du club (parfait portrait de José Mourinho) tout en gérant les excentricités du propriétaire ukrainien du club (salut à toi, Roman Abramovitch). Magouilles de transferts, agents et autres intermédiaires, états d'âme des joueurs et des femmes de joueurs, composition d'équipe, banc de touche et loges VIP : tout y est, dans un mélange parfait de personnages de fiction et de noms bien réels.
    (Tout y est, jusqu'à la romance gentiment éculée avec [no spoiler, kid], mais on ne va pas chipoter, il faut croire qu'en tout auteur de polar sommeille un auteur Harlequin refoulé, et ce n'est qu'anecdotique ; les scènes où Manson fait la nique à la police sont assez savoureuses pour compenser)

    En refermant le livre, je me suis rendu compte qu'on ne pourrait sans doute pas écrire un livre comme celui-là en France. Pourquoi ? Parce que les éditeurs comme les traducteurs n'ont pas de culture foot, qu'on me demanderait sans doute de tout expliquer pour le lecteur non-footeux – parce que tu comprends, le foot c'est segmentant... Mais je m'égare, pardon.

    En refermant le livre, je me suis surtout rendu compte que le nom de l'auteur ne m'était pas étranger. Philip Kerr, l'homme dont une demi-douzaine de personnes en moins d'un an m'ont vanté la Trilogie berlinoise.

    C'est bon, les amis, je me rends : quand j'aurai fini les livres en cours et le nouveau John King, je file à Berlin.
    En attendant, allez les Bleus.

     

    * Je viens de relire ce post, là, sur la traduction de J. King ('Football Factory') et du sport en général. Je suis retombé sur ce PS que j'avais oublié. Je n'en change pas un mot. A bon entendeur éditeur, salut ^

  • J'ai 24 ans et j'écris mieux que toi

    merindol, fausse route, dilettante, hummC'est l'histoire d'un jeune gars qui écrit un livre et puis s'en va. On est en 1950, Pierre Mérindol a 24 ans, il a une guerre derrière lui et une vie de bohème, entre brocante et journalisme, sa "Fausse route" paraît chez Minuit et l'auteur disparaît dans la nature lyonnaise.

    C'est l'histoire d'un jeune gars passionné, vers 2010 (Philibert Humm, chapeau), qui entend un jour parler de Mérindol et se met en tête de retrouver le bonhomme, et le livre. Il retrouve le premier juste avant qu'il ne meure. Ce n'est que plus tard qu'il déniche un exemplaire du livre, chez un bouquiniste. Il lit, il est transporté, il décide de le présenter à un éditeur qui n'a pas peur de l'aventure. Le Dilettante, c'est parfait.
    L'éditeur est conquis à son tour. Avec le jeune entremetteur ils retapent le texte, et le publient. Février 2016.

    Et puis c'est l'histoire du grand François Perrin, qui, en mai 2016, me raconte ces deux histoires et qui me dit : Lis ça, c'est pour toi.

    Et hop. La semaine suivante, je l'ai acheté – tu vois, on en est déjà à quinze lignes de billet et je n'ai pas encore commencé à le lire ; tu imagines un peu le chemin que doit faire un roman avant d'arriver entre les mains d'un lecteur. Autant dire que si on commence à y penser, on n'écrit plus une ligne.

    Et le livre, donc. L'histoire de ce chauffeur routier qui conduit son camion sur les routes nationales de l'après-guerre, où Valence-Lyon était encore une aventure, qui embarque avec lui le taiseux Edouard ("avec sa tête de joueur de saxo sans contrat et sa dégaine d'acteur de cinéma"), et bientôt Françoise pour une intrigue à la Jules et Jim, entre la route, un petit bar rue Mouffetard et l'arrivée à Paris d'un jeune zigue mal dégrossi.

    Au point où j'en suis, je me contenterais bien de te dire comme François – lis-le donc et on en reparle.
    Mais si d'aventure tu hésites un peu, je me permets d'insister.

    Lis-le, donc, disais-je, tu verras ce que c'est qu'une écriture brute mais profonde, sobre mais incarnée.

    On finira par avoir de ennuis avec cette garce, disait Edouard chaque fois qu'il se trouvait seul avec moi. Je n'ai pas envie d'être foutu dehors et de recommencer à traîner la cloche, je n'ai jamais été aussi libre que depuis que je suis inscrit à la sécurité sociale, ajoutait-il en rigolant, et dans le fond c'était vrai, on était les esclaves de l'heure, de la consommation de gas-oil, du chargement à livrer, mais on avait tout de même l'impression d'être dans le coup, de ne pas se dégonfler (...)

    Ça a l'air simple, mais qui sait encore écrire comme ça aujourd'hui ? Un récit où la route et les pierres sont vivants comme des personnages, une écriture qui sent, à la ville comme à la campagne, comme le camion qui sent le sexe chaud, le gas-oil et les tomates nouvelles, ou cette neige sale qui traîne le long des murs comme une mousse de bière au fond d'un demi oublié.

    Plusieurs fois en lisant, entre deux pages cornées, je me suis surpris à me rappeler que l'auteur avait 24 ans, en me disant qu'il y avait chez lui une sagesse terrienne qui a presque disparu avec les autoroutes. Un temps où on connaissait les choses, où on cherchait une grange pour y baiser, où on sonnait chez un inconnu au milieu de la nuit pour réparer le delco du camion. Un temps où il y avait une fête foraine Porte de Clignancourt et un marché aux puces à Mouffetard – ce coin de banlieue ou de province au cœur de Paris qui finira bien par devenir, autour des quatre arbres et de la pissotière confidentielle de la place, un autre Montmartre. Bingo.

    Plusieurs fois aussi j'ai eu une pensée pour nos jeunes auteurs 2016 qui mettent tant d'application à écrire jeune (qui sait, dans cinquante ans ils paraîtront peut-être d'une folle sagesse) ou à chausser des adjectifs hugoliens, des envolées à-la-Céline et des tournures balzaciennes comme on met des talonnettes pour paraître plus grand.
    … Mais je n'ai pas tout lu : si tu
    connais un auteur de 24 ans, ou même de 34, qui soit à la hauteur de Mérindol, dis-le moi, je suis preneur. Un auteur qui décrirait la vie comme elle va sans écrire plus haut que son cul sujet, un livre qui à chaque page, au-delà de l'histoire, te dirait quelque chose comme : "ok, les temps changent et les gens aussi, mais au fond, tout au fond, c'est fait comme ça, un homme", un livre de 126 pages qui, écrit par un autre, en aurait fait le double.

    Merci d'avance. Et en attendant, lis-donc Mérindol.
    Salut.

    Pierre Mérindol, Fausse route, Le Dilettante, 126 p.

  • L'Attraction du Genre

    gaitet,rebs,l'aimant,intervallesIl y a un plaisir assez singulier à s'attaquer à un genre.
    Le plaisir de se laisser porter par des codes, de jouer avec eux pour mieux jouer avec le lecteur, l'assurance d'un cadre éprouvé dans lequel on va pouvoir s'amuser en toute liberté, en retombant toujours sur ses pattes.

    C'est ce qu'a fait Richard Gaitet avec L'Aimant.
    Son modèle assumé : le roman d'aventures, façon Jules Verne. Et parce que l'aventure ne souffre pas la demi-mesure, il y va à fond. La couverture, cartonnée et dorée, donne le ton. Les illustrations intérieures (signées Riff Reb's) continuent le travail en beauté – bravo à l'auteur et à l'éditeur, Intervalles, d'avoir réuni tout ça, pour 19 euros seulement. L'édition, on vous le dit, c'est une aventure.

    Et le texte, alors ? Bien sûr, le texte.
    L'Aimant, c'est l'histoire d'un jeune freluquet qui quitte sa Liège natale pour embarquer à Anvers sur un cargo à la mission mystérieuse. Direction Buenos Aires, via les Açores... Mais le monde extérieur rattrape le cargo : une crise monétaire fait rage dans le monde, où toutes les pièces disparaissent inexplicablement. Tous ces éléments finiront bien sûr par se rejoindre, mais on prendra son temps – parce que ce qui compte, dans le roman comme dans le voyage, c'est le chemin, non la destination.

    Dans L'Aimant, tu trouveras des amis, des vrais, des traîtres, des illustrations en noir et blanc et des personnages haut en couleur, des bagarres homériques, une beuverie épique, une femme sublime aux tatouages étranges, la barbe de Neptune, un passage secret au milieu de l'océan, un karaoké mortel et des pièces de dix francs...
    Tu sursauteras, dans les 100 premières pages, à l'apparition d'un téléphone portable ou de tout autre rappel de la modernité, tant tu te croirais chez Jules Verne.
    Tu trouveras aussi, au milieu de l'épopée, une bibliothèque mal rangée et quelques notes d'écriture, des playlists au goût sûr, et au milieu de tout ça, le vrai roman d'apprentissage d'un marin débutant au milieu des vieux loups de mer. Bref : monte à bord, et laisse-toi porter, moussaillon !

    … A propos de livres, tiens, je voudrais rendre hommage ici à deux livres auquel L'Aimant m'a fait penser.

    Le premier : Le retour des Tigres de Malaisie, de Paco Ignacio Taibo II (Métailié). Taibo s'est amusé à reprendre les héros d'une série Z de sa jeunesse (Sandokan et Yanez – tout un programme) pour leur imaginer une aventure moderne, à combattre de méchants impérialistes dans l'Asie de la fin du XIXe siècle.
    Il y a du cousinage entre les deux livres – et pas seulement dans la joie manifeste à écrire des scènes de bagarre ou à inventer un rebondissement hénaurme. Le vrai grand point commun, c'est le respect absolu du genre. Parce qu'un genre, ça ne se détourne pas (laissons ça aux écrivains qui veulent faire les malins), ça se respecte.
    Et sur ce point, je le redis : Richard Gaitet, respect!

    L'autre livre, c'est Achab [séquelles], de Pierre Senges (Verticales). Je n'ai pas parlé ici, l'an dernier, du lauréat du dernier Prix de la page 111, et je m'en veux, parce que j'ai rarement corné autant de pages dans un roman. Les traits communs avec L'Aimant ? La mer, l'aventure, la fantaisie savante, l'inscription dans les pas d'un autre écrivain... Et la liberté de digression que permet le genre.

    L'Aimant, illustration, Riff Reb's… Mais au final L'Aimant n'est ni du Verne, ni du Senges, ni du Taibo : c'est du Gaitet pur jus.
    Ceux qui connaissent sa Nova Book Box connaissent ses talents de lecteur et pourront l'imaginer en live, dans les passages les plus enlevés (qui ne manquent pas). Si tu ne connais pas, fonce découvrir, c'est ce soir (du lundi au jeudi) à 21h30.
    Et vive l'écriture à l'oreille, qu'on se le dise sur tous les tons  !

     

    … Sur ce, je rends l'antenne, on me dit que je suis long et que les lecteurs sont partis.
    (Non, tu es là ? Bravo. Je te souhaite un printemps de lectures, et un été d'aventures – tu viens avec moi, à Athènes, en voiture?)