C’est l’un des derniers métros vers le Grand Nord, la rame est fatiguée, semi-déserte. A Saint-Lazare montent quatre jeunes lascars : l’un fume, l’autre suce sa canette, un troisième tient le portable qui crachote une daube syncopée, le quatrième se tait mais le premier l’invective – eh, pédé.
Changez rien les gars, le cliché est parfait.
Une dame derrière eux s’en va s’asseoir au fond de la rame, elle descendra à Trinité. Les autres voyageurs s’en foutent un peu, résignés.
Mon voisin descend à Pigalle, un couple sort aussi. Les banquettes sont maintenant libres. Celui qui fumait tout à l’heure s’installe à côté de moi, pieds sur la banquette [note pour un futur téléfilm : faire monter une musique d’angoisse]. Deux autres s’affalent en face. Le quatrième est resté en retrait. "Eh, enculé", dit le premier. Mais l’insulte est molle, elle sent l’habitude et la fatigue. L’autre se retourne. Il sourit. Il est plus jeune, 15 ans je dirais, et une vraie tête de petit malin. C’est lui qui me parle en premier.
- Eh, Monsieur, pas vrai qu’on doit pas parler comme ça ?
- Vas-y, bouffon !
- Hein, M’sieur ?
- Ben, non…
Le petit m’a tiré un mot, il a l’avantage
- L’écoutez pas, de toute façon c’est un gros con.
A mon tour de sourire, les paumes en l’air. Il comprend.
- Ah ouais, vous avez raison, pas comme ça.
- Voilà.
- Hey, M’sieur, vous avez pas un euro ? lance un des gars de la banquette d’en face.
- On dit pas ça non plus, les gars.
C’est le premier qui vient de parler. Il ne prend plus la pose. Spinoza dirait qu’on commence à composer. Il enchaîne.
- Vous rentrez du boulot, Monsieur ?
- Eh non, j’y vais.
- Ah bon ? Mais vous faites quoi ?
- Ben, j’écris.
- Vous écrivez quoi ?
- Un livre… (ok, je suis resté un peu dans la pose)
- Ah ouais, et ça paie bien ?
- Non.
- Putain, c’est ouf, vous faites quinze ans d’études et ça paie même pas ?
- Non. Mais j’écris des articles aussi, dans des journaux, ça paie mieux.
- Ah bon.
- Eh, Monsieur ? reprend le gamin, c’est quoi là, le truc que vous avez, sur le nez ?
Je n’ai rien sur le nez. Il est un peu cassé, je le touche à l’endroit de la fracture, on pourrait se mettre à parler de foot mais apparemment ce n’est pas ça.
- De l’autre côté, enchaîne mon voisin. C’est une cicatrice ?
A sa voix je sens que le mot « cicatrice » est nimbé d’une aura glorieuse. Mais je ne me connais pas de cicatrice.
Alors lascar n°1, celui qui fumait tout à l’heure et que je conchiais en silence, lève sa main droite, index en avant, et lentement l’avance vers moi. Contact.
- Là…
Tout à l’heure je regarderai dans la glace. Une toute petite trace rouge à la base du nez, à gauche. Ces gamins ont une vue perçante.
- Vrai ? Vous saviez pas ?
Mais déjà Jules Joffrin m’appelle. Je me lève, déçu d’interrompre l’échange (j’aurais pu ne pas).
- Bonne nuit les gars.
- Travaillez bien, Monsieur.
Merci, mec. Merci, gamin. Je vais essayer un peu, rien que pour vous, tiens. Même si ce n’est pas très bien parti - je n’ai aucune envie de chercher une conclusion pour cette note.